Horizons

Revue Horizon n°43 Mars 2007

Entretien avec Catherine Meut

Hélène Deltombe : Je sais peu de choses sur Intervalle, cela m’apparaît de prime abord comme une expérience originale qu’il est important de faire connaître à l’Envers de Paris, car c’est un lieu d’accueil durant le week-end à Paris, où les accueillants sont formés à la psychanalyse d’orientation lacanienne. N’est-il est pas crucial de pouvoir rencontrer des psychanalystes lors du week-end au cœur de la cité, dans ce moment creux où les risques de dérive sont accrus du fait d’une plus grande solitude ? Qui s’adresse à Intervalle ?

Catherine Meut : Ce sont essentiellement des gens en situation de précarité sociale importante. Beaucoup n’ont pas de domicile propre, d’emploi stable. Nous recevons à peu près autant d’hommes que de femmes, de tous âges, et les hommes reviennent plus fréquemment. Ces patients sont orientés par leurs référents habituels qui sont les partenaires avec lesquels nous avons pris contact :

- des partenaires associatifs à vocation caritative ancienne, comme Emmaüs ou le Secours Catholique.

- des partenaires sociaux comme le Centre d’action sociale de la Ville de Paris, les permanences sociales d’accueil dans les mairies, les centres d’hébergement et de réinsertion sociale, les centres d’hébergement d’urgence, les associations d’aide à la réinsertion.

- des partenaires médicaux, comme certains secteurs psychiatriques, ceux du 9ème, du 12ème, du 11ème, du 15ème, des hôpitaux comme La Pitié Salpêtrière ou Cochin, des institutions psychiatriques privées, le CPOA, des praticiens libéraux (18%).

HD : Est-il encore possible d’adresser des personnes à Intervalle ?

CM : Bien sûr, l’accueil au centre peut s’élargir. Cette structure produit des effets thérapeutiques notables et très intéressants. Intervalle constitue une modalité nouvelle d’application de la psychanalyse en institution. Au départ, j’ai pensé cette structure comme un instrument mis à disposition des psychiatres, psychanalystes et psychologues du libéral, intervenant en relais dans le travail de suivi des patients, dans les moments plus compliqués. Ainsi les week-ends et les périodes d’absence des praticiens sont souvent très difficiles à supporter pour certains patients isolés. Enfin, il y a le problème des urgences psychiatriques, seules structures ouvertes, qui sont souvent engorgées le week-end, si bien que les patients ne sont pas toujours bien accueillis. Ils y reçoivent de plus en plus une réponse seulement pharmacologique, pas toujours adaptée. Il est arrivé aussi que des analystes, qui devaient s’absenter en fin de semaine et pour un certain temps, m’adressent des patients le vendredi. L’idée, c’était donc d’offrir un outil de travail à mes collègues du privé. Ensuite, cette initiative a dépassé ce cadre pour s’adresser à d’autres partenaires, ceux du social, du milieu associatif. Et maintenant, de plus en plus de personnes sonnent à la porte d’Intervalle, sur la foi du bouche à oreille entre patients, sans intervention directe des référents.

Alors que l’offre faite avec Intervalle est appréciée par beaucoup, la surprise a été de constater que des collègues psychiatres ou psychanalystes ne s’en sont pas saisi, et on peut se demander pourquoi. Certains ont posé la question du transfert, d’autres se sont demandés ce que peut vouloir dire une intervention psychanalytique uniquement le week-end…

HD : Est-ce la crainte d’interférences transférentielles ?

CM : Ils exprimaient des réserves, sans doute légitimes. Y répondre nous a mis au travail, faisant de cette question du transfert un objet de recherche dans le cadre d’Intervalle. Peu à peu, des réticences ont été surmontées grâce aux effets favorables de nos interventions, sans interférences transférentielles négatives ! Mais au début, les « psys » n’adressaient pas leurs patients, il a fallu maintenir la structure alors même que notre expérience ne démarrait pas. Pour faire venir des patients, je suis donc allée voir les intervenants de l’action sociale. Et c’est alors que nous avons reçu des demandes.

HD : Intervalle a pris de l’importance grâce à un partenariat avec le social plus qu’avec le médical ?

CM : Absolument. Mais maintenant, le monde médical, les psychiatres, nous envoient des personnes, de plus en plus. Et on découvre que cette crainte d’adresser des personnes dans une autre structure concerne aussi les associations. C’est un réflexe protectionniste très répandu car la Santé mentale est devenue un Marché.

