“Treize”
Sacha Fonade
C’était un agréable matin d'août. Les oiseaux volaient tranquillement au-dessus de la campagne anglaise. Malgré ce vendredi treize, susceptible d’effrayer les plus superstitieux, la journée s’annonçait sans tracas. Sirius était un adolescent anglais de treize ans, dont les parents travaillaient pendant les vacances. Il avait les cheveux noir ébène, et les yeux de la même couleur. Il parcourait, affalé sur le canapé du salon, ses recommandations youtube d’un œil morne. Il cherchait quelque chose d'intéressant. Il s’arrêta sur une vidéo dont le titre disait: “On a passé une nuit dans une maison hantée !”. Un titre putaclic, se dit-il. Sauf que cela lui donna une idée. Il chercha sur maps un bâtiment qui ressemblait à une maison abandonnée. Il trouva une espèce de manoir à treize kilomètres de chez lui. Il monta les escaliers vers la chambre qu’il partageait avec son frère jumeau. Il ouvrit la porte et dit :
Orion ! j’ai trouvé quelque chose qui nous occupera cette nuit !
Quoi, tu veux observer les grillons ? plaisanta son frère en levant la tête vers lui.
Orion, bien que son jumeau, était le parfait opposé de Sirius. Il avait les cheveux blonds et les yeux bleus, il était d’un caractère rieur alors que Sirius était quelqu’un de plutôt sérieux. Celui-ci sourit et répondit :
Non, on va rencontrer des fantômes !
Ils se mirent en marche au début de l’après-midi, après avoir mangé. Sirius, bien qu’excité, se sentait un peu anxieux. Que trouveraient-ils là-bas ? Mais Orion lui fit vite retrouver sa bonne humeur. Ils arrivèrent en vue du portail forgé fermant la propriété peu après la tombée de la nuit. N’arrivant pas à l’ouvrir, ils l’escaladèrent, bravant l’interdiction. Devant eux, un chemin en cailloux bordé de gros arbres les accueillait. La demi-lune, elle, était pile en face d’eux. Sirius trouva cela si beau qu’il immortalisa ce moment avec son portable. Ils continuèrent à marcher devant eux, sur le chemin, pendant quelques courtes minutes. Au bout du chemin, un grand manoir de deux étages. Les fenêtres, chacune comptant quatre carreaux, avaient celui en bas à droite de brisé. Sirius compta treize carreaux cassés. Il tourna la tête vers son frère, la boule au ventre. Mais celui-ci souriait et marchait déjà vers la porte de la demeure. A contrecœur, Sirius le suivit. Pourquoi avait-il eu cette idée stupide?
A l'intérieur, il faisait sombre malgré la légère clarté de la lune. Au-dessus de Sirius, un lustre. A droite, un canapé, rouge, couvert de poussière. À gauche, également. Devant, un passe-plat. Dans le cadre du passe-plat... une silhouette. Sombre. Immobile. Sirius se figea de terreur. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête. Une main se posa sur son épaule. Il se retourna.
Ça va, Sirius ?
C’était son frère. Il se retourna vers le passe-plat, leva une main. La silhouette fit de même. Il leva l’autre. Un miroir. Ce n’était qu’un miroir. Il soupira.
Oui, merci.
Viens, on continue !
Sirius ouvrit la bouche pour contredire son frère, mais celui-ci était déjà parti vers une autre porte. Il le suivit. Au moment où Sirius en franchissait le seuil, un gong d’horloge retentit. Instinctivement, les garçons comptèrent les coups. Orion dit d’une voix tremblotante :
Tr… Treize.
La date… La distance… Les fenêtres… Les coups… Notre… âge…
Les chaises…
Pardon?
En effet, autour d’une grande table, treize chaises. Les jumeaux se retournèrent simultanément pour sortir de la maison mais là où ils étaient entrés, il n’y avait maintenant qu’un mur en pierre. Ils regardèrent autour d’eux et virent un escalier qui montait. Ils ne montèrent pas. Ils virent que sur la table encore vide lorsqu’ils étaient arrivés, il y avait maintenant deux plats vides, treize couverts, ainsi qu’une nappe blanche, sans motif. Simplement blanche et dégageant quelque chose d’effrayant. Alors ils montèrent les escaliers, le plus vite possible. Arrivés en haut, ils regardèrent autour d’eux. La pièce était plongée dans l’obscurité, malgré les trois fenêtres et la lune qui aurait dû l’éclairer. Soudain, une voix grave, éteinte, blanche et morte coupa le silence dans lequel les jumeaux étaient plongés depuis qu’ils étaient montés.
Où est passé le dîner ? Pourquoi avez-vous laissé ouvert le passage vers la chambre ?
Le sang de Sirius se glaça dans ses veines. Les deux plats vides, le “dîner”. Il sentait son coeur palpiter dans sa poitrine, fou. Ses mains, moites, ne lui étaient d’aucun secours, pas plus que ses jambes, qui refusaient de bouger, comme enracinées. Il voulait entendre la voix de son frère. Il voulait la confirmation qu’il rêvait. Non, il le savait. Il ne rêvait pas. Tout cela était vrai, il allait mourir. Mais il voulait croire que non. Ses pensées s'embrouillaient dans son cerveau. Sa voix. Sa voix. Celle de son frère. Orion. il voulait l’entendre. Une fois. Une dernière fois. C’était de sa faute. Non. Pourquoi étaient-ils là ? Ah, oui. Youtube. Une simple recommandation. Une idée stupide. Une…
Sirius?
Orion. C’était sa voix. Sirius était toujours là, dans l’obscurité. Il retrouva ses sens, sa mobilité. Il entendit un grand fracas. Un cri étouffé. Puis, plus rien. Il fit un pas. Les escaliers. Orion. Il glissa, se rattrapa avec ses mains. Quelque chose de visqueux. Non, de liquide. Les deux. Une fuite d’eau ? Il se releva. Les escaliers. Un pas. Deux. Il se retourna. Pourquoi ? Une intuition. Toute bête. De toute façon, il fallait faire quelque chose. Orion ne doit pas être loin. Non, tout près. Et le cri ? Et si c’était lui ? Non, impossible. Il trébucha. Quelque chose de mou. Un visage.
Orion ?
Un grand fracas. Un cri étouffé. Sirius était tombé, il s’était fait mal. Sa poitrine le brûlait. Il voulut se relever, la douleur partit. Il baissa les yeux sur son torse. C’était tout rouge, et ça coulait. Beaucoup. Ses membres ne lui obéissaient plus. De la lumière. Il verrait enfin autour de lui. Non, elle était trop forte. Beaucoup trop forte. Ses yeux lui piquaient, mais il ne voulait pas fermer les yeux, il ne voulait pas. Jamais. Il voulait… Non, il volait. Il flottait. Comme dans un rêve. Sa tête lui tournait. Il était aspiré vers le haut. Il ferma les yeux. Et tout devint noir.