Péter Esterházy

Entretien avec le chef de file de la nouvelle prose hongroise Peter Esterhazy, écrivain, footballeur et mathématicienLe Monde - Article paru dans l'édition du 16.06.89

Une dizaine de personnalités littéraires invitées dans le cadre des " Belles Etrangères " _ Zsolt Csalog, Sandor Csoori, Lajos Grendel, Peter Lengyel, Miklos Meszöly, Agnès Neme Nagy, Gyorgy Spiro _ viennent de tenter de lancer des ponts avec les lecteurs et les éditeurs français (1). La plupart repartent pour la Hongrie vendredi 16 juin pour ne pas manquer l'inhumation officielle d'Imre Nagy, exécuté en 1956. Personnalité provocante, dérangeante, se moquant de tout et de tous, considéré comme le chef de file du " nouveau roman " hongrois, Peter Esterhazy, dont les Editions Gallimard viennent de publier une surprenante autobiographie masquée, Trois anges me surveillent, n'est pas venu. Nous l'avons interrogé ailleurs, en Europe centrale.

NÉ en 1950 à Budapest, initiateur d'une révolution de la prose contemporaine en Hongrie, petit-fils du dernier premier ministre de la monarchie austro-hongroise, mais aussi footballeur presque professionnel _ son frère, Martin, a fait souvent partie de l'équipe nationale de Hongrie, _ Peter Esterhazy, avec sa tête frisée de Schubert sarcastique, ne passe pas inaperçu. Comme descendant d'une grande famille, il a connu, à l'âge d'un an, la relégation " à la campagne " et les humiliations réservées aux aristocrates. " La police est arrivée, un soir, ordonnant à la famille de quitter Budapest le lendemain. Pour ma part, j'étais très petit et je ne me rendais pas compte. Mais, pour ma famille, ce fut très dur : à trente-sept ans, avec ses diplômes, sa connaissance des langues étrangères, mon père fut transformé en agriculteur, labourant les champs, cultivant des melons. Ce n'était pas un camp : on envoyait les familles riches travailler chez des paysans riches, classés eux aussi parmi les " suspects ". Plus loin, dans la puszta, il y avait vraiment des camps et c'était pire... Je m'en souviens bien, cela m'a laissé des souvenirs, de bons souvenirs (rire) : oui, j'ai eu la chance de connaitre la vie rurale. Cela a bouleversé la vie de mes parents, mais pas la mienne. Nous y sommes restés trois ans, mais nous n'avons eu le droit de revenir à Budapest qu'après la révolution de 1956. Mon père n'a pu reprendre une profession de traducteur qu'en 1960. "

Après des études de mathématiques, son premier livre, Fancsiko, a paru en 1976. " J'écrivais, mais je ne pensais pas devenir écrivain. Sans doute les mathématiques ont-elles eu une influence sur ma prose. Dès mon premier livre, j'ai eu des problèmes parce que j'utilisais le nom de Lénine de façon ironique : une femme mettait un slip rouge pour garantir sa vertu et disait que Lénine portait les mêmes en Finlande. Il y eut un petit scandale quand le texte parut en revue. J'ai dit : " Mais Lénine, ce n'est qu'un nom. " Ils m'ont dit : " Mettez un autre nom ! " Le livre est sorti avec le nom d'" Eugène ", et le passage perdait tout son sens... "

Le " roman-Rubik "

