L'Homme politique républicain

Des convictions au service de la politique

Édouard Charton avait-il vraiment le goût de la politique ou bien fut-il entraîné dans le sillage d’HIppolyte Carnot, et ayant trouvé dans cet engagement les moyens de se rendre utile, persista-t-il en dépit des revers et les difficultés ?

Sa ténacité dans ce domaine et sa carrière ponctuée d’actes courageux, mais aussi de périodes de réserve, fut tout à fait remarquable. Le parcours politique d’Édouard Charton se présente comme une série de parenthèses dans une vie totalement dévouée à l’enseignement, à la morale

Dans les Assemblées, il resta en retrait par rapport à ce que ses talents d’orateur lui auraient permis de faire. Pour Jules Simon : "Il ne voulait pas entreprendre de grandes luttes dans les Assemblées parce qu’il avait trouvé ailleurs la véritable application de son activité."

Il intervint régulièrement dans les domaines qui lui tenaient à cœur, instruction et beaux-arts, éducation, peine de mort, essayant de persuader et de convaincre.

Sous l’Empire, il avait refusé, au nom de ses convictions politiques, le poste de directeur du Théâtre français. Les jeux de la politique l’empêchèrent de montrer, soit comme directeur général de l’administration, soit comme ministre des beaux-arts, ses qualités d’administrateur et d’organisateur, dans ces domaines où il possédait d’indéniables compétences. La République ne lui accorda pas ce qui aurait pu constituer le couronnement de sa carrière politique.

Un laboratoire d’idées: La Société de la Morale Chrétienne

Lorsqu’il démarra en 1833 sa carrière de directeur de publication, Édouard Charton n’avait que vingt-six ans. Membre de la Société de la Morale Chrétienne depuis quelques années, il continua, malgré ses nouvelles activités, à participer aux débats et aux Comités de cette société philanthropique où il avait noué de nombreux contacts. Dans le sillage d'Hippolyte Carnot, Édouard Charton qui siégeait au Comité de Rédaction devint un des Secrétaires de la Société en 1836.

Rapporteur à l’assemblée générale du 4 mai 1840, il donna cette définition fort claire du rôle des associations liées à la philanthropie : " L’esprit d’association vient en aide à la charité légale de deux manières. Théoriquement, en élaborant les questions, en fondant des prix pour leur solution, en faisant des essais, des expériences qui, sans troubler les traditions administratives, sans engager la responsabilité du pouvoir, lui indiquent les améliorations les plus utiles comme les plus faciles."

Les Comités de la Société de la Morale Chrétienne se comportèrent effectivement comme une sorte de laboratoire où furent élaborées, voire testées, les solutions aux problèmes posés par la Société.

La carrière politique d'Édouard Charton se déroule en deux périodes,

séparées par une longue 'traversée du désert' sous l'Empire.

De la tentation des barricades à l'opposition au Coup d'État

La tentation des barricades 5 juin 1832

Bien que proche des jeunes polytechniciens saint-simoniens qui combattirent aux côtés des insurgés, il ne semble pas qu’Édouard Charton ait participé aux journées insurrectionnelles de juillet 1830. Il s’est contenté pendant les Trois Glorieuses de parcourir les rues de Paris, il a aussi accueilli Benjamin Constant dans les locaux de la Société de la Morale Chrétienne, mais il n’a pas participé les armes à la main aux journées révolutionnaires.

Il a laissé un témoignage de ce qu’il a ressenti à l’occasion de ces évènements quand, se mêlant à la foule, écoutant les harangues, confiant et plein d’ardeur, il lui semblait qu’il venait de naître à la vie sociale.

L’année 1832 est pour Edouard Charton une année de transition très difficile. Il vient de rompre avec le saint-simonisme, il ne veut pas exercer la profession d’avocat pour laquelle il nourrit une véritable aversion. Il n’a aucun projet.

Le 5 juin 1832, Paris va être une nouvelle fois secouée par des émeutes à l’occasion des obsèques du Général Lamarque.

Les troubles sont fréquents au cours du règne de Louis-Philippe et les obsèques d’un général républicain sont l’occasion du rassemblement des opposants (républicains mais aussi royalistes et provocateurs). Le cortège se déroute vers le Panthéon, la troupe charge, des barricades s’élèvent… Charton écrit à son ami Souvestre qu’il a passé une partie de la journée sur une barricade, armé d’un fusil qu’il avait acheté fort cher…

C’est sur une de ces barricades que Victor Hugo situe la mort de Gavroche dans Les Misérables.

