Conférence de Frédéric Rognon pour les 100 ans de la Fraternité à l'Oratoire du Louvre, Paris

Centenaire de la Fraternité spirituelle des Veilleurs

Oratoire du Louvre, Paris, 25 mars 2023



Quelle spiritualité monastique pour notre temps ?

Face aux besoins du monde et de l’Église



Quelle spiritualité monastique pour notre temps, face aux besoins du monde et de l’Église ? Tel est l’intitulé qui m’a été proposé pour cette communication, intitulé que j’ai accepté bien volontiers, d’une part parce que c’est une question qui me travaille et que je travaille depuis longtemps (depuis mon expérience de vie communautaire dans l’Arche de Lanza del Vasto dans les années 80 et 90), et d’autre part parce que la formulation me convient. Qu’est-ce que les communautés, fraternités, tiers-ordres, qui se nourrissent d’une tradition monastique, ont-ils à offrir au monde et à l’Église, en termes de témoignage, mais aussi de ressources spirituelles pour nous aider à vivre aujourd’hui ? Et ce qui m’intéresse tout particulièrement dans cet intitulé, c’est l’expression : « Face aux besoins ». Dire : « Face aux besoins », ce n’est pas la même chose que de dire : « En réponse aux besoins ». Il y a là un hiatus qui m’a interrogé, car il me semble que si la spiritualité monastique répond à certains besoins exprimés par le monde et par l’Église, elle s’inscrit aussi en décalage, peut-être même en rupture, vis-à-vis de certains autres besoins tels qu’ils sont manifestés par le monde et par l’Église. Elle leur propose donc, non pas une réponse clef-en-main correspondant exactement à leurs besoins, en tout cas à leurs besoins conscients, mais bien plutôt un déplacement de leurs besoins conscients vers leurs besoins véritables.

Telles seront ma thèse et ma démarche : la notion de déplacement sera centrale pour saisir ce que la spiritualité monastique peut offrir au monde et à l’Église aujourd’hui. Et à travers l’examen de cette reconfiguration des besoins de nos contemporains, pourra apparaître la spécificité de la spiritualité monastique qui s’avère pertinente pour notre temps.

Je me propose donc de faire l’inventaire des besoins du monde et de l’Église, pour interroger la manière dont la spiritualité monastique peut répondre à chacun, et me demander au prix de quels déplacements. J’ai listé ces besoins au nombre de douze, chiffre symbolique s’il en est.


Le premier besoin est celui de la spiritualité. Ce besoin s’exprime un peu partout, dans les rayons bien achalandés des librairies, dans la fréquentation des sites internet et des vidéos sur YouTube, dans les stages et sessions qui ne désemplissent pas… Et les communautés monastiques, fraternités et lieux d’accueil et de ressourcement cherchent à répondre à ce besoin. Mais ici déjà surgit, sinon un quiproquo, du moins un écart entre la demande et l’offre, et donc l’opportunité d’un déplacement. Car on le sait bien, chez la plupart de nos contemporains, autant le vocable « spiritualité » a bonne presse, autant celui de « religion » a mauvaise presse. Par conséquent, ce qui est généralement demandé, c’est une spiritualité sans religion. Ce que l’on entend alors par « religion » relève du carcan dogmatique et institutionnel, auquel on veut échapper, sans doute par réaction après des siècles de dogmatisme et de prégnance de l’Église dans la vie publique et privée. Comme le montrent clairement les sociologues des religions, la sécularisation ne signifie nullement l’avènement d’une existence sans croyances, mais la floraison d’une quête de spiritualité et de sens indépendamment de tout l’appareil doctrinal et ecclésial qui qualifient la religion. C’est la religion, et non la spiritualité, qui se trouve discréditée. Mais ce découplage repose sur un malentendu. On sait que l’étymologie du terme « religion » est controversée. Cicéron, déjà, se demandait si le substantif latin « religio » venait du verbe « religare » ou du verbe « religere ». La première étymologie fait découler « religio » de « religare », qui associe le préfixe intensif « re- » à la racine « ligare » qui signifie « lier, attacher ». La religion est donc ce qui relie fortement. Plus de deux siècles après Cicéron, Lactance et Tertullien opteront pour cette étymologie en accordant à la notion de « lien » la double dimension de la Croix, verticale et horizontale : la religion, c’est ce qui relie les êtres humains à Dieu et les êtres humains entre eux. La religion désigne à la fois, et en articulation, la communion avec Dieu dans la foi, et la communauté ecclésiale. Quant à la deuxième étymologie, privilégiée par Cicéron, elle fait découler « religio » de « religere », qui associe le préfixe intensif « re- » à la racine « ligere » qui signifie « cueillir, recueillir, ramasser, recollecter ». Dans ce sens, la religion évoque le retour sur soi, l’intériorisation, le ressaisissement de sa propre vie, la vigilance, le scrupule, le soin méticuleux, l’application, l’observance rituelle ou cultuelle. Elle concerne donc davantage la pratique individuelle qui consiste à cultiver sa vie intérieure : lorsque la première étymologie de la « religion » indique le double lien entre le sujet croyant et le ciel, et entre le sujet croyant et les autres êtres humains, la seconde étymologie renvoie à la dimension de profondeur du sujet croyant, à son être profond. En d’autres termes, la seconde étymologie de la « religion » se rapproche significativement de ce que l’on appelle aujourd’hui « spiritualité ».

Si une spiritualité monastique pour aujourd’hui peut répondre au besoin de spiritualité de nos contemporains, ce sera pour déplacer celui-ci. En rappelant tout d’abord que spiritualité et religion sont intimement liées, comme en atteste l’étymologie. Et en témoignant du fait qu’il n’y a pas de spiritualité sans religion, pas plus d’ailleurs que de religion sans spiritualité. Une spiritualité sans religion serait une quête purement subjective, sans assise dans une tradition religieuse, sans dimension relationnelle, sans le moindre embryon d’institution, sans aucun contenu doctrinal : c’est très certainement un leurre, car toute spiritualité s’inscrit nécessairement dans un minimum de contenu, d’organisation et de relation, même si elle accorde une grande place à la spontanéité, à l’émotion et à l’instant présent. Inversement, toute religion requiert une quête de vie intérieure et de profondeur, un recueillement et une dimension méditative : on parle bien de la spiritualité franciscaine ou luthérienne… Je proposerai donc de nous représenter les relations entre religion et spiritualité comme un rapport d’inclusion mutuelle, chacune des deux incluant l’autre. Or, la spiritualité monastique, étant religieuse par définition, est un témoin privilégié de cette inclusion mutuelle. En offrant à la fois une réponse appropriée et un déplacement salutaire aux aspirations contemporaines.


