“Douce”
Cassandra Bonnemasou-Carrère
Moi, Douce, jeune fille insignifiante dans l'immensité de Paris, j’avais récemment vécu une aventure extraordinairement horrible. C'était quatre mois plus tôt. Les vacances d'été de l'année 2019 venaient de débuter, et je me promenais avec mon jeune chien, Youki. Mes parents me l'avaient acheté pour mon anniversaire, le 12 juin. J'étais tellement heureuse d'avoir eu ce chien pour mes treize ans, que je ne me souciais plus des gens autour de moi. J'avais accroché une laisse au collier de mon chien, puis je m'étais précipitée dehors, le chien à ma suite. Je marchais dans les ruelles de la ville depuis plusieurs minutes, quand j'aperçus un homme étrange. Il me semblait avoir la trentaine, mais quelque chose en lui ne me donna pas envie de vérifier... Il était répugnant, avait des vêtements troués, des cheveux sales et une barbe emmêlée. Soudain, il me fixa, une lueur méchante dans le regard. Je partis en courant, mon chien sur les talons, et complètement à bout de souffle, ouvris la porte de la maison. Youki se précipita à l’intérieur. En entrant, je regardai la pendule et m'aperçus qu'il était déjà seize heures. J'étais en retard pour rejoindre mon meilleur ami. Je partis donc en vitesse chez Théo.
A dix-neuf heures, j'étais revenue à la maison. Je dînai rapidement et partis me coucher tôt, épuisée par les courses que j'avais effectuées. Je ne sentais plus mes jambes. C'est donc avec joie que je m'écroulai sur mon lit. Mes paupières se fermèrent instantanément, m'entraînant dans un sommeil agité.
Quand j'ouvris les yeux, j'étais dans une forêt très sombre. Il n'y avait pas de lumière, pas une trace de vie. Et pourtant, j'entendais des bruits de combats, des cris de douleur et des feulements. J’eus le sentiment que ces bruits venaient de chats. Mais le plus étrange, c'est que je percevais les miaulements qui arrivaient à mes oreilles comme si un être humain m'adressait la parole. Soudain frappée par cette chose parfaitement impossible, je baissai la tête et scrutai mon corps. Je me rendis compte, non sans peur ni sans surprise, que je n'étais plus une jeune fille. Je m'étais transformée en une magnifique chatte blanche.
J’avais conscience d’être en plein rêve. Ou en plein cauchemar, je ne savais pas... Pourtant, mon rêve était tellement réaliste qu'il me faisait horriblement peur. Les bruits de combat s'étaient tus. Mais bientôt, ils reprirent, encore plus forts qu'auparavant. Un frisson me parcourut en entendant un cri de douleur, qui s'arrêta presque aussitôt. Je commençai à trembler de peur. Puis j'entendis une voix derrière moi, douce et calme à la fois. Elle murmurait presque mon nom : “Douce”. Je me retournai et je vis une chatte scintillante, du même blanc que mon pelage, le sien étant plus épais. Ses yeux verts étaient rivés droit sur les miens.
Qui êtes-vous ?
La chatte m'observa puis me répondit :
Je suis Vol du Papillon.
Pourquoi suis-je ici et quel est cet endroit ?
Tu es dans la Forêt Sombre, se contenta-t-elle de répondre.
Je n'avais pas remarqué, pensai-je avec sarcasme.
Vol du Papillon dut le remarquer car elle enchaîna :
La Forêt Sombre est le nom que l'on donne au clan qui vit ici. Ce sont des chats morts qui ont commis des crimes de leur vivant. Les chats qui ont été loyaux à leur clan viennent dans le Clan des Étoiles, comme moi. Les chats de la Forêt Sombre continuent à tuer des chats quand ils arrivent ici. Ils attirent des chats vivants dans la forêt pendant leurs rêves et les assassinent .
Mes pattes flageolèrent brusquement et je manquai de m'effondrer. La terreur m'envahit. Je voulais fuir, échapper à cet endroit, mais j'étais paralysée par la peur.
Cela ne m’explique toujours pas ce que je fais ici, dis-je d'une voix tremblante.
J'aurais voulu paraître sûre de moi, courageuse, mais je menaçai de m'évanouir sous l'effet de la peur. Vol du Papillon s'en aperçut probablement car elle déclara avec calme :
C'est moi qui t'ai fait venir ici. Je voudrais que tu empêches la Forêt Sombre de tuer d'autres chats.
Elle me dit ça comme si c'était la chose la plus normale du monde. Ça l'était peut-être pour elle, mais pas pour moi. Vol du Papillon me fixait, semblant vouloir lire en moi. Je savais qu'elle attendait ma réponse. Je fis un imperceptible mouvement de la tête, me demandant si elle l'avait distingué. La réponse devait être “oui”, car je la vis reculer, une lueur de reconnaissance dans le regard. Puis elle tourna les talons et disparut à travers les arbres.
Je mis du temps à reprendre mes esprits, puis me dirigeai vers l'origine de ce vacarme qui me donnait la chair de poule. Je me cachai sous un buisson, découvrant une vaste clairière où était massée une foule de chats sauvages. Ils étaient en train de se battre ou d'observer les combats. Leurs poils étaient hérissés, et leur pelage était terne. Ces félins me faisaient froid dans le dos. Je remarquai qu'aucun d'entre eux n'avait un pelage aussi magnifique que celui de Vol du Papillon. Je cherchai un peu de lumière pour mieux les voir, mais rien n'éclairait la clairière. Pourtant, un large trou s'étendait au-dessus de nos têtes, dévoilant un ciel noir et vide, sans même une étoile pour l'éclairer. C'est alors que je vis un mouvement sur ma droite. Je me retournai vivement et vis un chat énorme se jeter sur moi. Il était borgne et il avait de longs poils emmêlés. Son pelage gris tigré était sale. Je constatai qu'il boitait. Il me taillada la truffe d'un vif coup de patte. J'essayai de réagir, mais je ne m'étais jamais battue, et encore moins sous la forme d’un chat. Le matou me porta un coup puissant à l'épaule puis me sauta sur le dos. Tout à coup, je sortis de ma torpeur et lui assénai des coups de pattes sur le museau, l'obligeant à reculer. Il me sembla qu'il hésitait à revenir à l'assaut. Moi, par contre, je ne réfléchis pas et courus à en perdre haleine. Après plusieurs minutes, je me cachai sous un buisson, me roulai en boule et m'endormis, épuisée.
J'ouvris les yeux puis les refermai aussitôt, éblouie par la luminosité de ma chambre. Après le lieu auquel je venais d'échapper, n’était-il pas normal que je me fusse habituée à l'obscurité ? Puis je me rappelai que ce n'était qu'un rêve, que rien de tout cela n'était réel. Par réflexe, je touchais mon nez, me souvenant de la blessure infligée par le matou. Je retirai vivement ma main, le souffle coupé par la douleur. Un affolement total me gagna quand, en retirant ma main, je vis du sang. Je songeai que ce que j'avais vécu n'était peut-être pas un rêve, mais je chassai bien vite cette idée, me disant que c'était stupide et complètement impossible. Quand je sortis promener mon chien, le doute me talonnait toujours...
Plusieurs jours passèrent après ma première escapade dans la Forêt Sombre. Chaque nuit, je m'y rendais, observant les chats qui y vivaient. Mais une nuit, tandis que je regardais les félins se battre, je remarquai un chat que je ne connaissais pas. Il me semblait familier, et pourtant, j'étais certaine de ne l'avoir jamais vu ici. Il avait l'air affolé et essayait de fuir, mais il était encerclé par cinq chats sauvages. J'en conclus donc qu'il ne faisait pas partie de ces monstres et qu'il avait besoin d'aide. Je ne mis qu'un instant à prendre ma décision, puis me dirigeai vers l'inconnu. Je me faufilai de buisson en buisson jusqu'à l'atteindre, quand une chatte se détacha du petit groupe qui l'encerclait. Elle lui bondit dessus, essayant de lui briser la nuque. Sans réfléchir, je me précipitai hors de mon buisson et, profitant de l'effet de surprise, mordis violemment la chatte. Tout en me battant, je l'examinai. Elle avait une démarche gracieuse qui inspirait la crainte, un pelage brun-roux et des yeux verts. Je remarquais que personne n'intervenait, sauf l'inconnu, qui s'écria d'une voix paniquée :
Ombre d'Érable, épargne-la s'il te plaît !
L'intéressée releva la tête et relâcha légèrement la tension de ses muscles. C’en fut assez pour que je me dégage et l'étau qui s'était resserré autour de ma gorge disparut aussitôt. Sans une hésitation je me relevai et me mis à courir.
Suis moi, lançai-je à l'inconnu sans même me retourner.
Il se précipita à ma suite sans décrocher un mot. Nous courions côte à côte depuis un moment quand il me chuchota :
Cache-toi sous ce buisson.
Il me désigna un buisson du bout de la queue puis s’y abrita. Je le suivis.
- Maintenant endors-toi, m'ordonna-t-il quand je me fus couchée à ses côtés.
- Mais pourquoi ? Je ne tiens pas à être assassinée durant mon sommeil!
- Pour partir d'ici, voyons, me répondit-il, perplexe.
C'est là que je me souvins. La première fois que j'étais venue dans la Forêt Sombre, je m'étais endormie, ce qui avait provoqué mon réveil. Mais une autre question me trottait toujours dans la tête, et je ne résistai pas au besoin de la poser.
Qui est Ombre d'Érable ?
Cette fois, mon compagnon me dévisagea comme si j'étais née de la dernière pluie.
Ombre d'Érable est l'une des chattes qui dirigent la Forêt Sombre, m'expliqua-t-il. Enfin, c'est la seule femelle. Tous les autres sont des mâles.
Alors que je le voyais s'endormir, une question me vînt. Je voulus la lui poser, mais il avait disparu. Puis je m'endormis à mon tour. J'ouvris les yeux et, comme chaque matin, j'essayai de me convaincre que tout n'était qu'un rêve. Mais le doute persistait. Je me posais énormément de questions auxquelles je ne pouvais répondre. Après avoir pris mon petit-déjeuner, je m'approchai de mon chien et accrochai la laisse à l'anneau de son collier. Je sortis, suivie de Youki. Je me dirigeai vers le jardin public quand il me sembla que quelqu'un m'appelait. Je me retournai et vit un garçon aux cheveux noirs et au teint mat qui s'avançait vers moi.
Douce, je te remercie. Je ne m'en serais pas sorti sans toi, me dit-il d'une voix emplie de reconnaissance.
De rien, répondis-je sans comprendre.
Puis je compris. Mais je ne pouvais y croire, ce n'était qu'un rêve. J'en étais sûre ou du moins, c'était ce dont j'essayais de me persuader. Et pourtant, c'était sa voix. J'en étais certaine. C'était lui...