La défense des insurgés de 1834

Son premier engagement réel se situe en 1835, lors du procès des 121. Bien qu’il n’exerce pas sa profession d’avocat, Edouard Charton reste inscrit au barreau de Paris et, quand se déroule en 1835 le procès des insurgés de 1834 dit le procès des 121, on fait appel à lui.

Il y avait eu en 1834 une grève suivie d’arrestations à Lyon . Un procès se déroule le 9 avril 1834, il est suivi de violences à Lyon, (seconde révolte des Canuts, la première ayant eu lieu en 1831). Plusieurs villes de province dans le centre et l’est de la France et Paris connaissent des journées insurrectionnelles. C’est par exemple à Paris, le 15 avril le massacre de la rue Transnonain.

A la suite des arrestations qui ont eu lieu à l’occasion de ces évènements, 121 personnes sont jugées par la Chambre des Pairs en 1835, mobilisant de nombreux avocats républicains. Finalement, Charton pressenti pour défendre Ferdinand François (un journaliste ami de George Sand) n’aura pas à plaider car aucunes charges ne seront retenues contre son client, mais sa présence sur la liste des avocats atteste de ses engagements aux côtés des républicains.

"Persévérez citoyens; montrez-vous, comme par le passé, calmes, fiers, énergiques; vous êtes les défenseurs du droit commun; ce que vous voulez, la France le veut: tous les partis, toutes les opinions généreuses le veulent; la France ne verra jamais des juges où il n’y a pas de défenseurs. Sans doute au point où les choses en sont venues, la Cour des Pairs continuera à marcher dans les voies fatales où le pouvoir vous entraîne, et, après vous avoir mis dans l’impuissance de vous défendre, elle aura le triste courage de vous condamner. Vous accepterez avec une noble résignation cette nouvelle iniquité ajoutée à tant d’autres iniquités: l’infamie du juge fait la gloire de l’accusé…"texte cité par C. Moiset

Ce procès l’avait "séparé complètement de ce qu’il avait d’amitié ou de relations au pouvoir" Édouard Charton lettre d’ octobre 1835 à Émile Souvestre

En effet, un certain nombre de membres de la Société de la Morale Chrétienne avaient comme Guizot rallié le régime de Louis-Philippe

1848 entrée d’Édouard Charton sur la scène politique

Après la chute de Louis-Philippe, les sociétés philanthropiques, fréquentées par Édouard Charton et ses amis, constituaient un creuset pour les futurs cadres de la seconde République. Le travail de réflexion sur les problèmes de société permit à Hippolyte Carnot, appelé au Ministère de l'Instruction publique et des cultes et aux autres membres du gouvernement d'entrer très vite en action.

Le gouvernement provisoire prit, immédiatement après la proclamation de la République, des décisions très importantes.

Il décida par exemple de l’abolition de la peine de mort en matière politique et de la création des Ateliers nationaux ouverts aux chômeurs pour deux francs par jour. Il abolit l’esclavage par décret, dès le mois d’avril.

Collaborateur de son ami Hippolyte Carnot, Édouard Charton y participa activement.

Hippolyte Carnot et Edouard Charton sont amis de longue date, ils ont collaboré pendant près de 15 ans au sein de la Société de la Morale Chrétienne et ils ont partagé les espoirs et les désillusions du saint-simonisme. Charton, nommé Secrétaire Général du Ministère en février 1848, devient le plus proche collaborateur du ministre. Jean Reynaud, ami, confident et conseiller d’Edouard Charton, saint-simonien républicain et ami de Carnot. Raynaud n’a pas de fonctions officielles, mais il va être chargé d’organiser une Ecole d’administration, destinée à fournir à la République des cadres républicains bien formés. Le projet d’École Nationale d’administration ne voit qu’un début d’exécution, Carnot fera une nouvelle tentative en faveur de ce projet qui lui tient à cœur sous la troisième République. Elle sera finalement organisée par le gouvernement du général de Gaulle à la Libération.

Création de l’École Normale Maternelle : Marie Pape-Carpantier dirigeait une école pour la formation des Institutrices des salles d’asile pour les jeunes enfants. Cette école avait été créée sous Louis-Philippe par Mme Mallet (née Oberkampf). Le chansonnier Béranger intervient en faveur de Marie Pape Carpentier pour qu’elle prenne la direction de la nouvelle école Normale Maternelle créée par le ministre Carnot.

On organise des séances de lectures publiques et un concours national de chants. Des écrivains se mobilisent pour participer aux séances de lecture publique

Le projet de loi sur l’enseignement élémentaire, qui contient la plupart des grandes mesures qui seront reprises trente ans plus tard par Jules Ferry, est fatal au ministre, contraint de démissionner en raison de la diffusion du Manuel Républicain des Droits de l’homme et du citoyen rédigé par le polytechnicien, saint-simonien Charles Renouvier. Ce manuel, sorte de catéchisme républicain effarouche jusque dans les rangs républicains.

