L'initiation 1824-1833

Le Tableau de Cébès

Le Philosophe inconnu

Sociétés philanthropiques

Saint-simonisme

1824, Édouard Charton quitte sa famille pour Paris. Bachelier ès-lettres l’année suivante, il s’inscrit à l’École de droit.

Il est logé par l'intermédiaire d'un cousin de ses parents, Eugène Cassin, agent général des sociétés philanthropiques,

dans l'immeuble où ces sociétés avaient leur siège 12 rue Taranne.

Gravure publiée dans 'Histoire du Saint-simonisme'-Charlety (Hartmann) 1931 (coll. A C Lagarde).

Diplômé et inscrit au Barreau de Paris en 1827, il ne s’engage pas dans la carrière d’avocat qui ne l’attire pas, il continue à mener l’existence d’un étudiant pauvre, vivant de sa plume.

Sa personnalité est définitivement marquée par ces années de jeunesse :

Souvenir d'une gravure de son enfance, le tableau de Cébés

La découverte du Philosophe Inconnu

Son engagement au sein de sociétés philanthropiques

L’expérience malheureuse du Saint-simonisme

Il est riche d’amitiés durables et fructueuses avec des hommes de talent, constituant un solide réseau au service d’un idéal commun.

Le Tableau de Cébès

La gravure était une illustration d'un apologue attribué à Cébès et que Platon fait figurer dans ses Dialogues. On y voyait des voyageurs gravir une montagne.

Certains parvenaient par des sentiers plus ou moins escarpés au sommet, c’est à dire au bonheur...

Les autres s’égaraient au pied de la montagne où les retenaient l’ignorance, les vices ou la paresse. Édouard Charton

Le Philosophe inconnu

C’est un peu par hasard que le jeune Édouard Charton a rencontré la philosophie de ce personnage mystique après avoir acheté deux ouvrages de cet auteur chez un bouquiniste.

Cette lecture eut un retentissement important sur sa réflexion et sur toute sa vie.


Portrait de Saint-Martin publié dans Le Magasin pittoresque 1847- p. 216 (Coll. A-C. Lagarde)

Louis-Claude de Saint-Martin, dit le Philosophe inconnu, né à Amboise en 1743, mort en octobre 1803 étudia le droit, mais à l’âge de vingt-deux ans, en 1765, préférant la profession des armes, il entra, comme lieutenant, au régiment de Foix, qui était en garnison à Bordeaux.

Il n’est pas surprenant qu’Édouard Charton ait justement été séduit par le stoïcisme ayant un avenir, selon la formule de Balzac (Le Lys dans la Vallée) et ait, comme l’illustre écrivain, admiré l’élévation spirituelle et les qualités poétiques du théosophe tourangeau. JH Donnard

Mais comme Balzac, il ne put que prendre ses distances sur certains aspects de cette œuvre qui, on le voit bien, ne laissa pas les contemporains indifférents.

Certains, avec Louis Blanc, attribuent à Louis-Claude de Saint-Martin la fameuse devise: Liberté-Égalité-Fraternité adoptée par la France.

Ce qui a été contesté en 1977 par l'historien Robert Amadou.

En 1845, Édouard Charton fit paraître dans le Magasin pittoresque un article sur le Philosophe Inconnu. Voici la lecture raisonnable et raisonnée qu’il recommande de celui dont il avait su dégager quelques principes utiles et applicables à sa propre ligne de vie.

"En somme, les œuvres de Saint-Martin, dans leur plus grande partie, si l'on veut les lire avec simplicité et en se tenant seulement un peu en garde contre la tendance mystique, renferment d'excellents conseils, de belles pensées, consolantes pour ceux qui souffrent et aspirent à un état meilleur, fortifiantes pour ceux qui ne sont pas inaccessibles au doute et à une sorte de langueur morale. Aussi croyons-nous que les écrits de ce philosophe mériteraient d'être plus recherchés. Il est vrai que leur style, quelquefois incorrect, exalté ou obscur, a dû contribuer à détourner un grand nombre de lecteurs…

Après tout, Saint-Martin n'est pas aussi inconnu qu'il semblait redouter de l'être. Même au seul point de vue littéraire, il s'en faut de beaucoup que ce soit un écrivain sans éloquence et tout à fait sans agrément. Quelquefois ses pensées sont exprimées avec concision, avec force et avec bonheur. " Édouard Charton

Sociétés philanthropiques

Très rapidement après son arrivée à Paris, en 1824, Édouard Charton a rejoint deux Sociétés philanthropiques animées d’un esprit libéral :

La Société pour l'Instruction Élémentaire et la Société de la Morale Chrétienne

Cette expérience a été primordiale pour sa formation.