Le second besoin exprimé par les femmes et les hommes d’aujourd’hui est le besoin d’unification. Notre société présente conduit à l’éclatement de la personnalité. Il y a une éthique et des valeurs pour le couple, pour le foyer, pour la famille, et une morale fort différente pour le travail, pour l’entreprise, pour les relations entre collègues ou avec supérieurs hiérarchiques. On n’a même plus besoin de le dire tellement cela est intégré, intériorisé, on sait qu’au travail il ne faut jamais dire ce que l’on pense, mais ce qui convient à celui qui est au-dessus de nous. La valeur de véracité n’a pas du tout le même sens dans le contexte familial et dans le cadre de l’entreprise. Et le dimanche matin, au culte, nous recevons un message que nous avons beaucoup de mal à incarner dans le quotidien au cours de la semaine. Sans parler de toutes les injonctions qui nous sont infligées par les médias et par les réseaux sociaux, de tous les conditionnements de nos convictions et de nos goûts qui s’infiltrent insidieusement dans notre imaginaire dès que l’on ouvre un écran ou que l’on entre dans une station de métro, assaillis par la publicité. Notre personnalité est donc éclatée entre des pôles en tension, des normativités inconscientes contradictoires, des idéaux très élevés et des pratiques bien médiocres. Par ailleurs, ce que Pascal appelait le divertissement, et Kierkegaard le stade esthétique, a pris de nos jours des proportions insoupçonnées, que ces deux penseurs du XVIIe et du XIXe siècles ne pouvaient même pas concevoir. Le zapping de chaîne en chaîne ou de programme en programme, le surf sur Internet au gré des impulsions et des états de fatigue, les jeux vidéo et les innombrables distractions à notre disposition, etc., nous éloignent toujours plus de l’essentiel de notre existence, et nous rendent spectateurs du monde et de notre propre vie. Les enseignants constatent une attention de plus en plus fragmentée chez les élèves, une difficulté toujours accrue de concentration, et une nécessité pédagogique à changer de type d’activités de plus en plus fréquemment. Il en va de même pour certains prédicateurs qui réduisent leur message à quelques minutes. Ainsi nous nous fuyons nous-mêmes, tout en ressentant confusément un besoin de recentrement et d’unification.

Dans quelle mesure une spiritualité monastique peut-elle répondre à ce besoin d’unification, ou de réunification de la personne ? On connaît l’étymologie du mot « moine ». Du grec « monos », qui signifie « seul », c’est-à-dire à la fois « unique » et « solitaire », il désigne tout d’abord les ermites et les anachorètes, qui se retirent du monde pour vivre totalement isolés, dans la seule compagnie de Dieu. Puis avec l’institution des communautés de cénobites, le vocable « moine » est maintenu, au prix d’une certaine inflexion sémantique : il continue à se référer à la solitude, car les cénobites alternent les activités communautaires, notamment les célébrations, et les temps d’isolement, consacrés à la lecture, à la méditation et à l’adoration ; mais peu à peu, le même terme va investir un autre sens du grec « monos », celui d’« unifié ». Le moine, la moniale, est une personne dont la vie tend à l’unification, car elle est orientée vers une seule finalité, un seul horizon. La mise à part à l’égard du monde a entre autres cette fonction : il n’est pas besoin d’attendre la civilisation de l’image et du zapping pour instaurer une rupture avec les éclatements, les divertissements et les dispersions générés par le monde. À la clôture qui symbolise cette protection à l’égard du monde sur un mode spatial, s’ajoute la Règle, qui offre de riches ressources en vue de la structuration de la personne et de son unification intérieure. Lorsque des tiers-ordres, des fraternités et de nouvelles communautés surgiront sans clôture, demeurera la Règle pour formaliser l’unification de la personne. C’est ce qu’exprime par exemple cette présentation des communautés de l’Arche de Lanza del Vasto :

« Mener une vie qui soit une et où tout aille dans le même sens, de la prière et méditation au labeur pour le pain de chaque jour, de l’enseignement de la doctrine au traitement du fumier, de la cuisine au chant et à la danse autour du feu »1. C’est pourquoi Lanza del Vasto instituera le Rappel, au son de la cloche, à chaque heure de la journée, moment d’arrêt de toutes les activités, quelques minutes de ressaisissement pour ne pas se laisser emporter, de respiration profonde et de méditation en position verticale, de retour à soi-même et à sa vocation. C’est l’occasion de se demander : « Qui suis-je ? à quoi suis-je appelé ? quel est le sens de ma présence ici et de ce que je suis en train de vivre ? »

Voici donc ce qu’une spiritualité monastique peut offrir au monde et à l’Église : une voie d’unification intérieure par une unité de vie extérieure, grâce à la Règle qui oriente l’existence, ou plutôt qui la réoriente, c’est-à-dire qui la retourne vers l’Orient. On sent bien qu’il s’agit là d’une réponse au besoin de nos contemporains, et en même temps d’une rupture à l’égard de leurs tendances spontanées et récurrentes à l’éclatement. Un rappel que s’ils veulent vraiment trouver réponse à leur besoin, ils doivent en payer le prix, et se laisser déplacer dans leur désir contradictoire d’être à la fois divertis et recentrés. Sans oublier que nos contemporains, c’est d’abord nous-mêmes, et que même si nous vivons en communauté ou en fraternité, ce rappel nous est sans cesse adressé, car le recentrement et l’unification sont une tâche permanente.


Depuis l’année 2015 et ses terribles attentats, la France redécouvre le troisième terme du triptyque républicain, et on ne compte plus les conférences, les colloques et les livres sur le thème de la « fraternité ». Il va de soi que cette inflation du langage masque une carence de la réalité dont on parle. On ne parle jamais tant de fraternité (comme de liberté ou d’égalité) que lorsque l’on en est privé, comme si le mot pouvait remplacer la chose. Une difficulté particulière apparaît en France, pays laïc et sécularisé, puisque pour vivre la fraternité (ou la sororité), il faut pouvoir se reconnaître des parents communs : qui sont nos ascendants qui nous rendent frères et sœurs si l’on ne se réfère plus à notre Père céleste, si la grande majorité de nos contemporains ne se posent plus la question de Dieu au moment de prendre des décisions importantes dans leur vie ou d’adopter tel ou tel comportement ? À cette difficulté s’ajoute le caractère oxymorique de notre société postmoderne, souvent pointé par les sociologues : nos contemporains expriment des aspirations contradictoires, en l’occurrence la convivialité et la liberté, ou pour le dire négativement un garde-fou contre la solitude qui ne soit pas en même temps un carcan collectif. La meilleure formulation de cette demande paradoxale est la suivante : « être libres ensemble ». Un besoin de fraternité se manifeste, mais à condition que cette fraternité ne conduise pas à devoir supporter les frères et les sœurs en permanence. En d’autres termes, la convivialité sans l’embrigadement.