Carnot est un des premiers ministre de l’éducation victime de ses réformes, il sera suivi de bien d’autres !

Edouard Charton est élu à l’Assemblée Constituante. Il représente son département, l’Yonne

L’Assemblée vote le suffrage universel (masculin bien sûr) et repousse une proposition de Charton visant à n’inscrire sur les listes électorales que les citoyens sachant lire et écrire. Il s’en explique : cette mesure ne prendrait effet qu’en 1855 laissant le temps à la puissance publique d’organiser ces apprentissages partout en France tant pour les enfants que pour les adultes.

Il y voit une incitation à l'apprentissage de la lecture. Au cours du débat, il déclare: «La répartition plus équitable des connaissances humaines et le morcellement de l’instruction sont encore plus nécessaires que la division des biens matériels et le morcellement de la propriété »

le style de ce parallèle entre biens matériels et biens intellectuels est un peu artificiel, mais il s’agit d’une conviction profonde de Charton, les biens matériels sont importants, mais on ne sortira le peuple de sa condition que par une éducation dépassant les apprentissages élémentaires. Lorsque l’Assemblée Constituante se sépare, Édouard Charton qui a gravi rapidement les échelons de la vie politique et semble promis à un bel avenir. Il est élu au Conseil d’État qui a désigné une partie de ses membres au sein de l' Assemblée constituante.

Edouard Charton Conseiller d'Etat et opposant à Louis-Napoléon Bonaparte

Conseiller d’État ,il travaille sur les questions de censure théâtrale quand se produit le coup d'état du 2 décembre 1851.

Les conseillers opposés au coup d’état rédigent une protestation après avoir été chassés de leur lieu de réunion, Charton se charge de porter la protestation aux collègues dispersés dans un Paris en état de siège, ce qui lui vaut a posteriori ces propos élogieux de Victor Hugo, son collègue au Conseil d’Etat.

Après le coup d’Etat, Charton s’écarte de la vie politique. Pendant toute cette période, Charton va être à plusieurs reprises sollicité pour des postes officiels. Il décline toute nomination ou distinction du pouvoir en place. Il refuse la direction du Théâtre français par exemple et demande que son nom soit retiré de la liste des personnalités auxquelles l’Empereur souhaite accorder la Légion d’honneur, une distinction qu'il ne recevra jamais.

Du procès des Treize au Sénat de la Troisième République

Le procès des Treize

La loi d'amnistie de 1859, avec le retour de nombreux proscrits (Victor Hugo reste sur son île, mais Pierre Leroux qui n’arrive pas à nourrir sa nombreuse famille sur la même île rentre) marque la libéralisation de l’Empire.

Les quelques députés républicains élus, Hippolyte Carnot par exemple, acceptent finalement de siéger à partir de 1864. Les activités politiques sont toujours très contrôlées.

Treize membres ( dont Garnier-Pagès et Hippolyte Carnot), d’un Comité électoral de Paris sont accusés d’avoir créé une association non déclarée de plus de 20 personnes, il s’agit de républicains ayant participé à un comité électoral à Paris. On accuse ce comité d’avoir eu des ramifications dans l’Est de la France et à Marseille.

Edouard Charton, Jules Simon et Henri Martin qui, bien qu’appartenant à ce Comité, ne sont pas poursuivis adressent une lettre au Tribunal pour demander à subir le même sort que leurs amis. Cette lettre rendue publique ne sera suivie d’aucun effet car le procès prend une allure politique gênante pour le pouvoir fédérant les oppositions républicaine et royaliste. Des défenseurs royalistes comme Berryer défendent les accusés.

Les accusés sont condamnés à des peines (amendes) légères qui sont confirmées en appel.

Conseiller municipal à Versailles

Edouard Charton s’est installé à Versailles en 1862. Son poste de directeur de publication du Tour du Monde avec un intéressement aux ventes lui a apporté une aisance financière qu’il n’a jamais connue auparavant et qui lui a permis d'acheter une maison pour y installer sa famille. Il sera conseiller municipal de 1865 à 1874.

Son intérêt pour l'éducation populaire l'a conduit à adhérer à la Société Franklin, une émanation de la Société des Amis de l'Instruction qui encourage la fondation de bibliothèques populaires. Il intervient pour demander la fondation de la bibliothèque populaire de Versailles. Opposant politique à l'Empire il bénéficie pour cette création de l'appui d'un aide de camp de Napoléon III, le général Favé.

Cette recommandation était utile car les maires des grandes villes étaient désignés avec l’accord de l’Empereur.

