Lajos Grendel

Duo magyar

Le Monde - Article paru dans l'édition du 24.04.98

Sur le mode loufoque ou grave, deux visions de la Hongrie d'hier et d'aujourd'hui

En illustrant la couverture de l'édition française des Cloches d'Einstein, Claire Bretécher donne le ton : un jeune couple se prosternant, mains jointes et la mine réjouie, devant un portrait de Lénine, voilà la représentation désormais admise, dans les pays d'Europe de l'Est, d'un régime politique qui ne se laissait pourtant pas percevoir sur le mode loufoque. Lajos Grendel, qui appartient à la minorité hongroise de Slovaquie, se livre ainsi à une fable fantaisiste, quasi surréaliste, sur la dérision du pouvoir et les horreurs du « socialisme réel et développé ». « Mon calvaire, commence-t-il, j'ai commencé à le gravir la veille de la révolution. » De quelle époque s'agit-il ? Ecrit en 1992, au lendemain de la « révolution de velours », Les Cloches d'Einstein s'autorisent par leur longue dérive invraisemblable et comique toutes les exagérations symboliques et donnent à penser que le changement de régime et la transition démocratique conservent certaines permanences, du point de vue des comportements, avec les pratiques totalitaires de la veille. Là où le parti s'insinue partout et où est rappelée cette évidence « Un régime est valable s'il fonctionne », non pas « pour l'homme », mais « pour lui-même » , on voit aussi bien une chèvre bourrue enlevée par la grue d'une brigade de travail, un bordel réservé aux dignitaires dans une coopérative de jardinage ou une épouse acariâtre spécialisée dans le rendement des poules du côté des volailles se déroule, d'ailleurs, une lutte de classes impitoyable, véritable manuel pratique des apprentis marxistes. Le narrateur s'en évade à coups de rêves idylliques ou de dialogues avec son for intérieur. C'est non sans fierté qu'il surnomme celui-ci son « moi inégalable », lequel prend, à ses heures perdues, les traits et la voix d'Einstein pour lui recommander la prudence et percevoir la relativité des bienfaits du parti. Pour le narrateur, l'épopée s'achève dans un zoo. « The right man in the right place, conclut son moi inégalable, c'est le sens de toute révolution. »

Autrement moins fantoches et rocambolesques sont les nouvelles de Sandor Tar. Ce sont comme des portes qui s'ouvrent au mauvais moment, pour prendre en flagrant délit le fragment de vie qu'on n'aurait pas dû voir. On y saisit en plein mouvement quelques moments sombres de la Hongrie d'hier et d'aujourd'hui. Ceux dont sont victimes les laissés-pour-compte d'un pays pourtant qualifié jadis de « meilleure baraque du camp » sous tutelle soviétique et qui figure encore parmi les mieux loties des nations d'Europe de l'Est. Sandor Tar a l'oeil pour percevoir le monde des bas-fonds et des exclus, celui des Tsiganes, des paysans victimes de la dékoulakisation, du sous-prolétariat industriel, des paysans ou d'autres miséreux échappés dans l'alcool et la violence, qui arrosent d'Eau de Cologne les fleurs en cellophane « pour qu'elles sentent, dit-il, et il sourit ». La nouvelle éponyme, dérive réaliste de trois Tsiganes victimes du racisme des ouvriers du chantier, est la plus belle de ce recueil grave et sombre, où les monologues intérieurs tout en sinuosités embarquent le désespoir dans le grincement des grues.

MARION VAN RENTERGHEM