Une « Fraternité » comme la « Fraternité spirituelle des Veilleurs » ne peut que se sentir concernée par ce besoin de fraternité, mais aussi par les modalités oxymoriques, ou à tout le moins paradoxales, de son expression. En effet, un tiers-ordre non-résidentiel offre la possibilité d’adopter un style de vie communautaire sans les contraintes de la communauté intégrale, communauté de toit, de travail et de vie au quotidien, et c’est peut-être l’une des raisons de son succès. Cette souplesse correspond sans doute en partie aux aspirations contemporaines à la convivialité sans l’embrigadement. En même temps, une telle Fraternité propose un déplacement eu égard à ces demandes de nos contemporains, et même un double déplacement : tout d’abord un déplacement vis-à-vis de la sécularisation, puisqu’il s’agit de fonder la fraternité sur la paternité de notre Père céleste et sur la fraternité du Christ, à distance, par conséquent, de toute allergie à une démarche confessante ; et d’autre part, étroitement articulé à ce premier déplacement, un second déplacement par rapport à la convivialité sans communion, puisqu’une Fraternité spirituelle ne propose pas seulement des temps de convivialité qui permettent d’échapper à la solitude, mais un approfondissement de la communion qui relie des sœurs et des frères en Christ. Dans son ouvrage intitulé De la vie communautaire, Dietrich Bonhoeffer avait déjà, dès 1938, formalisé ce double déplacement : d’une part il distingue les « communautés psychiques » des « communautés spirituelles », les premières étant guidées par les affects, et notamment l’angoisse devant la solitude et le désir de fusion sentimentale, tandis que les dernières sont centrées sur le Christ qui se tient toujours entre moi et mon frère ou ma sœur ; et d’autre part il dit quelque chose qui peut sembler contradictoire mais qui est plutôt dialectique : « Que celui qui ne peut pas être seul se garde de la vie communautaire, et que celui qui ne se tient pas dans la communauté se garde de la solitude »2. Il faut donc savoir être seul pour vivre en communauté, sinon l’entrée en communauté est une fuite à l’égard de soi-même, ce qui ne peut que parasiter les relations avec les frères et sœurs ; mais inversement, il faut être capable de vivre avec les autres pour se retirer de temps en temps dans la solitude, sinon celle-ci est une fuite à l’égard des frères et sœurs et elle devient vite insupportable. La vie communautaire d’une Fraternité est donc une dialectique entre solitude et vie fraternelle, qui permet non pas d’être simplement « libres ensemble », mais d’être d’abord libre à l’égard des autres et à l’égard de soi-même, pour pouvoir vivre avec les frères et sœurs et pour pouvoir vivre avec soi-même. Et cela, grâce à la liberté en Christ. Telle est l’offre d’une Fraternité, offre qui correspond à la demande contemporaine, tout en faisant un pas de côté, tout en se situant de façon décalée par rapport à elle, et donc tout en la déplaçant.



Le quatrième besoin est un besoin de silence. Il se manifeste en particulier par les migrations des populations urbaines vers les campagnes le temps d’un week-end, ou par l’attraction qu’exerce la montagne ou le désert sur nos contemporains, c’est-à-dire, encore une fois, sur nous-mêmes. Ce besoin de silence s’affirme comme le contrepoint du bruit permanent de nos cités. Le vacarme des moteurs de nos rues à nos périphériques, le conditionnement par le bruit de nos machines dans les entreprises jusqu’à nos espaces privés, le flot quasi-ininterrompu, jour et nuit, de sonneries de téléphones portables, de discours, de messages, de clips, d’informations, de musique plus ou moins électronique, issu de nos écrans, de nos casques ou de notre environnement immédiat, tout cela suscite en réaction un désir de calme, de paix et de sérénité, ne serait-ce que pour le repos de notre système nerveux. Cependant, dans notre société oxymorique, le conditionnement est tel que nous avons tendance à rechercher le calme dans un autre type de musique et d’ambiance sereine néanmoins surchargée de sons, plutôt que dans le vrai silence. Qu’est-ce que le vrai silence ?


Ici, la spiritualité monastique peut venir à nouveau offrir un trésor à nos contemporains, tout en les invitant à ne pas substituer au bruit un autre bruit, à la parole une autre parole. Il ne suffit pas de tourner le bouton de la radio ou d’arrêter nos ordinateurs pour accéder au silence. Malgré une insonorisation performante de nos habitats ou une relative discrétion de nos installations électro-ménagères, ce que nous prenons pour silence peut être un tumulte intérieur. Il s’agit donc de découvrir le silence intérieur, c’est-à-dire l’écoute : une écoute véritable qui soit un lâcher-prise par rapport à toutes nos pensées et à tous nos affects, qui soit donc une disponibilité à ce qui vient à nous. Le véritable silence est une attention concentrée sur l’altérité d’une présence : présence divine qui ne vient pas de nous mais qui surgit en nous, dans notre vie intérieure. Le silence authentique consiste donc à se laisser habiter par cette présence. Un tel silence se caractérise par sa densité et par son intensité. Il n’est pas accessible d’emblée, tant sont puissantes nos tendances à l’agitation : il est le fruit d’un exercice régulier, au point d’en faire une seconde nature. La régularité est ici un vecteur décisif : faire silence régulièrement est la clef pour finalement le savourer. Une culture du silence consiste à faire du silence un compagnon de vie, que l’on a plaisir et joie à retrouver régulièrement. Dans les communautés de l’Arche, chaque vendredi est un jour de jeûne et silence, et travailler ensemble dans le silence est une expérience particulièrement puissante, où se conjuguent le recueillement et l’attention à l’autre. Ce sont alors les yeux qui parlent, lorsqu’il est nécessaire de communiquer. Je sais que dans la Fraternité des Veilleurs, le silence a une place privilégiée, dans la solitude comme dans la vie fraternelle, et dans le mouvement dialectique entre les deux. Concevoir la prière comme silence, plutôt que comme flot de paroles, permet aussi d’en faire une écoute véritable, dans laquelle se tait toute autre voix que celle de la Parole de Dieu. L’alternance de silence et de parole permet à la parole d’être véritablement habitée : si le silence est habité, la parole le sera aussi. Le trésor offert par la spiritualité monastique à nos contemporains se redouble, ou devient triple en quelque sorte : nos contemporains peuvent y découvrir le véritable silence, le silence profond, en réponse et en déplacement par rapport à leur besoin de silence peu ou prou superficiel, deuxièmement ils peuvent par voie de conséquence accueillir une parole habitée, et finalement recevoir la grâce d’habiter eux-mêmes leur propre parole. Pour le dire avec les mots de Jacques Ellul, la parole se trouve « humiliée » dans la société technicienne, concurrencée par l’emprise de l’image et par le bavardage incessant ; or, « si l’homme n’est pas dans sa parole, elle est un bruit »3. La spiritualité monastique restitue à la parole toute sa dignité, lorsqu’elle est portée par l’intensité du silence qui la précède et qui la suit, et cela au cœur même de nos villes et de nos cités.



