La téléportation quantique

Par Trinh Xuan Thuan

Source : Trinh Xuan Thuan, Les voies de la lumière : Physique et métaphysique du clair-obscur, folio essais, Gallimard, France, 2012. pp.744-759

Star Trek et la téléportation

Un des concepts de machines quantiques parmi les plus étonnants est certainement celui qui concerne la "téléportation quantique".

Le concept de téléportation a été introduit dans l'imaginaire populaire dans les années 1960 par la série télévisée américaine de science-fiction Star Trek qui, bien qu'ayant connu un succès mitigé lors de sa diffusion originelle en 1966, est devenue par la suite une série culte tant aux États-Unis qu'en France et en d'autres pays européens. L'action se passe au XXIIIe siècle et la série raconte les aventures du capitaine Kirk et de son équipage sillonnant l'espace interstellaire à bord du vaisseau spatial Enterprise.

Une des phrases les plus mémorables de la série est certainement : "Beam me up, Scotty !" (Téléportez-moi, Scotty !), ordre que le capitaine Kirk donne à son ingénieur en chef pour le "téléporter" à bord de l'Enterprise, hors de danger, quand la situation à la surface d'une quelconque planète est devenue par trop périlleuse.

Pour les producteurs et réalisateurs de la série, le concept de téléportation constituait une trouvaille géniale et peu onéreuse afin de transporter les héros d'un endroit à un autre sans avoir à mettre en scène de coûteuses séquences d'atterrissage et de décollage du vaisseau spatial. De surcroît, la téléportation faisait rêver les téléspectateurs : il suffisait de pénétrer dans une chambre et d'actionner un commutateur pour que les contraintes de l'espace et de la gravité soient abolies.

La question ne s'en pose pas moins : la téléportation est-elle possible dans le contexte des lois physiques connues ? La réalité peut-elle un jour rejoindre la science-fiction ?

Pour répondre à ces questions, il nous faut définir ce que nous entendons par "téléportation". Dans l'esprit des auteurs de science-fiction, téléporter c'est scanner un objet (ou un individu) pour déterminer sa composition détaillée et envoyer cette information à un endroit éloigné où reconstituer l'objet ou l'individu "téléporté".

De deux choses l'une : ou l'objet est complètement "dématérialisé", et ses atomes et molécules envoyés en même temps que le plan d'organisation servent à reconstituer l'objet à distance ; ou de nouveaux atomes et molécules sont disponibles sur le lieu de destination, et ceux-ci sont organisés exactement de la même façon que les atomes et molécules originels pour élaborer une réplique à l'identique de l'objet.

Comme nous le verrons, c'est plutôt le second terme de l'alternative qui est privilégié par la physique. En d'autres termes, une machine à téléporter agirait comme un fax, à ceci près qu'elle transmettrait aussi bien des objets en trois qu'en deux dimensions, qu'elle produirait une exacte copie au lieu d'un fac-similé approximatif, et qu'elle détruirait l'original pendant qu'il est scanné.

Certains auteurs de science-fiction ont considéré la possibilité que l'original soit conservé en même temps que la copie, si bien que l'intrigue en vient à se corser quand original et clone se rencontrent. Toutefois, nous verrons que la téléportation quantique, telle que la physique l'envisage à l'heure actuelle, n'autorise pas cette éventualité.

La téléportation d'un individu constitue un problème de taille. Le corps humain contient quelque 10 exposant 28 atomes (10 exposant 28 noyaux et environ 15 fois plus d'électrons) et chaque atome est caractérisé par de nombreux paramètres (sa position, sa vitesse, son spin, ses niveaux d'énergie, etc.) qui doivent être intégralement transmis pour reproduire la personne en question en un autre endroit. L'information relative à chaque atome équivaut à 100 bits, ce qui veut dire que les atomes d'une personne donnée représentent une masse d'information d'environ 1000 milliards de milliards de milliards de bits (10 exposant 30 bits).

Supposons que nous voulions stocker toutes les données physiques du corps humain sur des disques durs d'une capacité de 10 gigabytes chacun (le byte ou mots-machine est l'unité utilisée par les ordinateurs et vaut 8 bits) : il nous en faudrait quelque 10 milliards de milliards (10 exposant 19) ! Si vous les entassiez les uns sur les autres, vous obtiendriez une pile de disques durs d'une hauteur de quelque 10 exposant 13 kilomètres, soit 10 000 années-lumières, près de la moitié de la distance du système solaire au centre de la Voie lactée !

