Chrétiens ou Disciples

Disciple

Quant à ceux qui se disent de nos jours chrétiens, quelques-uns sont de vrais disciples et auraient agi comme l'apôtre Pierre; beaucoup d’entre eux l’auraient fait à moins forte raison, de peur de se compromettre, de perdre leur réputation, ou d’encourir le mépris de leurs semblables; tandis que la plupart ne sont point disciples et leur peur de prétendre au titre est en réalité un indice de leur franchise. Ils se rendent compte que le mot "disciple" comporte l’idée de parenté beaucoup plus intime et beaucoup plus forte que celle dont ils jouissent — même ils ne la désirent pas. Tout en traitant donc de respect, voire d’admiration ceux qui s’appellent disciples de Sartre, par exemple, ou de n’importe quel autre philosophe, ils ne veulent point qu’on parle devant eux de disciples de Christ: cela les gêne.

Leur franchise est digne de louange: ce qui ne l’est pas, c’est la manière obstinée dont ils persistent à s’appeler chrétiens. Qu’est-ce qui explique cette ténacité?

Il y en a quelques-uns qui croient que seuls les douze s’appelaient disciples, tous les autres étant tout simplement chrétiens. Ce n’est point vrai. C’est le mot "disciple" qui est commun dans le Nouveau Testament, étant employé 269 fois: il y avait des multitudes de disciples, hommes et femmes, peu après l’ascension de Christ. (Actes 4: 32). Par contre, on ne rencontre le mot "chrétien" que trois fois et chaque fois il est employé d’une façon qui donne à penser.


  1. "Ceux qui avaient été dispersés par la persécution survenue à l’occasion d’Etienne allèrent jusqu’en Phénicie, dans l’île de Chypre, et à Antioche. ... Ce fut à Antioche que pour la première fois, les disciples furent appelés chrétiens." (Actes 11: 19, 26).

  2. Ce sont leurs ennemis, paraît-il, qui leur ont donné ce sobriquet, pour qualifier, sans doute, des gens qui parlaient toujours de Christ. Alors, quand nous aimons, nous autres, à nous entendre appeler chrétiens, est-ce parce que nous appartenons à une secte peu populaire, ou parce que nous parlons très souvent de Christ? Est-ce que nous envisageons la possibilité d’être persécutés comme chrétiens si la tolérance religieuse venait à diminuer? "Et Agrippa dit à Paul: Tu vas bientôt me persuader de devenir chrétien!" (Actes 26; 28).

  3. Paul est en train de se défendre devant Agrippa et Festus, quand on l’interrompt, avec cette remarque, prononcée, peut-être, sur un ton ironique. Mais nous autres, chrétiens du vingtième siècle, est-ce que nous nous sommes jamais défendus en tant que chrétiens devant les autorités de l’état? Si nous avions à expliquer notre espérance chrétienne, le ferions-nous en citant l’Ancien Testament? Est-ce que nous comprenons autant qu’Agrippa même la véritable signification d’être chrétien,—qu’il ne suffit pas d’être né dans un pays soi-disant chrétien mais qu’il faut être pleinement persuadé. "... Si quelqu’un souffre comme chrétien, qu’il n’en ait point honte, et que plutôt il glorifie Dieu à cause de ce nom." (I Pierre 4: 16).

  4. Quel verbe est-ce que Pierre emploie? Qu’est-ce que le chrétien doit faire? Il doit souffrir. Il parle d’une épreuve dure que les chrétiens devront traverser. Et nous, en nous appelant chrétiens, est-ce que nous pensons à la possibilité d’une telle épreuve? Malgré la tolérance moderne, on peut aisément imaginer des développements politiques qui la rendraient non seulement possible, mais certaine, pour les véritables chrétiens. D’ailleurs, on pourrait dire que l’on ne saurait être chrétien, quelles que soient les circonstances, sans souffrance—souffrance personnelle, individuelle, intérieure, sans doute, mais souffrance, quand même.

  5. Il est clair que pas un de ces trois passages ne nous encourage à employer nonchalamment le mot "chrétien."

  6. D’autres encore pensent, paraît-il, qu’en se disant chrétien on se perd dans la foule. C’est dommage, parce que c’est justement la différence entre la foule et les disciples chrétiens qui ressort de presque toutes les pages du Nouveau Testament. On s’en aperçoit dans les expressions mêmes qui décrivent, dans les Evangiles, les rapports entre Christ et les siens. "Jésus se retira vers la mer avec ses disciples." (Marc 3: 7); "Jésus leur dit: venez à l'écart dans un lieu désert." (Marc 6: 31. Voir aussi Matthieu 14: 13; 17: 1; 20: 17). "Les disciples vinrent en particulier lui faire cette question." (Matthieu 24: 3). D’autres voulaient bien admettre: "Jamais homme n’a parlé comme cet homme." (Jean 7: 46), "car il enseignait comme ayant autorité et non pas comme les scribes" (Marc 1: 22); mais la foule l’abandonnait quand il venait de leur dire des choses dures à supporter. D’autre part, il disait aux disciples: "Heureux sont vos yeux, parce qu’ils voient, et vos oreilles, parce qu’elles entendent." (Matthieu 13: 16). Dans le sermon sur la montagne cette distinction est essentielle. Les disciples sont, ou devraient être, "le sel de la terre," "la lumière du monde"; leur justice doit surpasser celle des scribes et des pharisiens; ils doivent faire plus que les autres; en faisant l’aumône, en jeûnant, en priant, ils ne doivent pas imiter les hypocrites; en cherchant d’abord le royaume de Dieu, ils ne doivent pas ressembler aux païens. (Matthieu 5: 13, 14, 20; 6: 1-9, 16-18, 33). Et ce contraste se révèle distinctement dans la prière que Jésus a prononcée la veille de sa crucifixion: "C’est pour eux (ses disciples) que je prie. Je ne prie pas pour le monde, mais pour ceux que tu m’as donnés, parce qu’ils sont à toi. ... Je leur ai donné ta parole; et le monde les a haïs, parce qu’ils ne sont pas du monde, comme moi je ne suis pas du monde." (Jean 17: 9, 14). Donc, si l’on veut se mêler à la foule en se croyant chrétien, il est à craindre qu’on ne le soit pas du tout.


Chez d’autres encore c’est la peur de sembler pharisaïque.

"Un disciple, disent-ils, est un ange. Or, je ne suis pas un ange, moi, et quand même je le serais, je ne le dirais à personne."

C’est un raisonnement très souvent assez sincère, on ne voudrait pas le nier, mais tout à fait sans fondement réel.

Ce n’étaient pas des anges que les douze; loin de là. Jacques et Jean étaient ambitieux. Tous se querellaient dans la présence de leur Maître pour savoir qui était le plus grand (comme s’ils n’étaient pas tous des nains en comparaison de ce géant spirituel). Judas l’a trahi. Ils l’ont tous abandonné et se sont enfuis. Pierre l’a renié par trois fois. Thomas a douté de sa résurrection. En outre, les deux qui marchaient sur la route d’Emmaüs étaient tristes, et leur compagnon a dû leur reprocher leur manque de foi. Joseph d’Arimathée était disciple, mais en secret, de peur des Juifs. Nicodème n’est venu à Christ que de nuit. Il n’y a rien là d’angélique. Non: en s’appelant "disciple" qu’est-ce qu’on fait? On annonce tout simplement qu’on est en train d’apprendre quelque chose; voilà tout.

Et cette signification du mot "disciple" suggère plusieurs questions simples mais importantes qui nous aideront à préciser notre conception de la vie chrétienne.