Trois anges me surveillent. Le titre français de ce que l'écrivain hongrois avait nommé " Roman de produkssion " _ avec une orthographe résolument fantaisiste _ risque d'égarer le public français, qui pourrait croire à un livre d'espionnage! Il est vrai que la complexité de la construction et de l'écriture, la fragmentation et l'humour à usage interne de ce " best-seller " (près de 60000 exemplaires en hongrois) rendent parfois difficile la plongée dans un surprenant jeu littéraire, où l'ironie et le sérieux ne s'excluent pas, témoignant d'une propension ludique spécifiquement magyare (n'est-ce pas à un Hongrois que nous devons le cube Rubik?). Au lecteur de mesurer la complexité d'une Europe qui n'est pas plus à l'Est qu'à l'Ouest, mais qui conserve sa spécificité culturelle, soigneusement protégée, comme une ile, par l'étrangeté _ et la difficulté _ de ce qu'on appelle une "petite" langue. "C'est un roman très difficile à traduire, explique l'auteur. En Allemagne, on avait publié quatre livres de moi avant de traduire celui-là. Roman de production, c'est une technique marxiste dont j'ai pris la structure et qui a ses propres lois, comme une tragédie grecque. Le roman de production occupe un tiers du livre; les deux autres tiers sont des commentaires, des notes écrites par Eckermann, le secrétaire de Goethe devenu ici le contemporain, le commentateur, de Peter E. D'après les notes, on sait que Peter Esterhazy est l'auteur du roman, comment il vit, on découvre ses données biographiques et celles de la famille. Est-ce vraiment autobiographique?... Flaubert a dit : "Madame Bovary, c'est moi." Quant à moi, je pourrais dire : "Peter Esterhazy, c'est moi." (Rire.) Le mode de lecture de ce livre exige de passer sans cesse du "livre de production" aux notes : il faut donc feuilleter le roman, lire la note, revenir au texte, continuer. Ce qui signifie qu'un lecteur normal devient très nerveux. Mais il y a des lecteurs qui ne lisent que les notes."

Cette ironie, c'est comme un persiflage du " roman de production ", un décalage permanent : il se passe des choses assez folles, les personnages changent d'identité et, en même temps, les notes racontent l'histoire de la "production" du livre, comment le livre s'est fait. "C'est-à-dire que le livre s'écrit lui-même", déclare en souriant l'auteur-mathémati- cien-footballeur.

Mais dans ce monde où tout bouge, où des députés réclament le pluripartisme, quelle est la situation de la littérature? " La littérature ne joue pas un rôle très important, explique Peter Esterhazy. Ce sont les écrivains qui jouent un rôle par leurs prises de position. Le pays a changé et la société a commencé à bouger. Des groupes se forment, presque des groupes politiques, presque des partis; toutes les questions sont possibles. C'est un temps qui favorise la lecture politique : on voit tout à travers des lunettes politiques. Mais on ne sait pas ce qui va arriver : les gens ont commencé à se parler d'une façon plus normale. C'est plus qu'une libéralisation, ce n'est plus contrôlable. Le système est fou. Un grand tohu-bohu, mais en même temps la situation économique empire. " ZAND NICOLE

Sommes-nous tous hongrois ?

Le Monde - Article paru dans l'édition du 11.01.02

Rencontre avec Péter Esterházy, auteur d'une saga familiale et princière passée au filtre de la mécanique quantique

Par où commencer face à cet énorme livre de plus de six cents pages, qui relaie Les Buddenbrook à l'état d'embryon ? Une somme, un puzzle, une histoire de famille qui ne remonte pas seulement à la grand-mère ou à l'arrière-grand-mère mais jusqu'au XVIe siècle dans les contrées de ce qui va devenir la Mitteleuropa. Péter Esterházy est le descendant des princes Esterházy de Hongrie, famille d'aristocrates familiers des empereurs et des rois. Lorsque le Parti communiste impose un régime stalinien en 1949, la famille de Péter Esterházy choisit de rester au pays plutôt que de partir en exil. Pas de ressentiment, pas d'apitoiement - pas de honte non plus quand on lui demande par exemple si l'Esterházy de l'affaire Dreyfus était de sa famille : « On n'est pas responsable de ses ancêtres. Il a d'ailleurs été banni à l'époque par un conseil familial. » On n'est pas responsable de les ancêtres, mais ses ancêtres sont peut-être responsables de vous.

Ce livre est une véritable galerie des Pères doublée d'une galerie des Glaces, car le coup de maître de Péter Esterházy est d'appeler chacun de ses ancêtres mâles : « mon père ». Prince déchu mais écrivain virtuose. Le premier instant d'égarement passé, on voit voler d'un coup toute la poussière qui recouvre les armures, les dolmans, les couronnes et les bottes à hautes tiges et l'on acquiert une familiarité avec ces illustres inconnus brusquement rapprochés par cette dénomination unique, comme ce « père », ami de Haydn, qui publia en 1711 à Vienne un recueil de cantiques, Harmonia Caelestis, oeuvre « rudimentaire, hésitante et erronée » du reste. S'il suffit à certains d'une Rolls d'occasion dans le garage de papa pour se considérer comme le nombril du monde, Péter Esterházy, lui, préfère l'inventaire sec pour solde de tout compte. En quatre pages, il expédie tout ce qui fit le trésor familial : Cupidon serti de diamants, colliers de six cent cinquante-deux perles, ticket mensuel de tramway, étendards en taffetas doré, etc., terminant la liste par cette simple phrase : « Pauvre défunt Mon père, pauvre, pauvre ». Comme si Prévert et Rabelais s'étaient donné rendez-vous au bord du Danube.

UN HUMOUR BARIOLÉ

Il y a du baroque dans cette oeuvre, mais du baroque revisité par les mathématiques, la formation de base de Péter Esterházy qui, comme dans les livres précédents ( Les Verbes auxiliaires du coeur, Une femme, chez Gallimard), joue à mêler le jeu de l'arithmétique avec celui de littérature. « Il n'y a aucune intention dans le fait que la première partie du livre soit divisée en 371 séquences ! Mais vérifiez ! C'est peut-être un nombre premier. » Et il sort de nulle part un papier qu'il déplie, immense tableau où ne s'alignent que des chiffres écrits à la main : la table de permutation des chapitres.

Car ici, la famille n'est pas le clan monolithique. Les frontières de l'identité explosent plutôt qu'elles ne s'affermissent et donnent au livre une valeur universelle. Si on lui fait remarquer qu'il s'inscrit à contre-courant de la tendance actuelle à écrire des histoires linéaires, la réponse ne se fait pas attendre : « Les histoires ne vont pas tout droit. Les mots encore moins. » Surtout dans un pays comme la Hongrie - et ce n'est pas le seul - où il faut se réapproprier la langue dévoyée par les épreuves des péripéties politiques. Pièges de l'écriture confrontés aux pièges de la réalité et à ceux de la fiction. A quoi il faut ajouter ici les pièges de la traduction dont se sont remarquablement tirées les deux traductrices qui ont su jouer sur tous les claviers pour rendre la musique de se livre et son humour bariolé.

La première partie intitulée « Phases numérotées de la vie de la famille Esterházy » relate l'histoire de la lignée depuis les lointaines origines. On y découvre ce musicien improvisé chef de guerre qui bat les Turcs à plate couture pour avoir eu cette idée aussi rocambolesque que géniale, contraire à toute les lois de la guerre : copier sa stratégie militaire sur le système de la dramaturgie lyrique. La seconde partie intitulée « Confessions d'une famille Esterházy » raconte l'histoire de sa plus proche parenté après l'effondrement de la monarchie jusque dans les années 1970 : « Je ne voulais pas aller au-delà, empiéter sur la période où j'étais devenu écrivain. Je ne voulais pas que l'écrivain parle de l'écrivain écrivant. »

Bien que la figure du « père » revienne comme un leitmotiv, Péter Esterházy se défend d'avoir eu un quelconque compte à régler avec « son » père. Pas de psychologie, pas d'imago. Construction et déconstruction sur les ruines d'une famille qui rappellent davantage l'effondrement de notre monde politique et de ses blocs que la décomposition de la famille moderne - avec un continuel jeu de balancier entre les deux parties : tel personnage sympathique apparaît ensuite comme un fieffé antisémite ; tel « gigantesque connard dans le plus mauvais sens du terme » comme digne de compassion. Fort de cette double perspective, Péter Esterházy évite le kitsch, le pathos, la nostalgie, l'agressivité, pour laisser vibrer toutes les harmoniques des grandes et des petites passions - résolument terrestres.

PIERRE DESHUSSES