Même à supposer que vous disposiez du matériel et de l'espace nécessaires pour stocker l'information et de l'énergie électrique requise pour graver toute cette information sur disques et pour la relire, il faudrait un temps extrêmement long pour transmettre l'information. En effet, même si vous envoyiez cette information au rythme d'un térabit (10 exposant 12 bits) par seconde, limite de la technologie actuelle, la pauvre personne à téléporter aurait à attendre, pour l'être, quelque 30 milliards d'années, soit trois fois l'âge actuel de l'univers !


Le clonage quantique n'est pas possible

Avec la technologie actuelle, les chances de pouvoir téléporter "à la Star Trek" une personne d'un endroit à un autre paraissent bien éloignées ! Mais vous pouvez aussi vous dire que le nombre astronomique de bits à transmettre n'est après tout qu'une question d'échelle ; or, avec le temps, les problèmes d'échelle sont souvent résolus par des ingénieurs inspirés pourvu que les lois de la physique le leur permettent. Ainsi, envoyer un homme sur la lune constituait un projet qui semblait hors de portée des hommes il y a seulement un siècle. En admettant qu'une machine à téléporter puisse un jour être inventée, d'autres questions fondamentales se posent.

D'abord, est-il possible, en principe, de considérer un objet et de déterminer sa composition avec une précision suffisante pour utiliser cette information aux fins de reconstituer l'objet téléporté à l'endroit désiré ?

Dans un univers gouverné par les lois de la physique classique, la réponse est un oui sans équivoque : il suffit de mesurer avec la plus grande exactitude les propriétés de chaque particule constituant l'objet - sa position, sa vitesse, son spin, son énergie, etc.

Mais, dans un monde gouverné par les lois de la mécanique quantique, celui des atomes, l'acte de mesurer est un acte perturbateur et violent qui modifie la nature de la réalité. Avant l'acte de mesure, chaque propriété de l'objet (sa position, sa vitesse, etc.) pouvait être caractérisée par une myriade de valeurs, chacune de celles-ci ayant une certaine probabilité - donnée par la fonction d'onde - de se matérialiser : l'objet est dans ce qu'on appelle un "état de superposition quantique", une multitude de possibilités coexistant pour lui. Mais, dès que l'observateur actionne son instrument de mesure, cette myriade de possibilités se réduit à une seule. L'acte de mesure projette l'état inconnu de l'objet, lequel était une superposition d'états, en un seul de ces états. Il a effacé l'information sur tous les autres états.

A priori, la duplication complète d'un objet n'est donc pas possible. Pour dupliquer, il faut en principe observer afin de connaître les propriétés qui doivent être dupliquées. Mais, parce que l'acte d'observation modifie ces propriétés, nous ne pourrons jamais les connaître telles qu'elles étaient avant l'acte de mesure, ni donc les dupliquer.

Le clonage quantique et donc la téléportation quantique semblent a priori impossibles. C'est ce que l'on appelle le "théorème de l'impossibilité du clonage quantique". Cette impossibilité résulte non pas de la complexité du problème, mais de limitations fondamentales inhérentes à la mécanique quantique.

Des photons qui restent en contact et qui font toujours le même choix

Les choses en restèrent là jusqu'au début des années 1990.

En 1993, une équipe internationale de physiciens menée par Charles Bennett, du Watson Research Center de la compagnie IBM, et Gilles Brassard, de l'université de Montréal, trouva un moyen extrêmement ingénieux de contourner l'interdiction du clonage quantique et d'utiliser les étranges et merveilleuses propriétés de la mécanique quantique pour téléporter des particules de lumière.

L'idée est simple, mais... lumineuse ! Elle repose sur les caractéristiques de photons dits "intriqués", c'est-à-dire qui ont interagi ensemble. [Souvenez-vous : nous avons rencontré de tels photons lorsque nous avons évoqué l'expérience conçu par Einstein, Podolsky et Rosen (EPR) en 1935, et réalisée pour la première fois par le physicien Alain Aspect et son équipe en 1982.] L'expérience EPR démontre qu'une paire de photons intriqués est liée par une relation intime et étrange qui transcende nos notons habituelles d'espace.

Dans cette expérience, chacun des photons de la paire tourne en principe avec une certaine probabilité autour d'un axe de rotation orienté d'un angle quelconque. Par exemple, un angle de 0 degré correspondrait à un spin horizontal ; un angle de 90 degrés, à un spin vertical. Quand l'instrument de mesure est actionné, chaque photon peut en principe "choisir" au hasard parmi les multiples possibilités de direction de spin qui s'offrent à lui. Pourtant, quelle que soit la direction du spin (par exemple 45 degrés) choisie par le photon mesuré, l'autre photon de la paire adopte instantanément la même direction, quelle que soit la distance qui les sépare.

L'expérience a été réalisée pour une paire de photons séparés de 10 kilomètres, mais il n'y a aucune raison de penser que le résultat ne serait pas le même si les photons se trouvaient aux deux bouts de l'univers, séparés par plusieurs dizaines de milliards d'années-lumières.

La physique classique nous dit que les choix des deux photons devraient être totalement indépendants : les mesures des deux photons étant faites simultanément (c'est-à-dire avec une différence de temps inférieure à 3 dixièmes de milliardième de seconde, la précision des horloges atomiques les plus sophistiquées), les photons n'ont pu communiquer par des signaux lumineux et coordonner leurs choix. Or ce n'est pas le cas. La corrélation est toujours parfaite ; les choix sont toujours les mêmes.

C'est comme si vous, à Paris, et votre ami Bob, à New York, jouiez à pile ou face avec des pièces de monnaie. Vous seriez en droit de crier au miracle si, à chaque fois que votre pièce tombe pile à Paris, la pièce de votre ami Bob, de l'autre côté de l'Atlantique, faisait exactement de même sans qu'il y ait aucune communication entre vous.

Comment expliquer le fait que l'un des photons (A) "sache" toujours instantanément ce que l'autre (B), interagissant avec l'instrument de mesure, décide ? Il faut admettre que les deux photons font partie d'une même réalité globale, quelle que soit la distance qui les sépare. B n'a nul besoin d'envoyer un signal à A, car les deux grains de lumière font partie d'un même tout. La mécanique quantique élimine toute idée de localisation. Elle confère un caractère holistique à l'espace. Les physiciens appellent cela la "non-localité" ou "non-séparabilité".


La téléportation quantique et les particules intriquées

Comment utiliser la non-séparabilité ou l'intrication quantique pour réaliser la téléportation de photon ?

L'ingénieuse idée de Charles Bennett, de Gilles Brassard et de leurs collaborateurs est la suivante. Supposez que je veuille téléporter les propriétés du photon A de mon domicile à Charlottesville à celui de mon ami Bruno à Paris. En particulier, je souhaite lui téléporter l'information relative au spin du photon A afin que Bruno puisse se procurer un photon dont les probabilités décrivant la direction du spin soient identiques à celles de A. Je ne peux évidemment pas mesurer le spin de A et téléphoner le résultat à Bruno : ma mesure affecterait le spin de A et ce que j'observerais ne serait pas l'état de A antérieur à mon observation. Alors, que faire ?

Bennett, Brassard et leurs collègues arrivent à la rescousse : ils nous suggèrent, à Bruno et à moi, de nous procurer chacun un photon - B pour moi, C pour Bruno. Les deux photons B et C ont cependant une particularité : ils font partie d'une paire de photons intriqués, qui ont interagi ensemble. En d'autres termes, si je venais à mesurer la direction du spin de B et si Bruno faisait de même pour C de l'autre côté de l'Atlantique, nous trouverions exactement le même résultat.

Le prochain pas consisterait à mesurer non pas directement le spin de A - cela ferait trop violence à l'état du photon que je veux téléporter à Bruno -, mais une propriété commune à A et à B, ce qui serait moins traumatisant pour A. Par exemple, la mécanique quantique me permet d'effectuer une mesure jointe pour voir si A et B ont le même spin le long de l'axe vertical (ou d'un axe épousant n'importe quel autre angle) sans avoir à mesurer le spin de chacun des deux photons A et B pris individuellement.

Avec une telle mesure commune à A et à B, la direction du spin de A me reste inconnue. Tout ce que je sais, c'est comment le spin de A est lié à celui de B. Mais parce que B et C (le photon de Bruno à Paris) sont intriqués, je sais par la même occasion comment le spin de A est lié au spin de C. Je puis alors, par un simple coup de téléphone, communiquer cette information à Bruno. Ce qui permet à ce dernier de manipuler C en sorte que son spin soit le même que celui de A.

Dans le cas le plus simple, si ma mesure révèle que le spin de B est identique à celui de A, j'en déduirai que le spin de C est lui aussi identique à celui de A, et j'aurai donc accompli avec succès mon projet de téléportation de A : A reste à Charlottesville, mais a été cloné en C à Paris. Ce qui est vrai pour le spin l'est aussi pour toutes les autres propriétés de A, par exemple la probabilité que A ait telle énergie ou telle autre, telle vitesse ou telle autre, etc. À la fin, j'aurai téléporté tout l'état quantique de A, défini par ses diverses propriétés, de Charlottesville à Paris.

La téléportation Quantique.
Afin de contourner l'interdiction du clonage quantique du photon A, les scientifiques Charles Bennet, Gilles Brassard et leurs collaborateurs ont utilisé une paire de photons intriqués, B et C. Le résultat d'une mesure commune à A et B est ensuite transmise de manière classique (par téléphone ou par fax par exemple) à un autre endroit où, par la magie de l'intrication quantique, une réplique téléportée de A peut être produite.

À ce point, vous émettrez sûrement une objection : même si une mesure commune à A et à B est moins perturbante pour A, et même si, à la fin, j'obtiens une relation entre le spin de A et celui de B, il n'empêche que la relation dont il s'agit est celle d'après la mesure, et non d'avant celle-ci. Or, les spins de A et de B après la mesure sont certainement différents de leurs spins originels en raison de la perturbation causée par l'acte d'observation.

À première vue, nous nous retrouvons à nouveau empêchés de procéder à un clonage quantique. N'avons-nous donc rien gagné en introduisant notre paire de photons intriqués ?

La réponse est un "si !" emphatique, car le photon C vient à la rescousse. En effet, par la magie de l'intrication quantique, la perturbation que j'ai causée à B par ma mesure à Charlottesville s'est trouvée instantanément reflétée dans l'état de C à Paris. Disposant de C, Bruno peut isoler l'effet de la perturbation causée par mon acte de mesure. Quand je lui téléphone le résultat sur la relation entre les spins de A et de B après ma mesure, Bruno peut en quelque sorte, grâce à C, soustraire l'effet perturbateur de ma mesure de cette relation et retrouver la relation originelle, celle d'avant cet acte.

La paire de photons intriqués B et C a donc permis de contourner avec succès l'interdiction du clonage quantique et de téléporter un photon d'un endroit à un autre.

C.H. Bennett, G. Brassard, C. Crépeau, R. Jozsa, A. Peres et W. K. Wooters,
"Teleporting an unknown quantum state via dual classical and Einstein-Podolsky-Rosen channels",
Physical Review Letters, 70, 1895-1899, 1993.


La téléportation quantique ne peut dépasser la vitesse de la lumière

La téléportation quantique nécessite donc une paire de photons intriqués et deux étapes fondamentales.

La première consiste à effectuer une mesure conjointe du photon à téléporter et de l'un des photons intriqués. La perturbation causée par la mesure se reflète directement sur l'autre photon, celui qui se trouve à l'endroit éloigné, non par communication de l'information, mais par la pure magie de l'intrication quantique.

Si la première étape est un processus strictement quantique, la seconde relève seulement de la physique classique. Le résultat de la mesure est communiqué à l'endroit éloigné par un moyen conventionnel qui nous est familier - téléphone, fax, e-mail, etc. - et dont la vitesse est inférieure à celle de la lumière. Ainsi, bien que l'acte de mesure sélectionne un état précis parmi la myriade de possibilités qui s'offrait avant l'observation, et alors que cet état est instantanément répercuté sur le photon éloigné, aucune information n'est envoyée avant que je ne communique avec Bruno par un procédé purement classique.

Parce que la téléportation quantique dépend d'un mécanisme classique, elle ne peut se dérouler à une vitesse supérieure à celle de la lumière. Elle est ainsi compatible à la fois avec l'interdiction d'aller plus vite que la lumière émise par la relativité générale, et avec notre notion conventionnelle de relation de cause à effet (envoyer des signaux à une vitesse supérieure à celle de la lumière risquerait d'engendrer des situations où l'effet viendrait avant la cause, ce qui conduirait à des paradoxes du genre : je peux empêcher la rencontre de mes parents et annuler ainsi ma naissance). Elle est aussi compatible avec la loi d'impossibilité du clonage quantique et avec toute autre loi physique connue.