Il organise dans le cadre de cette bibliothèque des conférences, des « promenades instructives »

Charton connaissait bien Victor Duruy, ministre de l’éducation de l’Empire libéral. Dès la publication de la loi Duruy, il réclame l’ouverture d’une école publique de filles.

Plus de détails sur cette bibliothèque et les engagements d'Edouard Charton en faveur de l'éducation populaire à Versailles Conférence de Jean-Charles GESLOT (CHCSC), Bibliothèque des Amis de l'Instruction du Troisième arrondissement, 2014.

Préfet de Seine-et-Oise

À la chute de l’Empire, le gouvernement provisoire recherche des personnalités républicaines pour remplacer les préfets d’Empire. Cette passation de pouvoir se fait généralement sans heurt et ce sera le cas pour Charton auquel le préfet de Seine-et-Oise remet les clés de son bureau alors même que celui-ci n’a pas encore accepté cette fonction pour laquelle il a été pressenti. Ayant finalement accédé à la demande de Gambetta, il va connaître de grandes difficultés car Versailles, la préfecture est le siège du quartier général des troupes allemandes. Le Konprinz va nommer un préfet allemand et Charton rejoindra le gouvernement provisoire à Tours.

Il utilise ses relais (son fils Jules Charton, son gendre Saglio, le maire de Versailles) pour faire passer ses instructions. On est loin d’imaginer quand on lit la plaque sous le buste en marbre de Charton, dans le hall de l’hôtel de ville de Versailles qu’il fut un préfet sans préfecture.

Il réussit à organiser les élections auxquelles il se présente, non pas en Seine et Oise mais dans sa région natale, l'Yonne.

Élu de la Gauche républicaine

Il participe de 1871 à 1875 à l’élaboration des lois constitutionnelles avant de rejoindre en 1875 les bancs du Sénat où il siègera sans interruption jusqu’à sa mort.

Dans ce rapide survol de près de 20 années de vie parlementaire on retrouve toujours la même préoccupation concernant l’instruction, dans un sens très large qui inclut la formation des adultes et des préoccupations culturelles. On peut même souligner qu’il n’intervient pas dans le grand débat scolaire de 1879-1880, mais bien sûr approuve et vote les lois présentées par Jules Ferry. Les deux hommes appartiennent au même parti.

Mais à cette époque il a abandonné depuis déjà plusieurs années le terrain de l’instruction élémentaire, sauf pour réclamer de meilleures conditions matérielles pour les instituteurs et institutrices, au profit d’une approche plus culturelle des connaissances

Convaincu que la société n’est pas encore prête à abolir la peine de mort, Charton intervient en 1884 pour demander l’abrogation de l’article 12 du Code Civil « tout condamné à mort aura la tête tranchée ». Edouard Charton signataire d’une pétition en 1830, sénateur abolitionniste de la Troisième République est rarement cité dans les documents consacrés à l'histoire de l'abolition… C’est une des marques du personnage d’avoir toujours œuvré dans la discrétion.

« Dans cent ans, en se souvenant que de nos jours on coupait les têtes ‘de par la loi’, on s’étonnera sans doute autant que nous nous étonnons nous-même aujourd’hui à la pensée qu’il y a cent ans à peine on hésitait à abolir la torture. Tout progrès exige un effort de l’esprit. À la veille d’une réforme, on la croit impossible, le lendemain on ne comprend déjà pas qu’elle ait tant tardé.»

La Peine de mort a été abolie en France le 30 septembre 1981…

Il n'est pas surprenant que le directeur du Magasin pittoresque, du Tour du Monde et de la Bibliothèque des Merveilles s'intéresse à la politique culturelle. Président de la Commission des Services administratifs, il concilie son intérêt pour l’organisation et l’administration et son attachement aux arts et produit un rapport qui aurait dû constituer les bases d’une politique de service public culturel.

Édouard Charton, adhère totalement à l’engouement de l’époque pour les monuments commémoratifs. Partageant ce point de vue avec de nombreux élus républicains, il considère que les monuments commémoratifs participent de l’éducation du peuple.

Charton va pendant près de 10 ans défendre un projet de colonne commémorative du bicentenaire de la Révolution. Les crédits seront votés, un concours lancé, un projet choisi mais ce monument ne sera jamais réalisé.

Mes publications sur ce projet et les commémorations de 1889 :

Commémorer le centenaire de 1789. L'histoire inachevée d'un monument commémoratif à la gloire de l'Assemblée constituante- présenté au CTHS 2009

Le Centenaire de la Révolution française, De l’hôtel des Menus Plaisirs (Versailles) à la Tour Eiffel.

Texte publié sur Academia Edu

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