Le cinquième besoin exprimé par nos contemporains est le besoin de simplicité. Il s’agit ici aussi d’une réaction : réaction à la complexification croissante de nos modes de vie. L’exemple emblématique de cette complexité est celui des démarches administratives, qui encombrent et saturent notre quotidien, exigeant du temps et de l’énergie, et produisant surtout du stress et de l’incompréhension. Il en va de même avec la croissance exponentielle des procédures de contrôle sur tous les lieux de travail, publics comme privés. Mais ici encore, la réaction est paradoxale, sinon contradictoire. Le besoin de simplification de nos existences s’accompagne d’un attachement à un certain confort, qui suppose une société complexe. Qui est prêt à renoncer à son standing et à ses droits, qui reposent sur une société de croissance économique, et sur une inflation législative ?


La spiritualité monastique vient montrer qu’il est possible de vivre plus simplement. Il en va d’abord de la simplicité évangélique. Le substantif « simplicité » appelle les qualificatifs « biblique » et « évangélique » par automatisme de langage : lorsque l’on veut insister sur la notion de simplicité, lorsque l’on veut en parler avec emphase, l’exacerber en quelque sorte, le syntagme qui vient à l’esprit comme par réflexe est celui de « biblique » ou d’« évangélique ». En quelque sorte, la simplicité biblique ou évangélique est l’hyperbole de la simplicité. L’expression « simplicité biblique ou évangélique » peut prendre trois acceptions : elle peut se référer premièrement au style de vie des personnages mis en scène dans le Premier et le Nouveau Testaments, ignorant le luxe et les raffinements de la civilisation urbaine ; aux modalités d’écriture, au ton et au style de la Bible, qui ne cherchent pas les effets de manche mais plutôt la concision et le dépouillement du propos, en rupture avec les conventions classiques ; et enfin, au niveau culturel des récepteurs du message, qui n’ont pas besoin d’être des gens instruits4.

Le philosophe danois Søren Kierkegaard nous rappelle que la Bible est une lettre d’amour envoyée par Dieu à ses lecteurs, qu’il s’agit de recevoir au cœur plutôt que de la disséquer comme si elle n’était pas ou plus vivante. Et avec son ironie légendaire, il imagine un exégète spécialiste de l’Ancien Testament, qui après de nombreuses heures de labeur sur le texte hébraïque, découvre un daguèsh, c’est-à-dire un point-voyelle qui s’invite au milieu d’une consonne et change le sens du mot. Ce chercheur repère donc un daguèsh qu’il n’avait encore jamais remarqué à cet endroit-là, et cela bouleverse la signification du vocable, mais aussi par voie de conséquence le sens de la phrase, et finalement révolutionne l’interprétation classique de la péricope, c’est-à-dire du passage du texte dans lequel il s’insère. Notre exégète s’excite, s’échauffe, imagine la communication sensationnelle qu’il va pouvoir faire au prochain colloque international d’exégèse vétéro-testamentaire, et se voit déjà couronné pour son apport décisif à l’avancée de la science… jusqu’à ce que, par inadvertance, sa tendre épouse entre dans son bureau, s’approche doucement de lui, et souffle incidemment sur sa table de travail… et le daguèsh s’envole… : ce n’était en réalité qu’une boule de tabac tombée de sa pipe !


Telle est, revisitée par le style sarcastique inimitable de Kierkegaard, la simplicité évangélique, celle des « pauvres pour l’esprit » (ou des « pauvres de cœur » comme les Veilleurs disent dans leur traduction) des béatitudes du Sermon sur la montagne selon la version de Matthieu. Et cette simplicité d’esprit et de cœur conduit à une simplification du mode de vie : celle de la sobriété heureuse, ou même de la pauvreté choisie, puisque la version de Luc du Sermon sur la montagne se limite à parler des « pauvres ». La spiritualité monastique articule pauvreté spirituelle, comme reconnaissance du manque qui ne peut être comblé que par un Autre, par le Tout Autre, et pauvreté matérielle, non pas subie comme la misère, mais choisie et assumée dans la joie et la miséricorde. « Joie, simplicité, miséricorde » : la triade de Wilfred Monod proposée comme devise pour la Fraternité des Veilleurs, dit bien combien ces trois pôles sont associés, et dit que chacun des trois a besoin des deux autres, dont il se nourrit et qu’il nourrit à son tour. À nos contemporains soucieux de simplification de vie, la spiritualité monastique offre un beau témoignage de la possibilité de cette simplicité, mais aussi de son lien avec la joie et la miséricorde : il n’est pas question de porter la simplicité de vie comme un fardeau écrasant, ni de la mettre en œuvre avec un héroïsme replié sur ses propres vertus, mais de l’articuler avec la joie qu’elle procure et la miséricorde qu’elle suscite.



Le sixième besoin concerne une temporalité postmoderne. En quelques décennies, notre rapport au temps a fondamentalement changé. Nos contemporains sont beaucoup plus réfractaires que nos aïeux à une régularité d’activités inscrites dans la durée. Ils sont bien plus adeptes des décisions prises au dernier moment, sur une impulsion instantanée, en fonction de la décision d’une autre personne, pour une participation ou une non-participation, et surtout ils apprécient les « temps forts » ponctuels, qui mobilisent à la fois la convivialité et la liberté, comme on l’a déjà vu, mais aussi l’émotion et les valeurs, le sens et les sens, la dimension utilitaire et la dimension festive. Telle est la temporalité postmoderne, qui ne s’inscrit plus dans la fidélité à un engagement pris sur le long terme, pas même sur le moyen terme, comme l’était la temporalité moderne, mais qui se manifeste par des coups de cœur, par des micro-histoires, par une liberté toujours réaffirmée de changer ses envies et ses goûts. Ce nouveau rapport au temps est manifeste dans la fréquentation des célébrations ecclésiales, qui privilégie les « temps forts » festifs au détriment de la pratique dominicale continue, mais aussi dans la participation à des événements culturels, où la décision se prend au dernier instant, et où l’on n’hésite pas à ne pas aller là où l’on a pourtant réservé. Les professionnels de l’événementiel, les animateurs, les agents associatifs et les restaurateurs, en témoigneraient tout autant que les pasteurs et responsables de groupes de jeunes.