La téléportation quantique est aussi remarquable à d'autres titres. D'abord, l'état quantique originel du photon A à Charlottesville étant irrémédiablement modifié par ma mesure, seul le photon C à Paris est dans cet état originel. Ce qui veut dire qu'il n'existe pas deux copies indépendantes du photons A originel, mais une seule : celle qui se trouve à Paris.

La téléportation quantique est donc fondamentalement différente du fonctionnement du fax. Pour ce dernier, l'original est scanné, l'information extraite est envoyée par une ligne téléphonique et reproduite de façon approximative sur papier à l'autre bout de la ligne. L'original reste inchangé dans l'appareil du fax, alors qu'il est modifié dans la téléportation quantique. Par ailleurs, la qualité du fax est invariablement inférieure à celle de l'original, tandis que l'état quantique du photon C est en tout point semblable à celui du photon A originel.

L'autre propriété remarquable de la téléportation quantique concerne le fait que je n'ai aucunement besoin de connaître l'état quantique de A pour le téléporter. Le photon C à Paris a exactement les mêmes probabilités d'avoir son spin dans une direction ou dans une autre que le photon A à Charlottesville avant ma mesure, mais je ne connais pas ces probabilités-là. Pour réaliser la téléportation de A, tout ce que j'ai besoin de savoir, c'est le résultat de la mesure conjointe de A et de B. L'intrication quantique se charge du reste.


La téléportation en pratique

Vous vous doutez bien que mettre en pratique la téléportation quantique n'est pas chose aisée. Il y a bien des difficultés techniques à surmonter.

Il faut d'abord savoir créer une paire de photons intriqués, technique qui n'a été maîtrisée qu'au début des années 1990. Ainsi, quand on envoie un photon de lumière laser polarisée (*1) à travers certains types de cristaux, il engendre une paire de photons intriqués de moindre énergie.

Ensuite, il faut savoir procéder à des mesures communes à une paire de photons, ce qui est une autre paire de manches (*2).

*1 : terme signifiant que le champ électrique de cette lumière ne vibre pas dans n'importe quelle direction perpendiculaire à la direction de propagation de la lumière, mais dans une direction privilégiée.
*2 : Les physiciens appellent ce type de mesure commune à une paire de photons une "mesure d'état de Bell", ainsi nommée d'après le physicien irlandais John Bell (1928-1990). Celui-ci a conçu en 1964 un théorème mathématique connu sous le nom d'"inégalité de Bell", qui a permis de tester expérimentalement les propositions d'Einstein, Podolsky et Rosen (EPS).

Ces difficultés techniques ont été surmontées en 1997 par les équipes du physicien autrichien Anton Zeilinger à l'université d'Innsbruck, en Autriche, et du physicien italien A. Francesco De Martini, à l'université de Rome, Italie. La première téléportation d'une particule a alors enfin été réalisée. Dans l'expérience d'Innsbruck, l'état quantique d'un photon a pu être téléporté correctement une fois sur quatre essais.

Le chemin à parcourir entre la téléportation d'une seule ou de plusieurs particules quantiques (jusqu'ici, on a pu téléporter quatre particules à la fois, ces particules étant le plus souvent des photons) et celle d'objets macroscopiques, constitués de milliards de milliards de milliards de particules, est, vous l'aurez deviné, encore très long. Pour l'heure, le but semble même hors de portée. Mais qui sait ? L'imagination créatrice de l'homme est sans bornes et peut-être un jour la téléportation d'objets macroscopiques et de personnes en chair et en os sera-t-elle possible.


En attendant, examinons les ressources dont nous devrions disposer pour réaliser l'exploit de téléporter une personne avec la technique des photons intriqués précédemment décrite.

Nous avons vu que le corps humain contient quelque 10 exposant 28 atomes. Cela veut dire que si je demandais à mon ami Bob de me téléporter de Charlottesville au domicile de Bruno à Paris, il faudrait procurer à Bob et à Bruno non pas une seule paire de photons intriqués, mais, à chacun, une chambre entièrement remplie de quelques centaines de milliards de milliards de milliards (10 exposant 29) de particules comprenant protons, neutrons, électrons et autres particules élémentaires, toutes les particules présentes dans la chambre de Charlottesville étant intriquées avec celles présentes dans la chambre de Paris.