"De la fin du 18ème siècle aux premières années de la Monarchie de Juillet, la philanthropie fut inventive, créative, pionnière. Elle a su concevoir une forme associative qui, par ses vertus euphorisantes et par son objet même — dévouement au bien commun, progrès moral, progrès social, soulagement des classes souffrantes — devait incarner aux yeux de ses militants, eux si épris de sociétés de toute nature, la perfection du modèle associatif." C. Duprat

Il y noua des relations avec d’illustres aînés

"C'est assurément une des grandes bonnes fortunes de ma jeunesse de m'être trouvé, dès mes premières années, accueilli avec bienveillance dans des réunions d'hommes de bien qui, sans aucune arrière-pensée d'intérêt personnel (étant presque tous riches et haut placés), se proposaient pour but d'étudier les questions du temps les plus dignes de la sollicitude des esprits sincèrement attachés à l'amélioration de leurs semblables." Édouard Charton

Parmi ces hommes de bien, citons Benjamin Constant, de Gérando, Delessert, Guizot, Casimir Périer, Lamartine…

Les sièges des deux sociétés étaient situés dans l’immeuble du 12 de la rue Taranne où habitait Édouard Charton et les salles de réunion, ouvertes tous les jours constituaient des lieux de rencontre privilégiés pour tous.

Édouard Charton devient rédacteur d'une publication de la Société pour l'Instruction élémentaire consacrée à l'enseignement mutuel

Les fondateurs de la Société de la Morale Chrétienne étaient protestants.

Les premiers membres venaient d’horizons opposés, Rémusat et Foy avaient servi l’Empereur, Laborde avait servi dans l’armée autrichienne jusqu’en 1797, Sydney Smith avait dirigé la défense de Saint-Jean d’Acre contre Bonaparte,

Gérando, avait été maître des requêtes et conseiller d’État sous l’Empire. Sous la Restauration, il était professeur à la faculté de droit.

Benjamin Delessert était banquier, il avait fondé en 1818 la première Caisse d’Épargne française, le comte de Lasteyrie était agronome.

Il y découvrit aussi l’amitié avec des hommes de sa génération qui eurent une influence capitale sur l’orientation de sa vie.

"Ce fut dans ces sociétés que vers l'âge de dix-huit ans, j'eus le bonheur de rencontrer quelques-uns des meilleurs et des plus dignes amis de ma jeunesse, et entre autres, dès le commencement, M. Hippolyte Carnot, dont les conseils et l'exemple ont eu sur ma vie une influence si salutaire"… Édouard Charton

Il suivit à la lettre le conseil de Gérando qui écrivait en 1822 à l’attention d’un jeune philanthrope:

"Si, un jour, il est appelé à la carrière politique, il trouvera dans ses nombreux souvenirs une foule d’éléments utiles dont il pourra faire usage, soit comme administrateur, soit en discutant des grands intérêts de la législation et de la fortune sociale."

C’est là, au sein de ces Sociétés, qu’Édouard Charton s’initia avec d’autres hommes de sa génération aux problèmes de l’éducation, qu’il pratiqua une bienfaisance pragmatique et qu’il se joignit aux grands débats qui se déroulaient au sein des comités.

Il collabore dès 1824 au bulletin de la société et publie, avec Douin, les "Lettres sur Paris" en 1829 qui dressent un état de la société, à Paris, à la veille de la révolution de 1830

En 1844, il publie dans le Magasin pittoresque un article sans doute d’Hippolyte Carnot, sous le titre “Lesesclaves noirs” qui relate les conditions déplorables dans lesquelles s’effectuait la traite de noirs. On rappelle les faits dévoilés lors de l’interception d’un navire négrier, en 1824, par la marine anglaise et évoque le témoignage de M. de Staël qui avait dénoncé publiquement, preuves à l’appui, les négriers et leurs méthodes

Ce texte renvoie à l’actualité. Il fait suite à la publication du rapport de la Commission chargée d’examiner les questions coloniales. Le président de cette Commission était le Duc de Broglie qui avait toujours affiché ses positions favorables à l’émancipation.

Le baron de Staël-Holstein et le duc de Broglie furent respectivement Président et Président d’Honneur de la Société de la Morale Chrétienne et ils firent partie, au sein de cette société, du Comité pour l’abolition de la traite des noirs. L’émancipation a été une réussite, là où elle a été appliquée:

"Le succès de l’émancipation a donc été complet sous le rapport moral, et ses inconvénients sous le rapport industriel auront bientôt disparu. Croyons fermement que l’introduction des machines et des bons procédés de culture et de fabrication, en rendant le travail moins pénible aux ouvriers libres, donneront à ce problème une solution plus conforme à ses vœux." Attribué à Hippolyte Carnot.

Admis membre en juin 1829, il exerce des responsabilités au sein de la Société jusqu'en 1840


Saint-simonisme

En 1829, le chemin d’Édouard Charton croise celui des Saint-simoniens. Il a vingt-deux ans

Cet évènement l’influencera tellement qu’il va pendant plusieurs mois se dévouer corps et âme à la propagation de la doctrine;

Il va dans ce contexte

Compléter son expérience de journaliste

Découvrir et exercer ses talents d’orateur

Nouer des relations amicales avec plusieurs membres éminents,ce qui aura des conséquences sur l'orientation de sa vie et son engagement politique

Sa rencontre avec les Saint-simoniens est-elle réellement le fruit du hasard comme il semble vouloir nous le faire croire dans le texte plein de mélancolie romantique témoignage très personnel de son expérience au service du saint-simonisme “Mémoire d’un Prédicateur Saint-simonien”?

"La mort récente du plus cher de mes amis d’enfance… le mariage prochain de la plus aimable des jeunes filles que je connaisse… une plaidoirie d’assise… j’entendais au-dessus de ma tête un murmure de paroles…je m’habillai en hâte et montant l’escalier, j’entrai dans une grande salle…L’atmosphère était étouffante; assis devant une table au milieu d’un rang de jeunes gens, deux hommes de moyen âge attiraient tous les regards…L’un d’eux parlait." Édouard Charton

Ainsi, seul le hasard ou la providence ont voulu qu’Édouard Charton, logeant sur les lieux d’une réunion de Saint-simoniens, découvrit ses chefs et la doctrine qu’il allait quelques mois plus tard s’employer à propager par l’écriture et par la prédication.

Hippolyte Carnot confie y avoir amené Édouard Charton: "J'amenai successivement au Saint-simonisme plusieurs de mes amis, particulièrement Édouard Charton et le capitaine Hoart…" Hippolyte Carnot

Cette version est tout à fait vraisemblable mais nettement moins romantique.

Au moment où Édouard Charton rejoint l’École saint-simonienne, celle-ci est en pleine expansion trouvant un écho auprès de nombreux jeunes gens, pour la plupart des étudiants. Certains n’étaient en quête que de spiritualité, d’autres cherchaient des idées nouvelles pour l’organisation de la Société, d’autres enfin voulaient concilier les deux.

À la fin de 1828, les Saint-simoniens avaient décidé d’organiser des séances publiques qui eurent un tel succès qu’ils durent organiser les suivantes dans une salle publique et, tout le long de l’année, les cours eurent lieu dans une salle de la rue Taranne. Édouard Charton s’était contenté d’assister aux conférences, puis un jour, Gustave d’Eichtal lui rendit visite pour l’inciter à s’engager.

"Je viens vous enlever… il est temps d’agir. Si vous croyez à la vérité de nos engagements prouvez-le par des œuvres. Laissez là vos occupations ordinaires qui vous glacent et émoussent toutes vos facultés." Gustave d’Eichtal cité par Édouard Charton

Le lendemain il se mit à la disposition de Michel Chevalier, au journal “Le Globe”.