Face à cette recomposition radicale de la temporalité, la spiritualité monastique présente autant d’affinités que de points de rupture. Les communautés monastiques offrent des lieux de ressourcement spirituel qui fonctionnent aujourd’hui en grande partie sur le mode des « temps forts » : sessions, retraites, célébrations, rassemblements, événements festifs, à une occasion particulière (en fonction du calendrier liturgique ou d’une commémoration, par exemple un Centenaire…) La grande difficulté que rencontrent aujourd’hui nombre de communautés est la nécessité malgré tout de maintenir au moins un embryon de vie communautaire dans la continuité, un noyau de personnes qui s’apparente davantage au « petit reste », pour pouvoir maintenir et entretenir les lieux en état, et pour accueillir les personnes qui viennent participer à ces « temps forts ». Dans bien des endroits, le noyau est trop restreint et vieillissant, et a dû se résigner à transmettre la gestion des bâtiments et des terres à d’autres : familiers, voisins, voire entreprises privées.


En ce qui concerne la Fraternité spirituelle des Veilleurs, il me semble qu’elle conjugue régularité et « temps forts », et par conséquent continuité et discontinuité. Dans son rapport à la temporalité, elle s’inscrit donc à la fois en affinité et en rupture avec la sensibilité postmoderne, et est ainsi susceptible de répondre aux demandes de nos contemporains, et de leur offrir un déplacement qui les réenracine dans une tradition d’engagement dans la durée. À la fois moderne et postmoderne, elle propose aussi bien une structuration par la régularité dans la dispersion géographique, et une dynamique centripète par les retraites et les rassemblements sur le mode de la ponctualité. Elle peut ainsi servir les Églises en leur donnant un exemple de double allégeance aux principes de la fidélité et de la liberté.


Le septième besoin est un besoin d’engagement. Ce besoin est paradoxal, car d’une part il est déconnecté de la politique au sens traditionnel (les partis politiques ne font plus guère recette, l’autorité même de la femme ou de l’homme politique se trouve en grande partie discréditée), et d’autre part ce besoin se heurte à une avalanche quotidienne de mauvaises nouvelles de toutes sortes sur le sort de notre humanité et de notre planète, qui tend à produire un sentiment général d’impuissance, de résignation, et donc de désengagement. Mais contrairement à ce que l’on entend parfois, les velléités d’engagement demeurent, sous d’autres formes. Il suffit de voir le succès de la sphère humanitaire, des sommes conséquentes qui sont données à toutes sortes d’associations (on me dira que c’est en échange de baisses d’impôts, mais d’abord tout le monde n’en paie pas, et pour ceux qui sont imposables cela reste un don), ainsi que le succès, relatif mais non insignifiant, du champ de l’économie sociale et solidaire dans sa plus grande extension (ce qui représente tout de même 15% du PIB en France). On repère donc parmi nos contemporains une volonté de faire quelque chose pour que le monde aille un peu mieux, ou en tout cas un peu moins mal.

La spiritualité monastique pourrait sembler hors-jeu car quelque peu désincarnée par rapport à cette demande d’engagement concret. Mais il s’agit là d’un lieu commun à déconstruire. Certains courants de la spiritualité monastique, en effet, proposent une dialectique féconde entre spiritualité et engagement. La spiritualité y est conçue comme une ressource pour l’engagement. Action et contemplation sont ainsi comme le flux et le reflux de la marée, ou comme l’inspire et l’expire de la respiration. Sans inspire, à force d’expirer, vous risquez effectivement… d’expirer ! L’épuisement guette l’activisme, et avec lui le découragement et l’amertume. Tandis que la respiration spirituelle permet de s’engager avec endurance. On se souvient que le courant théologique du Christianisme social, fondé par Tommy Fallot et Charles Gide, puis porté à la seconde génération par Elie Gounelle et Wilfred Monod, et qui a été le terreau dans lequel a germé la Fraternité spirituelle des Veilleurs, tenait ensemble action et contemplation, prière et engagement, vie de piété et présence plénière au monde. Cette dialectique n’est pas l’apanage du Christianisme social, puisque le grand théologien Karl Barth parlait du chrétien comme étant celui qui avait la Bible dans une main et le journal dans l’autre ; aujourd’hui, il a aussi les yeux sur Internet.


La spiritualité monastique peut offrir à nos contemporains ce mouvement permanent entre vie intérieure et engagement à l’extérieur, ce que Jacques Ellul appelait « l’engagement dégagé »5 : il s’agit d’être d’abord dégagé, c’est-à-dire libéré par le Christ, pour ensuite s’engager, mais non pas s’engager pour s’engager, par activisme ou idolâtrie de l’action, et surtout pas en s’imaginant que le salut du monde repose sur nos épaules ; non, il n’y a qu’un seul Sauveur du monde, et nous sommes dépréoccupés de la question du salut. Mais l’engagement dégagé consiste à s’engager pleinement avec légèreté, en se sachant portés, soutenus, fortifiés, encouragés et consolés, au lieu d’être arc-boutés sur les résultats de notre action. S’engager dans le lâcher-prise, et assumer les revers et les échecs sans nullement perdre l’espérance, car nous sommes convaincus que nous ne sommes pas seuls. Tel est le trésor que la spiritualité monastique peut offrir au monde et aux Églises, et à tous nos contemporains indignés par la marche du monde, et soucieux d’engagement, mais écartelés entre l’engagement pour l’engagement, et le découragement et finalement le désengagement. Ici encore, la spiritualité monastique répond au besoin de nos contemporains, tout en déplaçant la demande et en la recentrant sur l’essentiel, sur Celui qui peut seul donner sens à nos velléités d’engagement.


Le huitième besoin est celui d’être-soi-même. À notre époque, l’injonction à être-soi-même est permanente. Nous vivons dans la société du selfie. Toutes les stratégies pour se mettre en scène sur les réseaux sociaux, sur les sites et les blogs, manifestent une volonté de soigner sa propre image aux yeux des autres, et par-delà ce narcissisme, une boulimie de l’authenticité, de la fidélité à soi-même : comment coïncider avec soi-même ? La publicité et la culture médiatique jouent beaucoup sur ce ressort. Le grand paradoxe est que la norme est la même pour tous, conformément aux tendances lourdes d’une société de massification et d’uniformisation, et que cette norme uniforme consiste à être-soi-même, à être original, à se distinguer des autres, mais sous le regard des autres, dans un véritable spectacle permanent.


La spiritualité monastique peut répondre à ce besoin légitime d’authenticité, mais en le déplaçant pour le dégager de toute l’emprise des déterminations normatives. Søren Kierkegaard – encore lui – disait que vouloir être-soi-même par ses propres forces conduisait au désespoir : c’est un épuisement psychique permanent, car alors on se construit un personnage aux yeux du monde, et on cherche à toutes forces à le faire valider par les autres, et on se trouve écartelé entre le souci de correspondre à ce personnage et le jugement qui est porté sur lui. La seule manière d’échapper à ce désespoir, c’est de renoncer à soi-même, de s’en remettre à Dieu avec une totale confiance, et ainsi de devenir-soi-même grâce au détour par cette altérité divine : ou plus exactement de devenir-soi-même tel que Dieu veut que nous soyons. D’advenir finalement à celle ou à celui à laquelle ou auquel nous sommes appelé.e, à notre vocation profonde. Or, n’est-ce pas précisément le sens de la spiritualité monastique ?