Il va sans dire que si les expérimentateurs commencent à savoir fabriquer une seule ou plusieurs paires de photons intriqués, en fabriquer assez pour remplir une chambre entière est à l'heure actuelle bien au-delà des éventualités les plus folles.

Il faudrait, ensuite, inventer un appareil qui saurait procéder à des mesures de propriétés communes aux particules présentes dans mon corps et à celles qui s'agitent et dansent dans la chambre de Charlottesville. Par la magie de l'intrication quantique, les perturbations que Bob crée en effectuant ses mesures à Charlottesville se trouvent instantanément répercutées dans les propriétés des particules intriquées dans la chambre de Paris.

Procéder à une mesure commune à une paire de photons relève pour l'heure de l'exploit. Y procéder pour des centaines de milliards de milliards de milliards de paires n'est pour l'instant qu'un rêve on ne peut plus éloigné.

Après cela, Bob devrait communiquer à Bruno le résultat de toutes ses mesures pour que celui-ci puisse manipuler les particules dans la chambre de Paris et les rendre identiques à celles dans la chambre de Charlottesville. Nous avons vu qu'une telle entreprise n'est pas une mince affaire. Bob devrait communiquer à Bruno quelque 10 exposant 30 éléments d'information. Même s'il était assez fortuné pour payer une aussi astronomique facture de téléphone, avec la technologie de transmission téléphonique la plus performante d'aujourd'hui il lui faudrait quelque 30 milliards d'années pour transmettre toute cette information, soit une durée 300 millions de fois supérieure à celle d'une vie humaine.

On l'a vu, le rêve de téléporter une personne ou tout autre objet macroscopique relève pour l'heure de la science-fiction, du moins si l'on s'y prend à la manière de lé téléportation d'une seule particule.


L'être téléporté est-il la même personne que moi ?

En admettant même que la téléportation de personnes puisse être réalisée dans un avenir très lointain, une question d'ordre philosophique se pose : la personne assemblée à Paris par Bruno est-elle exactement la même personne que j'étais à Charlottesville avant que les mesures de Bob n'aient perturbé l'état quantique de mes atomes ?

Bien sûr, mon double est exactement composé des mêmes particules, avec rigoureusement les mêmes états quantiques qui prévalaient avant les perturbations introduites par les mesures de Bob. Selon la mécanique quantique, les propriétés de chaque particule élémentaire sont identiques à celles de toute autre particule élémentaire. Un électron a la même masse, la même charge électrique, le même spin total, etc., que tout autre électron. Ces propriétés définissent totalement la particule, et il n'en existe pas d'autres.

Ce qui peut différer entre deux particules de même espèce, c'est leur état quantique : elles peuvent par exemple posséder différentes probabilités d'être en tel ou tel endroit, d'avoir telle ou telle vitesse, de voir leur spin pointer dans telle ou telle direction.

La téléportation reproduisant à l'identique non seulement les particules, mais aussi leurs états quantiques, cela suffit-il pour dire que le double résultant de ma téléportation est exactement moi ?

Après tout, au cours de notre vie, les cellules qui nous composent sont remplacées en permanence par des nouvelles. Or, nous ne perdons pas pour autant notre personnalité. Si je troque tous mes atomes de carbone et d'oxygène contre d'autres atomes de carbone et d'oxygène, je suis encore moi. En définitive, ce qui importe, ce n'est pas tant les atomes en eux-mêmes que la façon dont ils sont organisés.

La situation reste-t-elle la même si je troque la totalité de mes atomes contre d'autres ? Mon double aurait la même taille, le même poids, la même couleur d'yeux et de cheveux, son corps dégagerait la même odeur naturelle, mais ses pensées, ses convictions religieuses, ses préférences philosophiques, son goût pour certains types de femmes, ses préférences gastronomiques, bref, tous ces attributs qui définissent ma personnalité seraient-ils encore les mêmes que les miens ?

Si la réponse est oui, cela supposerait que l'âme, la conscience, le sentiment de transcendance, les émotions, les jugements moraux et esthétiques sont de nature exclusivement matérielle, et que l'amour ou la haine, la compassion ou la jalousie ne sont qu'affaires d'atomes et de molécules, de flux chimiques et d'impulsions électriques.

Bien que cela puisse être le cas, cette conception purement matérialiste, qui amène à la conclusion que mon double, constitué des mêmes particules et des mêmes états quantiques, est bien moi, est pour l'heure fort loin d'avoir été démontrée par la biologie moderne.