HD : Ces craintes ne vont-elles pas se dissoudre ? Je pense que la suite de l’expérience démontrera au contraire la richesse d’un partenariat qui ne peut pas être un empiètement. Face à des problèmes graves, multiples, qui touchent à plusieurs sphères de l’existence, n’est-il pas important qu’il y ait ce partenariat ?

CM : Oui, dès le départ, le Centre Intervalle a été pensé comme une structure relais, d’aide aussi bien pour les patients que pour les praticiens : son champ d’action est limité dans le temps, celui du week-end. Intervalle se situe au point du maillon faible de la chaîne des soins et de l’aide sociale. Notre action et notre fonctionnement ne permettent pas de nous situer dans la logique classique de « prise en charge », avec des rendez-vous réguliers ou programmés. L’accueil psychanalytique y opère souvent dans le hic et nunc de l’urgence subjective, dans sa fonction d’intervention d’urgence qui est une part importante de notre travail. Dans ces conditions, il est fondamental de travailler en coordination avec nos partenaires.

HD : Donc, vous avez proposé un partenariat à plusieurs institutions ?

CM : Nous avons pris notre bâton de pèlerin pour aller à la rencontre des associations, des structures sociales, qui ont été surprises que des psychanalystes viennent parler de leur pratique et leur fassent une offre de travail. Dans l’ensemble, nous avons été très bien reçus. Les intervenants sociaux sont débordés par les besoins d’une population très nombreuse qui n’a pas ou peu accès aux soins. D’autant que la fermeture des lits en psychiatrie, les durées raccourcies des hospitalisations, ont jeté les patients psychotiques dans les méandres des réseaux d’aide et de réinsertion sociale. Or les intervenants du champ social sont dans un grand désarroi quand ils doivent affronter la souffrance psychique de ces patients. Ils ne sont pas formés à accueillir leurs troubles. L’argument clé pour les convaincre, néanmoins, c’est notre présence du week-end.

HD : Quels types de demandes recevez-vous ?

CM : Le plus souvent, il n’y a pas de demande à proprement parler. La demande vient surtout des partenaires qui nous les adressent. Pour la majorité de ceux qui viennent, il s’agit de trouver refuge. Ils ne sont pas au stade de la demande à cause d’une grande précarité symbolique ; la demande est recouverte par la plainte. Beaucoup sont dans un grand isolement, avec des angoisses massives et se plaignent de leurs conditions de vie, de leur solitude. Très rapidement, ils comprennent qu’Intervalle est un lieu qui n’est ni social, ni médical, car c’est un lieu pour leur parole, et ils sont extrêmement sensibles à l’accueil que nous leur faisons. Cela peut les déconcerter : la première fois, certains sont réticents à accepter l’entretien que nous leur proposons mais ils finissent par y consentir.

HD : Parce qu’au fond, votre proposition, c’est un entretien ?

CM : C’est ça, nous leur proposons tout de suite un entretien. C’est une offre de parole dont certains ne veulent pas forcément ou qu’ils craignent. Leur parole est fragile.

HD : Intervalle ouvre la possibilité que quelque chose se rassemble par la parole dans ce moment d’errance du week-end ?

CM : Oui, une parole qui leur permet de témoigner de leurs angoisses, de leurs idées suicidaires envahissantes, mais aussi de phénomènes de corps, des idées délirantes d’empoisonnement et d’intrusion sexuelle. Ils témoignent aussi d’un décrochage social : perte de leur logement, de leur travail, rupture avec leur famille, avec des institutions ou avec l’autre de la vie conjugale ou amoureuse. Ce sont des situations d’abandon et de débranchement de l’Autre qui favorisent l’errance subjective. Pour beaucoup de nos patients, le week-end est un temps vide, un gouffre où l’absence de l’Autre peut se faire sentir de manière encore plus cruelle. Certains arrivent dans un état de grande déréliction . Intervalle leur offre un espace-temps différent de la semaine – marqué par une écoute particulière – qui fait scansion, pause. Durant ce temps défini, ils viennent déposer quelque chose avec des effets d’apaisement notables, et de week-end en week-end, nous les voyons reprendre vie. Un travail de nouage entre corps et parole erratique s’est effectué, avec des effets sur le lien social.

HD : Comment fonctionne Intervalle ?

CM : Nous sommes ouverts de 10 h à 19 heures. Sur place, il y a deux accueillants et un(e) secrétaire. Une équipe de coordination reçoit durant la semaine les appels des référents ou des patients. La particularité d’Intervalle, c’est que les accueillants se relaient et changent donc d’un week-end à l’autre. Ce changement est aléatoire : quand une personne revient au Centre, elle ne va pas forcément retrouver le même praticien ni pouvoir calculer sa présence prochaine. On peut se demander alors quelle est l’opportunité de ce type de dispositif pour quelqu’un dont la parole est déjà fragile. L’alternance des praticiens permet-elle une écoute psychanalytique ? En fait, l’expérience nous démontre que ce dispositif convient à beaucoup de patients. Intervalle peut leur permettre un premier traitement psychique, on pourrait dire un traitement par sensibilisation aux bénéfices possibles de la parole. Ils utilisent le centre à leur escient selon le traitement qu’ils savent y opérer. Nous ne leur disons pas « revenez ! », nous n’insistons pas, nous n’avons pas d’intention soignante préalable. Nous les accueillons, nous leur posons le minimum de questions nécessaires, nous représentons un Autre qui ne leur demande rien. Du coup, ils peuvent revenir. Ils savent très bien si Intervalle leur est utile ou pas. Certains s’y rendent durant une période de plusieurs mois, tous les week-ends ou presque, avec des effets d’apaisement et de traitement. Des idées suicidaires tombent, ils nous quittent. D’autres viennent de manière espacée dans l’année. Et il y a ceux qui viennent ponctuellement lors d’une crise ou en l’absence de leur thérapeute. C’est un accueil à la carte, au cas par cas, autorisé par la souplesse de notre fonctionnement.

HD : C’est ce qui convient à leur errance…

CM : Oui, nombre d’entre eux ne sont pas prêts d’emblée à aller parler régulièrement, avec des rendez-vous fixés à l’avance, à un seul praticien. C’est un engagement avec l’Autre qui leur est difficile. Pour la plupart, ils sont loin d’être dans cette possibilité-là. Il faut préciser que notre manière de travailler, qui accueille largement la contingence, n’est possible que grâce à l’enseignement partagé et à la langue psychanalytique commune aux accueillants. Ce qui fait la cohésion de la structure, alors même que les patients sont reçus par des praticiens différents, c’est notre orientation une. Par conséquent, il s’opère du côté des personnes accueillies, un transfert au lieu et à l’équipe dans son ensemble, ce qui permet d’éviter les phénomènes persécutifs ou de transfert à un des accueillants, et de rester situés en relais de leurs référents ou praticiens. Marie-Hélène Brousse disait qu’Intervalle est « une maison pour leur parole ». C’est aussi une borne dans leur errance qui est d’ailleurs souvent une errance téléguidée.

HD : Par leurs signifiants ?

CM : Par leurs signifiants, absolument. On le repère dans bien des cas. Que ces signifiants, réfugiés dans une parole désarticulée, fragmentée, soient entendus, cela a des effets de traitement.

HD : Les intervenants travaillent-ils bénévolement ?

CM : Les accueillants sont rémunérés sous forme de vacations. L’équipe est constituée de deux secrétaires et de quatorze accueillants. L’équipe est motivée par le caractère expérimental de cette pratique qui l’engage dans un travail de recherche épistémologique. Les accueillants prennent des notes cliniques régulièrement. Il y a ensuite des moments d’élaboration collective, clinique et institutionnelle. En réunion, nous discutons des cas à partir de ces notes cliniques rassemblées où chacun rend compte de ses interventions. Nous vérifions ainsi l’efficacité de cette pratique psychanalytique appliquée dans ce cadre comme nous en repérons aussi les limites.

HD : Je reviens sur ce que tu disais tout à l’heure « être à la fois un lieu, un accueil et un refuge pour la parole », n’y a-t-il pas là les conditions pour favoriser la possibilité d’un nouage entre réel, imaginaire et symbolique, sur le mode du nœud borroméen, à un moment de son existence où on est dans cette errance et où on ne peut plus faire ce nouage ?

CM : Oui, quelque chose peut se nouer pour chacun, notamment entre parole et corps. Ainsi, ils peuvent parler de leur famille, ils reviennent sur leur histoire, ils font un lien entre leur rapport à l’Autre et ce qu’ils vivent, leur vécu corporel, leur rapport aux autres. Ils commencent à établir des liens.

HD : C’est-à-dire qu’au mieux vous pouvez les aider à se projeter dans un avenir ?

CM : Exactement. Beaucoup de gens ne se projettent pas du tout dans l’avenir, n’ont aucun désir quand ils arrivent. L’un d’entre eux a employé ce mot-là : « J’étais découragé », en se souvenant de son premier contact avec nous. A la fin, il a trouvé un stage de formation et a décidé de se faire suivre sur le plan psychiatrique.