La spiritualité monastique offre à nos contemporains le témoignage d’une vie authentique, mais qui n’est authentique que du fait d’un lâcher-prise à l’égard de soi-même. Être libéré en Christ, c’est être libéré à l’égard de soi-même, c’est être libéré à l’égard de tout ce qui, en nous-même, relève de nos déterminations psychiques et des injonctions sociales. C’est accéder à la décolonisation de notre imaginaire, comme dirait l’économiste Serge Latouche6. Cette libération à l’égard de soi-même est la condition préalable pour nous laisser ensuite reconfigurer selon l’appel de Dieu adressé spécifiquement à chacune ou à chacun, appel absolument singulier, irréductible à toute normativité sociale. C’est donc ce qui permet d’être-soi-même sans leurre, et surtout sans se tromper soi-même sur soi.

Ainsi, une nouvelle fois, la spiritualité monastique répond à l’une des aspirations les plus prégnantes de notre temps, mais elle le fait de manière paradoxale, en déplaçant la demande de nos contemporains, en les invitant à faire le détour par l’altérité divine. Lorsque toutes les techniques de développement personnel leur promettent une fidélité à soi par leurs propres forces, par un repli sur soi qui rappelle la définition du péché par Martin Luther (Homo incurvatus in se ipsum : l’homme recourbé sur lui-même), la spiritualité monastique propose une sortie de ce carcan pour s’ouvrir à Dieu et se laisser conduire par Lui vers un nouveau soi-même. On se souvient aussi à ce sujet de l’appel de Dieu à Abraham au début du chapitre 12 de la Genèse : « Va vers toi-même (« Lekh lekha » en hébreu), va vers toi-même, quitte ton pays pour aller vers le pays que je te montrerai »7. Ainsi, aller vers soi-même, c’est se quitter soi-même et quitter ses attaches, larguer les amarres, et suivre le chemin que Dieu trace pour nous, car il mène précisément vers soi-même. Cette dialectique du renoncement à soi-même et de la rencontre finale avec soi-même est au cœur de la spiritualité monastique, et elle est d’une valeur et d’une saveur toute particulière pour notre époque saturée de promotions inauthentiques de l’authenticité.


Le neuvième besoin exprimé par nos contemporains est celui de l’accueil inconditionnel. Ce besoin est étroitement relié au précédent, puisqu’à travers l’accueil sans conditions, ce qui est attendu, c’est l’acceptation et la reconnaissance du droit d’être soi-même. Or, le thème du manque de reconnaissance revient très fréquemment dans les enquêtes sur le mal-être des Français, mal-être au travail en particulier, mais aussi d’une façon plus générale dans la société. Ce à quoi nos contemporains aspirent, c’est d’être reconnus tels qu’ils sont, sans jugement ni discrimination, et par conséquent d’être accueillis, d’être au bénéfice d’une hospitalité radicale. Cette aspiration révèle en creux les carences de notre société en matière d’hospitalité : non seulement envers les étrangers, les migrants et les demandeurs d’asile, mais envers tout un chacun, dont on exige qu’il fasse ses preuves, qu’il soit performant et efficace, qu’il se conforme à un certain standard de mode de vie et de valeurs, avant de lui accorder une reconnaissance minimale. D’où la prolifération des évaluations dans tous les secteurs de la société depuis quelques années : il s’agit de mesurer le degré de conformité et le niveau de productivité de chaque citoyen ou de chaque employé. L’intégration dans un groupe quelqu’il soit est toujours plus conditionnée, et donc conditionnelle.


Ici, la spiritualité monastique tranche avec cette tendance lourde de la société de plus en plus affirmée, et peut par conséquent répondre à un besoin exprimé dans la douleur. Dans son livre récent intitulé : Le temps des moines8, la sociologue des religions Danièle Hervieu-Léger fait de l’hospitalité inconditionnelle la spécificité du monachisme, et même le lieu potentiel de son renouveau. Ce qu’elle appelle « le pivot d’une recharge utopique majeure du monachisme contemporain »9. Elle ne nie pas, bien entendu, la nécessité de poser des limites à l’hospitalité, en la conditionnant au respect de quelques règles (silence, horaires, espaces dévolus aux moines, contribution aux tâches ménagères), sauf à mettre en danger l’existence même des communautés. Cependant, l’hospitalité inconditionnelle demeure l’horizon utopique de la spiritualité monastique, qui sort de toute logique de réciprocité, en s’ouvrant à l’autre, inconnu, anonyme, auquel on ne demande pas son nom, et auquel on ne propose de contribution financière qu’à la discrétion de l’hôte, en fonction de ses moyens et de sa conscience. Cela implique une prise de risque pour la communauté, mais une prise de risque vécue sur un fond de visée eschatologique.


Au-delà des monastères entourés d’une clôture, l’hospitalité inconditionnelle, mise en tension dialectique avec l’instauration d’un « pacte d’hospitalité » qui rappelle le respect de certaines règles de vie, peut s’affirmer comme la marque de fabrique, comme l’ADN de la spiritualité monastique. Cela tient au fait que cette dernière s’enracine et s’abreuve à une conviction d’être ainsi accueillis par Dieu : sans la moindre condition. C’est ce rappel de la grâce qui nous est faite qui conduit les communautés et fraternités à incarner leur conviction dans une pratique d’accueil inconditionnel. Cette pratique concerne d’abord les relations au sein de la communauté ou de la fraternité : chacun membre y est accueilli tel qu’il est, dans la reconnaissance de sa singularité absolue, singularité qui découle de sa relation personnelle avec Dieu et de sa vocation particulière que Dieu lui donne. Le terme de reconnaissance est polysémique, comme Paul Ricœur l’a longuement développé dans ses Parcours de la reconnaissance 10, dernier livre publié avant sa mort. La reconnaissance signifie aussi bien la réitération de la connaissance (je te reconnais parce que je t’ai déjà vu quelque part), que la prise en compte de la valeur d’une personne (je reconnais qui tu es, avec tous tes dons et tes charismes), et enfin que la gratitude pour ce que cette personne apporte (je suis reconnaissant pour ta présence : « Merci à toi pour celle ou pour celui que tu es, merci à toi d’être toi ! »). En pratiquant cette reconnaissance sans exigence de réciprocité, cette hospitalité inconditionnelle, au sein des communautés et des fraternités mais aussi envers l’autre, envers l’étranger, celui qui est différent et dont nous sommes différents (car on est toujours l’étranger de quelqu’un), la spiritualité monastique peut répondre puissamment à un besoin qui sourd parmi les besoins les plus fortement affirmés par nos contemporains.


