Portrait du musée de Sens

Ce portrait est-il vraiment celui d’Édouard Charton ?

Le portrait de Sens est celui d’un homme âgé d’au moins 40 ans ; il a le visage allongé, le front dégarni, un nez long aux narines pincées. Edouard Charton a eu 40 ans en 1847 ; son portrait par Devéria en 1848 (2) montre un homme à la chevelure abondante, le visage plus rond, les narines plus arrondies.

Les différences de proportions entre les traits de ces deux visages frappent et provoquent le doute : est-ce bien le même homme ?

Comparaison de dates

L’auteur du portrait serait Ernest Charton, le frère d'Edouard : il est donc signé ?

Ernest est à Paris, élève aux Beaux-Arts en 1832-33 ; il se marie à Sens le 15 avril 1839 ; il part au Chili à la fin de 1846 (Correspondance familiale). Il en revient en 1852, et repart avec toute sa famille, définitivement, en 1854. Il aurait donc exécuté le portrait de son frère entre 1832-1846 ou 1852-1854, au plus tard quand Edouard avait 48 ans.

On ne peut imaginer que le visage d’Edouard Charton, en 7 ans, ait changé au point de passer du Devéria au portrait de Sens. Une biographie chilienne évoque la possibilité d’un voyage très bref en France, en 1870, pour y marier sa fille Marie à Charles Casessus. Ernest aurait pu alors peindre le portrait de Sens. Édouard Charton avait alors 68 ans ; mais à rapprocher le portrait de Sens des diverses images tardives d’Édouard Charton (3-4), on reste toujours frappé du manque de ressemblance.

De plus, le personnage du tableau de Sens est engoncé dans sa redingote, une attitude tout-à-fait inverse de celle plus décontractée prise par Édouard Charton dans tous ses portraits, même officiels.

Ernest Charton] était-il si mauvais peintre ?

Son œuvre et sa réputation sud-américaines prouvent le contraire. Mais il était sans doute plus à l’aise avec les paysages et les grandes scènes animées qu’avec les portraits.Après 1864, il a surtout réalisé des portraits photographiques ou peints d’après photographie.

Édouard Charton a fait graver pour le Magasin pittoresque, en 1854, un portrait de Pizarre dessiné par son frère (7). Il nous apprend dans l’article qu’Ernest a « reproduit (…) dans une suite de copies peintes ces portraits authentiques (des vice-rois) ». On trouve dans le dictionnaire Larousse un portrait de Pizarre non attribué qui pourrait-être un de ces portraits posthumes peints par Ernest Charton (7).

Les souvenirs d’Édouard Charton.

Le Tableau de Cébès 1882. pp. 70 et 71. Dès son arrivée à Paris, en 1824, le jeune Edouard Charton se rend au Musée du Louvre, et tombe en arrêt devant le portrait de Guillaume du Vair par Franz Porbus le jeune :

“ J’avais devant moi, j’en tremble encore de souvenir, l’image de mon père aussi vrai que si c’eut été lui-même. Oui, c’était bien là ses traits vénérables, son regard sérieux, son expression si digne et si sincère ! Le costume seul différait. Le peintre était Porbus, le personnage le chancelier du Vair, mort depuis plusieurs siècles.”

Faisons confiance au regard d’Édouard Charton. Si nous rapprochons le portrait de Guillaume du Vair (5) du portrait de Sens, nous remarquons le même visage allongé, la même ligne plongeante et étroite du nez.

Allons plus loin : un autoportrait d’Ernest Charton, datant de 1876 (6), - il a alors 60 ans, montre des traits bien plus proches de ceux du portrait de Sens, qu’aucun des portraits d’Edouard Charton.

Autoportrait d’Ernest Charton, ou portrait de leur père Claude-Edme Charton ?

Si le portrait de Sens n’est pas celui d’Édouard Charton, la ressemblance d’Ernest avec le portrait de Guillaume de Vair peut faire penser à un autoportrait, réalisé lors de son séjour en France. La date attribuée au tableau, 1855, correspond, à un an près, à celle de son séjour en Europe. L’autoportrait implique souvent une mise en scène par l’artiste, et que l’on voit sur un de ses autoportraits photographique (6). Ici, elle est totalement absente, mais cette option ne peut pas être totalement écartée.

Toujours par le jeu des ressemblances, on pourrait avancer que le portrait de Sens soit celui de leur père, Edme Charton. La date du tableau exclut qu’il ait posé en 1855, puisqu’il était décédé depuis 1840. Claude-Edme Charton était déjà âgé de 59 ans à la naissance de son fils cadet. Ce portrait aurait pu être réalisé à partir d’études réalisées entre 1832 et 1840, Edme avait alors entre 75 et 82 ans, mais l’artiste a pu le rajeunir.

Ernest Charton est connu, dans les pays d’Amérique latine où il a séjourné et peint, sous le nom de Charton de Tréville, sans doute à la suite d’une erreur de transcription de Fréville en Tréville, dont nous ne connaissons pas l’origine.