HD : Loin de craindre qu’Intervalle soit une gêne pour un traitement psychiatrique, ça permet d’y consentir ?

CM : Ah oui ! On les y engage, même, quand c’est nécessaire. Nous ne les laissons pas uniquement parler. Nous pouvons conseiller un traitement pharmacologique ou d’aller voir quelqu’un plus régulièrement. Mais pour ça, nous prenons le temps qu’il faut. Au début de notre expérience, nous avons fait des orientations un peu trop rapidement et nous avons constaté que ça ne marchait pas. Le temps de l’orientation est aussi un temps d’accueil.

HD : Diverses orientations sont possibles ?

CM : Oui, selon les cas, les orientations se font aussi vers des associations qui proposent des activités en semaine, des aides aux logements. Selon une formule avancée par Francesca Biagi-Chai, lors d’une soirée du Séminaire de Psychanalyse Appliquée à l’École de la cause freudienne, où nous étions conviés à présenter notre travail, Intervalle est un lieu « anti-débranchement de l’Autre » ! Il me semble que c’est bien dit !

HD : Jusqu’à maintenant, certains accueillants ont-ils rencontré des moments difficiles, comme d’avoir à faire à des passages à l’acte ?

CM : Ça se passe bien. Bien sûr, c’est une question toujours présente. Il y a eu une fois une situation un peu plus difficile, ce qui a été l’occasion de repenser le cadre de notre travail. Mais nous n’avons pas eu d’inquiétude sérieuse, de passages à l’acte graves. Nous avons pris des mesures de sécurité élémentaires. Par exemple, nous ne laissons pas monter quelqu’un qui est alcoolisé. Je me souviens à cet égard d’un homme qui a bien utilisé Intervalle : il arrivait en bas complètement alcoolisé, on lui disait : « Non, ça n’est pas possible, on ne peut pas vous accueillir comme ça, vous revenez dans deux heures quand vous ne serez plus saoul ». Il y consentait, revenait et avait son entretien.

HD : En fait, vous accueillez une personne dans la mesure où il lui est possible d’avoir un entretien ?

CM : Oui, nous n’ouvrons pas la porte comme ça, sur une simple sonnerie. Si la personne qui vient pour la première fois n’est pas en mesure de se nommer, de dire d’où elle vient, qui l’adresse ou comment elle a obtenu nos coordonnées parce qu’elle se trouve dans un état confusionnel important, nous ne pouvons pas l’accueillir. Ceci est à apprécier évidemment au cas par cas.

C’est un lieu où des psychanalystes interviennent en première instance. Dans les services de psychiatrie et aux Urgences, ce sont les psychiatres. Nous accueillons l’urgence. Il y a quelque chose qui se dégage du dispositif et de notre manière d’accueillir qui rassure les gens. Cela tient beaucoup à notre orientation lacanienne commune, la confiance que nous y trouvons pour notre travail.

HD : Ce qui te paraît après-coup audacieux, c’est d’avoir permis à des psychanalystes qui n’ont pas une formation médicale de pouvoir recevoir dans l’urgence, grâce à la formation que nous recevons, qui est une forme de garantie,…

CM : Cette formation est solide, elle est très solide. Intervalle est un dispositif qui met particulièrement à l’épreuve la clinique lacanienne…Et ça fonctionne ! Il a fallu parfois orienter vers un service d’urgence hospitalier et cela s’est fait sans difficulté majeure.

HD : Y a-t-il aussi des échanges de paroles entre les personnes qui s’adressent à Intervalle ?

CM : Oui, il y a des liens qui se sont créés comme ça. Les personnes disposent d’un petit salon agréable avec une vidéo pour celles qui veulent regarder un film ou prendre un café. Elles échangent des informations, des adresses. Il leur est possible de faire une pause dans le centre.

HD : Et sur le plan financier ?

CM : Pour démarrer, nous avons reçu des subventions de la Fondation de France et du Fonds Social Européen. Ceci nous a permis de fonctionner un an. Ensuite des aides ont été attribuées par la Région. Nous allons pouvoir continuer en 2007, qui est la troisième année d’ouverture du centre.

HD : Cela pourrait être reconduit d’année en année ?

CM : Nous espérons que certaines aides seront pérennisées. Nous allons continuer à nous faire connaître. Ainsi nous organisons notre premier colloque le samedi 2 juin 2007 pour rendre compte de notre travail.