Le dixième besoin exprimé est celui de réalisme. L’expression de ce besoin est elle aussi paradoxale, puisque nous vivons en grande partie dans un monde virtuel, une « société du spectacle » pour reprendre l’expression de Guy Debord, nous sommes spectateurs de notre vie à travers une série d’écrans qui font du spectacle quelque chose de totalement fictif, et nous sommes soumis en permanence à un flot de discours idéologiques qui tendent à conditionner nos manières de penser et nos goûts ; et la conscience de cet état de fait nous conduire à réagir en aspirant à davantage de véracité et d’honnêteté intellectuelle. Mais le paradoxe se redouble en constatant que nous nous complaisons nous-mêmes dans les représentations factices du monde et que nous produisons nous-mêmes des fantasmagories. Comment demander du réalisme lorsque l’on est soi-même tellement conditionné, jusque dans notre demande de réalisme ?


La spiritualité monastique peut néanmoins répondre à ce besoin d’une façon très précieuse. Mon guide sera à nouveau Dietrich Bonhoeffer, dont le livre : De la vie communautaire, est un viatique et une boussole pour nombre de communautés et de fraternités. Je relèverai de cet ouvrage encore deux orientations très fortes. La première est qu’il importe de regarder sa communauté, sa fraternité, son Église, avec réalisme, au point qu’il est préférable d’être déçu par elle le plus tôt possible11. Cette affirmation peut surprendre, voire choquer, mais il est essentiel pour Dietrich Bonhoeffer de ne pas entretenir un fantasme au sujet de sa communauté, sous peine de se faire le saboteur de la vie communautaire : « Toute image humaine illusoire, qui se trouve introduite dans la communauté chrétienne, empêche la communauté authentique et doit être brisée pour que la communauté authentique puisse vivre. Celui qui préfère son rêve d’une communauté humaine à la communauté chrétienne elle-même, celui-là devient le destructeur de toute communauté chrétienne, quels que soient l’honnêteté, le sérieux et le dévouement qu’il exprimait, personnellement, dans ses intentions »12. Le fantasme est donc le plus grand ennemi de la vie communautaire et de la spiritualité monastique : rêver d’une communauté idéale, ou d’une Église idéale, c’est vouloir se passer de Dieu et de son pardon, en niant notre péché Toute image chimérique de la communauté, de la fraternité ou de l’Église se doit donc d’être combattue par la spiritualité monastique. Et c’est en cela que celle-ci offre au monde et à l’Église le trésor du réalisme sur soi-même et sur ses frères et sœurs.


La seconde orientation du livre de Dietrich Bonhoeffer, liée à la première, consiste à prier les uns pour les autres au sein de la communauté ou de la fraternité. Ce faisant, nous nous plaçons nous-mêmes au pied de la Croix, pécheurs graciés, et nous regardons notre frère, même celui qui nous a fait souffrir, surtout celui qui nous a fait souffrir, lui aussi comme un pécheur gracié au pied de la Croix. La prière d’intercession est donc un vigoureux exercice de réalisme. Je cite Dietrich Bonhoeffer : « Une communauté chrétienne vit de l’intercession de ses membres les uns pour les autres, sinon elle disparaît. Quand je prie pour un frère, je ne peux plus, en dépit de toutes les misères qu’il peut me faire, le condamner ou le haïr. Son visage, qui m’était peut-être étrange et insupportable, se transforme au cours de l’intercession dans le visage du frère pour lequel le Christ est mort, le visage du pécheur gracié. C’est une découverte bienheureuse pour le chrétien qui commence à intercéder pour d’autres. Il n’existe plus d’antipathie, de tension ou de désaccord personnel qui ne puisse être surmonté dans l’intercession, en ce qui nous concerne. L’intercession est le bain de purification dans lequel, chaque jour, le fidèle et la communauté doivent se plonger. Il peut y avoir parfois une lutte très dure avec le frère dans l’intercession, mais celle-ci a la promesse de conduire au but »13. À l’heure du monde virtuel, des fake-news, des propagandes de toutes sortes, et des stratégies de duplicité qui s’imposent pour survivre dans l’univers de concurrence qui est le nôtre, la spiritualité monastique offre un antidote puissant à travers le réalisme et la véracité qu’elle promeut et dont elle se nourrit.


Le onzième et avant-dernier besoin qu’expriment nos contemporains est un besoin de sens. Le spectacle du monde et de la marche de l’histoire se trouve foncièrement brouillé et donne une impression d’absurde. Le mythe du progrès a du plomb dans l’aile, on constate partout des régressions sur ce que l’on croyait acquis, l’image d’un monde meilleur à construire, plus juste et plus pacifique, semble se dissoudre, et s’impose le réflexe du « À quoi bon ? » Dans le monde du travail, bien des acteurs ne comprennent pas le sens de ce qu’on leur demande de faire. Et l’idéal de l’être humain réduit à sa fonction de producteur-consommateur ne satisfait plus grand monde. L’on ne s’y soumet que par la force de l’habitude, et parce que l’on ne voit plus guère d’alternative. L’hypothèque qui pèse sur les conditions et la qualité de vie, et même de survie, des générations futures, produit de l’éco-anxiété, et chez les jeunes, une forme de désespérance qui peut se manifester par le renoncement à engendrer. Nous vivons à une époque où l’absurde règne en maître.


À l’évidence, la spiritualité monastique est pourvoyeuse de sens. Et cela, dans les deux sens du mot « sens ». Dans le sens de la signification, de la valeur et de la saveur de la vie. Et dans le sens de l’orientation, du but, de l’objectif, de la finalité de la vie. À toutes les mauvaises nouvelles diffusées par les chaînes de radio et de télévision en continu, la spiritualité monastique oppose la Bonne Nouvelle de l’Évangile, qui donne du sens dès lors qu’elle est vécue et mise en œuvre dans sa dimension personnelle et communautaire. Orientés ou réorientés par le message du Christ, tous les petits actes du quotidien, même les plus prosaïques, prennent du sens, car ils sont remplis de sa présence. À l’instar des deux pèlerins en route pour Emmaüs14, à qui Jésus permet de comprendre leur propre histoire, de mettre de la cohérence et de la valeur dans l’enchaînement des faits, jusqu’alors absurdes. Le fait d’être convaincu de rencontrer le Christ dans les rencontres avec le prochain, y compris et peut-être surtout si ce prochain est un inconnu, cela invite à les vivre de manière tout à fait différente, et savoureuse. Or, la spiritualité monastique crée à la fois l’occasion de la rencontre, par la structure communautaire, et l’orientation spirituelle susceptible d’interpréter en ces termes cette rencontre.