Pendant trois mois, depuis neuf heures du matin jusqu’à deux heures après minuit, je travaillais assidûment, découpant, réduisant les nouvelles d’Europe, alors si mystérieuses, les discussions des chambres, alors si étonnantes, recevant pendant le jour les solliciteurs de recommandation et d’annonces, et pendant la nuit couvrant de signes bizarres des marges d’épreuves dans le cabinet de l’imprimeur, à la lueur rouge d’une lampe, à l’odeur lourde qui s’exhalait des presses. Sans la foi, c’eût été un rude et ennuyeux travail. Édouard Charton

Il fut promu "prédicateur", participant aux enseignements qui étaient donnés rue Taitbout. Il expose avec une grande sincérité les sentiments et les sensations qu'il ressentait à l'occasion de ces conférences. Hippolyte Carnot et d'Eichtal confirment qu'il fut un bon orateur.

Les textes de trois ans de prédications (1830-1832) ont été rassemblés et publiés en deux volumes sous la direction du Saint-simonien Émile Barrault, avec deux textes de Charton.

Le Monde (8 mai 1832)

Dégoût du Présent, Besoin d’Avenir (29 mai 1832)

Édouard Charton raconta avec humour, sa tournée en province

"J’ai fait œuvre d’apôtre dans les voitures, dans les hôtels, les cafés, sur les vaisseaux, j’ai prêché dans les salles de bal, de spectacle, de jeu de paume…"

Les deux prédicateurs Édouard Charton et Rigaud eurent de vifs succès personnels à Brest, à Lorient et à Nantes, mais l’accueil n’était pas toujours très amical : nous nous étions vus exposés à tous les soupçons, à tous les outrages…

À son retour de mission en Bretagne et Saintonge, Édouard Charton débarqua en plein drame. Il avait laissé une “Famille” unie, amicale, il retrouvait un groupe déchiré au bord du schisme.

Ernest Legouvé dans un texte consacré à leur ami Jean Reynaud écrit : " L'école saint-simonienne eut deux périodes très différentes. Rien ne ressemble moins à ses débuts que sa fin. Les folies de Ménilmontant, les costumes bizarres, les dénominations ridicules, les théories immorales aboutissant à une sorte de papauté d'Épicure, n'ont rien à faire avec les idées graves, humaines, qui servirent de drapeau à l'école naissante. Sa doctrine se résumait alors en un mot: Perfectibilité; son but, en une phrase: Amélioration morale, intellectuelle et physique des classes pauvres et laborieuses. Reynaud fut le défenseur ardent du premier programme, et l'ennemi terrible du second. Quand les doctrines généreuses se transformèrent en théories subversives, Reynaud les dénonça à l'indignation publique, dans une séance à la salle Taitbout, qui est restée célèbre."

La désillusion fut très grande pour Édouard Charton. Après un mois de souffrance et de désespoir, il se décida à la rupture : "Le 21 novembre, j’ai cessé de prendre part aux prédications, aux enseignements, à la rédaction du Globe, je me suis éloigné de toute hiérarchie saint-simonienne."



Les “dissidents” ne renièrent pas tous, leurs engagements de jeunesse :

"Les Saint-simoniens, audacieux, ont cru édifier une religion nouvelle: ils se sont trompés, je le veux bien;

Quoiqu'il en soit, éclaireurs du progrès, ils ont fait une exploration hardie vers un monde ignoré... Je me félicite, en ce qui me touche d'avoir passé par l'École saint-simonienne… " Hippolyte Carnot

George Sand s’intéressa au saint-simonisme, tout en gardant ses distances avec les Saint-simoniennes. Elle échangea une correspondance à ce sujet avec Adolphe Guéroult et elle fut amie de Pierre Leroux qui l’initia, par la suite, au socialisme.

C’est dans ce cercle qu’Édouard Charton eut l’occasion de rencontrer et de se lier avec George Sand.

Édouard Charton sortit de cette l’aventure, meurtri mais plus mûr et riche d’amitiés et de relations qu’il sut conserver et cultiver toute sa vie.

Accéder à son livre : Mémoires d'un prédicateur saint-simonien (Gallica)

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