De plus, l’assiduité dans la lecture et la méditation de l’Écriture, lue et méditée personnellement et en communauté ou en Église, offre une possibilité de conférer du sens à notre existence. Selon les récits bibliques, le monde n’est pas l’effet du hasard et de la nécessité, il est créé par amour et pour l’amour, et c’est cet amour, cette miséricorde de la triade « Joie, Simplicité, Miséricorde », qui donne sens à la vie. Nous ne sommes pas simplement des atomes ou des rouages impersonnels dans une énorme machine à gérer les flux, nous ne nous limitons pas au statut de producteurs-consommateurs qui pourraient s’écrier : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons ! »15. À Heidegger qui faisait de nous des êtres-pour-la-mort, simplement destinés à vivre et à mourir, Jacques Ellul répliquait que nous sommes d’abord et avant tout des « êtres-pour-l’Amour »16. Notre existence n’est pas seulement une trajectoire plus ou moins rectiligne, plus ou moins heurtée, qui va de la naissance à notre décès, mais une aventure joyeuse et savoureuse nourrie par la passion d’aimer. Ce sens conféré à notre vie tient au fait, irréfutable si on lit la Bible, que Dieu nous aimés le premier, d’un amour infini. La spiritualité monastique peut offrir ce cadeau au monde, non seulement de l’annoncer et de le proclamer, mais d’abord et avant tout de le vivre et d’en vivre.


Enfin, le douzième et dernier besoin exprimé par nos contemporains est un besoin d’espérance. Ce besoin est aussi paradoxal que les autres, en ce sens qu’il amalgame bien souvent « espoir » et « espérance ». Or, les deux substantifs qui se rattachent au même verbe « espérer » ne disent pas du tout la même chose. En fait, le besoin qui s’exprime aujourd’hui, c’est le besoin d’espérer. Mais on peut espérer d’espoir ou espérer d’espérance. Et la spiritualité monastique pourra peut-être proposer de déplacer l’aspiration au premier vers une aspiration à la seconde.


Dans son livre intitulé : L’espérance oubliée17, Jacques Ellul oppose radicalement espoir et espérance. L’espoir, c’est la perspective d’une amélioration de la situation à vues humaines : « Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir », et « L’espoir fait vivre ». Il y a de l’espoir tant qu’il reste un rayon de lumière qui passe par la lucarne. C’est ce que voudraient nos contemporains : un peu d’espoir. Or, la situation de notre planète, et même de notre continent, et même de notre pays, et même bien souvent de nos familles, ne laisse guère d’espoir. C’est plutôt le désespoir qui règne : le pire est quasiment certain, il n’y a plus aucune lumière dans la pièce sombre. L’espérance, pour sa part, ne s’appuie pas sur les calculs humains raisonnables d’une probable sortie de crise. Au contraire, l’espérance surgit lorsqu’il n’y a plus d’espoir, c’est-à-dire en situation de désespoir. L’espérance s’appuie sur les promesses de Dieu, et notamment sur la promesse qu’il ne nous laissera pas seuls, qu’il nous assure de sa présence en Jésus-Christ : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde »18 ; « Rien jamais ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ notre Seigneur »19. L’espérance consiste donc à regarder l’avenir avec réalisme, sans aucun espoir dans les capacités humaines à améliorer la situation, mais avec la conviction que nous ne sommes pas seuls, que nous sommes portés, et que nous pourrons traverser les épreuves dans la communion avec notre Dieu. Il ne s’agit pas d’attendre passivement son intervention miraculeuse, ni la fin des temps, mais de rester debout face à l’adversité, de ne pas succomber aux mouvements collectifs d’angoisse et de panique, et de témoigner de notre espérance auprès de ceux qui sont déchirés entre l’espoir et le désespoir.


La spiritualité monastique est tout particulièrement témoin de cette espérance. Par son rythme de régularité et de fidélité dans la prière, la méditation de l’Écriture, et le partage communautaire, elle offre les ressources pour « être toujours prêts à rendre compte de l’espérance qui est en nous »20. La Bible a recours à deux métaphores pour parler d’espérance : dans le Premier Testament, l’espérance se dit « tiqvah » en hébreu, c’est-à-dire une corde fermement tendue entre aujourd’hui et demain ; dans le Nouveau Testament, l’espérance est présentée comme « l’ancre de l’âme »21. Cette fermeté, cette solidité de la corde comme de l’ancre, la spiritualité monastique en atteste par sa Règle, par ses engagements, par ses pratiques liturgiques, par la densité de son silence et par sa parole habitée, par sa vie communautaire, par son rayonnement. Elle est donc un vecteur privilégié pour proposer au monde le déplacement salutaire de l’espoir vers l’espérance.

Ainsi, au terme de ce parcours avec douze stations, douze besoins de nos contemporains, il apparaît clairement que la spiritualité monastique est un lieu propice pour répondre aux attentes du monde et de l’Église. Une réponse qui, comme on l’a vu, se décline à chaque fois par l’invitation au déplacement. L’avenir de la spiritualité monastique me semble lié à sa capacité à honorer ces douze réponses et à expérimenter pour elle-même ces douze déplacements. Car loin de tout clivage hermétique entre le monachisme, l’Église et le monde, puisque chaque membre de communauté monastique ou de fraternité spirituelle fait aussi partie de l’Église et du monde, et partage les mêmes aspirations, ce qui sera attesté dans le cadre de la spiritualité monastique aura du sens pour l’Église et pour le monde.


Frédéric Rognon22



1 Lanza del Vasto, Les quatre fléaux, Paris, Denoël, 1959, tome 2, p. 228.

2 Dietrich Bonhoeffer, De la vie communautaire (1938), Genève, Labor et Fides, 2007, p. 69-70.

3 Jacques Ellul, La parole humiliée (1981), Paris, La Table ronde, 2014, p. 247.

4 Voir : Yves D. Papin, Les expressions bibliques et mythologiques, Paris, Belin, 1989, p. 39.

5 Voir : Jacques Ellul, Éthique de la liberté (1975), Genève, Labor et Fides, 2019, p. 461-702.

6 Voir : Serge Latouche, Décoloniser l’imaginaire, Paris, L’Aventurine, 2017.

7 Gn 12, 1.

8 Voir : Danièle Hervieu-Léger, Le temps des moines. Clôture et hospitalité, Paris, PUF, 2017.

9 Ibid., p. 678.

10 Voir : Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock, 2004.

11 Voir : Dietrich Bonhoeffer, De la vie communautaire, op. cit., p. 31.

12 Ibid.

13 Ibid., p. 77.

14 Voir : Lc 24, 13-35.

15 Es 22, 13 ; 1 Co 15, 32.

16 Jacques Ellul, Vivre et penser la liberté, Genève, Labor et Fides, 2019, p. 544.

17 Voir : Jacques Ellul, L’espérance oubliée (1972), Paris, La Table ronde, 2023.

18 Mt 28, 20.

19 Ro 8, 38-39.

20 1 P 3, 15.

21 Hb 6, 19.

22 Ministre de l’ÉPUdF, professeur de philosophie à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg.