6. Sixièmes demeures

SIXIÈMES DEMEURES : CHAPITRE I

Les souffrances de l’âme vont croissant à mesure que le Seigneur accorde de plus grandes grâces. Quelques-unes de ces souffrances et comment se comporter.

Parlons maintenant de la sixième Demeure avec l’assistance de l’Esprit Saint. L’âme, blessée par l’amour de l’Époux, recherche la solitude et écarte, autant que son état le permet, tout ce qui pourrait l’en priver.

L’âme a vu l’Époux (sans le voir) et n’aspire qu’à se fiancer à lui et à l’épouser. Mais l’Époux veut qu’elle le désire avec plus d’ardeur. Elle aura à subir des peines extérieures et intérieures avant d’entrer dans la dernière Demeure. Seul l’avant-goût de Notre Seigneur, qu’elle a reçu dans l’oraison d’union, lui permet de tout endurer. Dans la septième Demeure, il n’en n’ira plus de même. Rien n’empêchera l’âme de se précipiter vers toute souffrance pour l’amour de son Dieu car, l’union intime et presque continuelle avec sa divine Majesté est une source de grand courage.

Voici quelques peines extérieures.

Toutes les âmes qui progressent ne seront peut-être pas conduites par ce chemin mais, je doute qu’elles soient entièrement exemptes des peines de la terre. Si je les rapporte, c’est pour faire comprendre aux âmes dans cet état ce qui se passe en elles et que tout n’est pas perdu.

  1. Les moqueries et coups de langue de toutes sortes ; ils peuvent durer tout une vie. Des personnes avec lesquelles on a des rapports murmurent contre nous et même, des personnes avec lesquelles on en a pas. «Elle fait la sainte. Elle fait passer pour imparfaits ceux qui sont probablement meilleurs qu’elle.» Ceux qu’elle regardait comme amis la quittent et mettent volontiers la dent sur elle.

  2. Les louanges. Cette épreuve, plus sensible que la première, cause un tourment insupportable à l’âme dans les commencements car elle sait clairement que tout son bien vient de Dieu. Ce tourment diminue bientôt, pour plusieurs raisons :

    • L’expérience lui montre que les hommes distribuent promptement éloges et blâmes en sorte qu’elle ne tient plus compte, ni des uns ni des autres (le détachement).

    • Le Seigneur lui fait comprendre que tout vient de Sa main de sorte qu’elle voit le bien dans une tierce personne en oubliant que c’est d’elle qu’il est question.

    • Elle voit que quelques âmes font des progrès spirituels en s’inspirant de la bonne opinion qu’ils ont d’elle.

    • Toute occupée à la gloire de Dieu, plus que des siens, elle devient délivrée de la crainte que les louanges ne lui soient une occasion de ruine. Advienne que pourra ! Quand une âme ne se ressent plus des louanges, elle devient encore plus insensible aux blâmes. Elle comprend qu’à travers ceux qui la persécutent, Sa Majesté la fortifie. Elle conçoit alors une tendresse particulière pour ces personnes.

  3. Les grandes maladies. Les douleurs aiguës la jettent dans un accablement extérieur et intérieur. Elle ne sait plus que faire d’elle-même. À la vérité, ce degré extrême dure peu. Dieu n’envoie que des souffrances à notre mesure ainsi que la patience nécessaire pour les supporter. Il envoie également, d’une manière habituelle, d’autres souffrances très pénibles et des maladies de toutes sortes. Toutes les personnes sur la voie ne souffrent pas autant. Il appartient à Dieu de le décider.

Quant aux peines intérieures, elles sont bien plus douloureuses que les premières. Commençons par le tourment qu’on endure quand on tombe sur un confesseur de tant de circonspection, et de si peu d’expérience, que tout lui paraît suspect. Voyant des choses qui ne sont pas ordinaires chez une âme où il remarque, par ailleurs, quelques imperfections, il la condamne en mettant tout sur le compte du démon ou de la mélancolie. L’âme qui est agitée des mêmes craintes ressent alors de grands tourments, pires encore si elle se trouve en un temps de sécheresse. Durant cette tempête, elle ne reçoit aucune consolation divine. Il n’y a d’autre remède que d’espérer la miséricorde de Dieu.

Et Celui-ci, lorsqu’on s’y attend le moins, la délivre soudain de tous ses maux. On dirait qu’il n’y a jamais eu de nuages. Notre Seigneur a combattu pour elle. Alors, elle reconnaît clairement sa misère et le peu dont nous sommes capables. Elle vient de comprendre cette vérité par l’expérience.

Dans ces périodes de tourmente, la grâce demeure, mais elle est tellement cachée que l’âme n’aperçoit pas la plus petite étincelle d’amour de Dieu en elle-même. Par contre, elle voit ses péchés. Quel spectacle que cette âme abandonnée !

Elle prie mais c’est comme si elle ne priait pas car elle ne reçoit aucune consolation. Rien ne pénètre son intérieur. Quant à faire oraison mentale, ce n’est pas le temps. Les sens et les puissances en sont incapables. La solitude lui nuit plus qu’elle ne lui sert. D’autre part, être avec quelqu’un et s’entendre adresser la parole lui est un autre supplice. Ainsi, elle a beau prendre sur elle, elle porte dans tout son extérieur un chagrin et une mauvaise humeur visibles. Le meilleur à faire est de vaquer à ses occupations et de tout attendre de la miséricorde de Dieu.

Les souffrances extérieures causées par les démons sont plus rares et moins pénibles, à mon avis[1]. Quoi que fassent les démons, ils n’arrivent pas à lier les puissances ni à troubler l’âme comme les peines intérieures. La raison leur rappelle que le trouble ne va jamais au delà de ce que Dieu permet.

SIXIÈMES DEMEURES : CHAPITRE II

Divers modes par lesquels Notre Seigneur réveille l’âme ( délicieuse blessure et embrasement délicieux ). Ces faveurs très élevées et très précieuses sont, il semble, à l’abri de toute illusion.

Notre petit papillon semble abandonné, mais il n’en est rien. Ces épreuves lui font prendre un vol plus élevé.

DÉLICIEUSE BLESSURE

Que fait l’Époux pour que l’âme le désire davantage ? Il la réveille alors qu’elle ne s’y attend pas par de suaves et subtiles impressions qui partent du fond de l’âme. On a l’esprit occupé ailleurs et, tout à coup, comme un coup de tonnerre ou une étoile filante, Sa Majesté réveille l’âme. Elle n’entend aucun bruit, mais comprend parfaitement que Dieu l’a appelée.

Celle-ci souffre alors d’une délicieuse blessure qui la pousse à désirer qu’il se manifeste de manière continuelle, mais il ne le fait pas. Elle en éprouve une peine très vive et en même temps, une joie beaucoup plus grande que dans l’oraison de quiétude (oraison des goûts divins ou des goûts spirituels), où il n’entre aucune souffrance.

Comment faire comprendre cette opération d’amour où il semble y avoir quelque contradiction ? D’un côté, le Bien-aimé fait clairement connaître à l’âme qu’il est avec elle. D’un autre côté, il n’est pas tout à fait là puisqu’il l’appelle. Il l’appelle par un signe si certain qu’elle ne peut pas en douter, par un son de voix si pénétrant qu’il lui est impossible de ne pas entendre.

C’est comme si l’Époux, de la septième Demeure où il réside, faisait entendre sa voix sans paroles distinctes et qu’aussitôt, tous les habitants des autres Demeures font silence : sens, imagination et puissances (ils ne sont pas absorbés comme lorsque l’on jouit de goûts spirituels ; ils se demandent toutefois ce qui se passe «sans entraver l’âme»).

L’âme se consume alors de désirs et ne sait pourtant que demander parce qu’elle sent clairement que Dieu est en elle. Cette peine la pénètre jusqu’aux entrailles.

C’est comme si le divin Archer retirait la flèche d’amour dont il l’a transpercée ou alors, comme si une étincelle du brasier enflammé qui est Dieu venait toucher l’âme en laissant une agréable douleur. Cet attouchement divin peut durer un bon moment ou passer très vite, selon qu’il le plaît à Sa Majesté.

Il n’y a nulle illusion à redouter ici. Cette faveur, très sûre, ne peut être l’œuvre, ni des sens, ni des puissances (aucune industrie humaine ne peut nous la procurer), ni du démon.

Unir une si grande souffrance au repos et à la jouissance de l’âme dépasse le pouvoir du démon qui est limité à la partie extérieure de l’être.

Il n’y a que les faveurs de Dieu qui peuvent pousser l’âme à vouloir souffrir pour lui et à s’éloigner des plaisirs d’ici-bas. La seule chose à craindre de la part de celle qui reçoit une si grande grâce est de se montrer ingrate. Il faut tacher d’avancer toujours dans le service de Dieu et le perfectionnement de sa vie. Alors, Dieu nous comble de plus en plus.

Si jamais on éprouvait quelque incertitude sur ce que l’on a éprouvé, alors ce serait le signe que l’on n’a pas éprouvé de véritables élans. Quand ils se produisent, l’âme les perçoit aussi clairement que lorsque les oreilles entendent des sons éclatants.

EMBRASEMENT DÉLICIEUX

Il est une autre manière que Notre Seigneur utilise pour réveiller l’âme. Au milieu d’une prière vocale, tout à coup, il se produit un embrasement délicieux. C’est comme si un parfum pénétrant se répandait dans tous les sens. L’Époux est là. L’âme a le désir suave de jouir de sa présence tout en étant pressée de faire monter vers lui des actes de louanges très parfaits. Cette faveur, plus courante que la première, a la même origine mais n’est accompagnée d’aucune souffrance.

SIXIÈMES DEMEURES : CHAPITRE III

Autre manière que Notre Seigneur emploie pour réveiller l’âme (par des paroles). Quelques marques qui permettent de reconnaître s’il y a illusion.

Parmi les personnes d’oraison, il en est beaucoup qui entendent des paroles. Ces paroles, adressées à l’âme peuvent venir de Dieu, comme aussi du démon et de l’imagination. Il y a donc péril.

Dieu peut réveiller l’âme en lui parlant. Ces paroles peuvent venir du dehors, de la partie la plus intérieure de l’âme, de sa partie supérieure ou, de l’extérieur, comme une voix articulée que l’on entend.

Les personnes qui ont une imagination «débile» ou celles qui sont atteintes de mélancolie[2] peuvent croire entendre de telles paroles, mais ce n’est qu’illusion. Cela est fréquent. De ces personnes, je dirais qu’il ne faut pas faire cas de ce qu’elles disent et les encourager instamment à cesser l’oraison. Il ne faut pas, non plus, les troubler en les semonçant. Écoutez-les comme des personnes malades.

Dans ces sortes de choses, il faut toujours se méfier et faire opposition, du moins au début, jusqu’à ce que l’on soit certain que ce soit Dieu qui opère en nous et non le démon. Si les effets sont de Dieu, ils croîtront. Si les paroles sont le fruit de l’imagination mais qu’elles vous avertissent de vos fautes ou vous consolent, il n’y a pas de mal. Si elles viennent de Dieu, ne vous croyez pas meilleures. Si les paroles ne sont pas conformes aux Saintes Écritures, alors résistez. Cette tentation contre la foi disparaîtra.

Voici les marques les plus certaines que les paroles viennent bien de Dieu.

  1. Elles sont paroles et œuvres en même temps. Par exemple, une âme, affligée par l’épreuve et le trouble intérieur, semble ne jamais pouvoir guérir. Une seule parole la fait rentrer dans le calme. « Ne t’afflige pas. »

  2. Les paroles divines plongent l’âme dans un pieux et paisible recueillement qui la porte à louanger Dieu alors que lorsqu’elles procèdent de l’imagination, il n’y a ni certitude, ni paix, ni goût intérieur.

  3. Les paroles de Dieu restent gravées à jamais dans la mémoire. Elles produisent la certitude absolue que les événements prédits arriveront malgré les années qui s’écoulent, malgré les doutes qui arrivent en raison du démon, de l’imagination ou des confesseurs. La parole du Seigneur a son accomplissement.

Dieu peut aussi parler à l’âme par une vision intellectuelle[3]. Cette autre manière, très sûre, se passe dans l’intime de l’âme. On entend des oreilles de l’âme, d’une manière très claire et très secrète, le Seigneur lui-même prononcer des paroles. Le mode même d’entendre joint aux effets de la vision produit de si admirables impressions que l’on a la certitude que ni le démon, ni l’imagination ne peuvent en être l’auteur.

On peut aussi être en assurance de ce côté pour les raisons suivantes.

  1. Les paroles de Dieu sont si claires que l’on ne peut retrancher une seule syllabe sans que l’on s’en aperçoive.

  2. Souvent ces paroles, qui arrivent à l’improviste, concerne un sujet auquel on ne pensait pas, auquel on a jamais pensé ou auquel on aurait jamais estimé que ce soit possible.

  3. Quand Dieu parle, l’âme écoute. Quand l’imagination parle, la personne compose peu à peu ce qu’elle désire entendre.

  4. Une seule parole divine comprend beaucoup de sens, que notre esprit serait incapable de combiner en si peu de temps.

  5. En même temps qu’elle entend les paroles, l’âme comprend beaucoup plus que ce que les paroles elles -mêmes signifient. C’est quelque chose d’extrêmement délicat et de tout à fait admirable.

Je connais une personne qui entendait fréquemment ce genre de paroles. Sa plus grande crainte, dans les commencements, était qu’elles vinssent de l’imagination.

Le démon sait contrefaire l’esprit de lumière et parler avec clarté. Il ne laisse cependant pas dans l’âme, cette paix et cette lumière. Au contraire, il la remplit d’inquiétude et de trouble.

Lorsque les caresses viennent de Dieu, l’âme se confond devant Lui. Plus Il lui marque de bontés, plus elle se méprise, songeant à ses péchés et à ses faibles progrès spirituels. Elle est convaincue ne point avoir mérité ces faveurs.

Est-il possible à ces âmes de refuser d’écouter les paroles de Dieu qui lui viennent par cette voie ? Non. L’Esprit qui parle arrête toutes les pensées. Il est impossible de ne pas entendre. L’âme s’aperçoit alors qu’un Maître bien plus puissant qu’elle gouverne le château. Ceci la pénètre de dévotion et d’humilité.

SIXIÈMES DEMEURES : CHAPITRE IV

Comment Dieu suspend l’âme dans l’oraison par le moyen du ravissement et de l’extase (lieu de révélation des secrets du ciel par des visions « imaginaires et intellectuelles »).

Comment le Seigneur conclut-il ses fiançailles ? Par un ravissement qui emporte l’âme toute entière. Comme il entend que rien ne lui fasse obstacle, il commande à l’instant de fermer toutes les portes des Demeures (les sens et les puissances), ne laissant ouverte que celle de l’appartement où lui-même habite. Là, il traite l’âme en véritable épouse, lui faisant contempler une petite portion du royaume qu’il a acquis pour elle. Et même si cette portion est petite, vu la grandeur de ce Dieu, elle est immense.

Il est une autre sorte de ravissement. L’âme, bien qu’elle ne soit pas en oraison, est tout à coup frappée d’une parole de Dieu qui lui revient à la mémoire ou qu’elle entend. Alors, Notre Seigneur, prenant compassion de la souffrance que lui cause le désir inassouvi qu’elle a de le posséder, avive, dans son fonds le plus intime, l’étincelle qui l’a touchée auparavant. Mais cette fois, elle est entièrement embrasée et se renouvelle comme le phénix dans les flammes. Elle peut alors croire, pieusement, que ses fautes lui sont pardonnées.

Lorsqu’elle est ainsi, purifiée, Dieu l’unit à lui d’une manière qu’elle en conserve la connaissance mais est incapable ensuite de le décrire. Pourtant, elle n’a jamais été aussi éveillée aux choses de Dieu. Elle n’a jamais eu autant de lumière ni autant de connaissances de sa Majesté.

Lors d’une telle suspension, le Seigneur peut découvrir à l’âme quelques secrets du ciel par des visions imaginaires[4] qu’elle est alors en mesure de les rapporter. Mais si le Seigneur lui fait des révélations par des visions intellectuelles[5], une fois revenue à elle, elle garde peu de connaissance des merveilles qu’elle a comprises et ne peut rien décrire (ou si peu) ; cela dépend des révélations. J’y reviendrai.

Que retire l’âme de ce ravissement ? Une conviction profondément inscrite dans son fonds intérieur, conviction indélébile, de la grandeur de Dieu mais aussi, un grand courage. Le courage de s’engager dans des travaux que l’on pourrait croire impossible à priori, comme Jacob après la vision de l’échelle mystérieuse (Genèse, XXVIII) et Moïse après la vue du buisson ardent (Exode, III).

Quel souvenir peut laisser un ravissement ? Imaginez entrer dans une pièce incroyablement remplie d’objets merveilleux et de tissus chatoyants aux couleurs sublimes. Vos yeux ne savent où se poser. Après avoir quitté cette pièce, on se souvient de l’impression générale que tout était merveilleux mais on ne se rappelle pas des détails. Il en va de même lors d’un ravissement. L’âme est plongée dans la jouissance de son Dieu, dans cet appartement très secret qu’elle porte réellement en elle. Ce seul bien lui suffit. Après, elle perd le souvenir des détails mais se rappelle très bien de l’impression générale.

Donc, l’Époux commande de fermer les portes des Demeures et même, celles du château et de son enceinte. En effet, au moment du ravissement, on cesse quasi de respirer, on perd la parole et les mains et le corps se glacent. L’âme semble s’être retirée. L’extase à ce très haut degré dure peu. Lorsqu’elle est finie, la volonté demeure quelque temps comme enivrée des choses de Dieu. En effet, pour tout ce qui concerne l’amour divin, l’âme est parfaitement éveillée. Par contre, pour ce qui est de l’attachement aux créatures, cela lui est impossible tant elle se trouve à leur égard, profondément endormie.

Quand l’âme revient à elle, elle voudrait mille vies pour les vouer toutes à Dieu. Elle voudrait que sur la Terre, tous le bénissent. Elle a soif de pénitence et voit clairement que les martyrs ont pu supporter facilement leurs tourments car, une pareille assistance de Notre Seigneur rend tout facile.

Si Dieu accorde cette grâce en secret, à la bonheur. Si Dieu fait la chose publiquement, l’âme ne doit pas éprouver de craintes quant aux jugements téméraires que l’on peut émettre à son endroit. Ce serait manquer d’humilité.

SIXIÈMES DEMEURES : CHAPITRE V

Description du « vol de l’esprit », un autre genre de ravissement par lequel Dieu élève les âmes. L’âme a besoin d’un grand courage pour recevoir cette faveur.

Il est une autre sorte de ravissement qui est le même que le précédent en substance mais qui agit différemment sur l’âme. C’est le vol de l’esprit. L’âme se sent emportée par un mouvement si soudain et avec une telle vélocité qu’elle éprouve, dans les commencements, un véritable effroi. C’est pourquoi ceux que Dieu destine à recevoir de pareilles grâces ont besoin d’un grand courage, de beaucoup de foi, de confiance et d’un total abandon à tout ce que Notre Seigneur voudra faire d’eux.

Imaginez le trouble qu’une personne peut ressentir alors qu’elle sent enlever son âme, et quelquefois son corps, sans qu’elle ne sache où elle va, ni qui l’enlève et ni ce que cela veut dire. Peut- elle résister ? Non. Si elle essaie, c’est pire encore. Dieu veut montrer à l’âme, qu’après s’être remise tant de fois et si sincèrement entre ses mains, elle ne s’appartient plus.

Ici, ce grand Dieu qui retenait la source des eaux, qui alimente le bassin de la fontaine, la libère tout à coup. Une vague puissante s’élève alors, emportant avec elle, sur sa cime, la petite nacelle de l’âme. Celle-ci, impuissante, se voit contrainte de s’abandonner. Une âme instruite par une voie aussi sublime a l’obligation de rendre beaucoup.

Il faut un grand courage dans ce ravissement car, non seulement il cause de l’effroi au début mais aussi, l’immensité de la dette est éprouvante. Si le Seigneur ne donnait ce courage, l’âme serait dans une désolation continuelle en voyant la libéralité qu’il use à son égard comparativement au peu de services qu’elle lui rend en retour. Qui plus est, ce qu’elle fait lui apparaît rempli de défauts. Aussi, préfère-t-elle oublier ses œuvres et songer à ses péchés tout en s’en remettant à la divine miséricorde.

Revenons à ce vol de l’esprit. Il ne dure que quelques instants. L’esprit semble réellement se séparer du corps. La personne est, durant quelques instants, incapable de dire si son âme habite ou n’habite pas son corps. Elle se croit transportée en un lieu où la lumière, et bien d’autres choses encore, ne sont pas comme celles d’ici-bas. Parfois, elle se trouve instruite, en un instant, de tant de choses à la fois ! Ici, il s’agit de vision imaginaire perçue par les yeux de l’âme. Sans paroles, on reçoit la connaissance, on reconnaît les saints.

Lorsque l’âme revient à elle, elle a vu de si grandes choses que celles de la terre lui apparaissent bien ordinaires. Cependant, la perspective du repos qui l’attend lui rend plus supportable, ce voyage terrestre.

Tels sont les joyaux que l’Époux donne tout d’abord à sa fiancée.

SIXIÈMES DEMEURES : CHAPITRE VI

Effet produit par l’oraison précédente ( ravissements, extase ) et qui montre que cette grâce est véritable et non le fruit de l’illusion. Autre faveur que Dieu accorde à l’âme afin qu’elle s’occupe tout entière à lui donner des louanges (jubilation ).

Des grâces si élevées font naître en l’âme un désir si intense de posséder «Celui» qui l’en gratifie que la vie lui est un martyr délicieux. Sa soif de la mort est grande. Elle demande continuellement à Dieu de la tirer de cet exil. Tout lui pèse. La solitude la soulage un peu mais sa peine revient vite. Notre petit papillon n’arrive plus à se poser de manière durable. L’amour a rendu cette âme si sensible que la moindre chose vient enflammer son feu. La voilà qui prend son vol. Les ravissements dans cette Demeure sont continuels, même en public.

Les persécutions et les blâmes pleuvent aussitôt. L’âme ne veut pas s’abandonner à l’effroi mais cela lui est impossible. Trop nombreux sont ceux qui, dont les confesseurs, cherchent à l’épouvanter en lui faisant valoir que tout est l’œuvre du démon.

Pour obéir à ceux qui lui présentent cette voie comme périlleuse, elle supplie sa Majesté de la conduire par une autre. Néanmoins, elle ne parvient pas à désirer réellement d’en sortir, tellement elle est convaincue que cette voie la conduit au ciel. Elle veut donc obéir comme moyen d’éviter l’offense à Notre Seigneur et de se garantir des illusions mais son seul pouvoir est de s’abandonner aux mains de Dieu.

Dieu donne à cette âme un si véhément désir de lui plaire en tout, jusque dans les plus petites choses, d’éviter la moindre imperfection, qu’elle en vient à envier ceux qui vivent ou ont vécu dans les déserts. Mais, paradoxalement, elle voudrait se jeter au milieu du monde pour aider à donner des louanges à Dieu. Pauvre petit papillon ! Son âme, soutenue par Notre Seigneur, est capable d’endurer de nombreuses tribulations, mais aussi elle comprend une très grande vérité qui la laisse anéantie. Laissée à elle-même, elle est lâche, timide, peu généreuse et n’a le courage de rien. Avec sa Majesté, elle a le courage de tout.

Prenez garde mes sœurs lorsque le désir de voir Notre Seigneur devient pressant. Distrayez-vous si vous le pouvez. Vous éviterez ainsi que s’il vient du démon, il soit exacerbé.

Sachez redire les paroles de Saint Martin : «Seigneur, si je suis encore nécessaire à votre peuple, je ne refuse pas le travail. Que votre volonté soit faite.»

Une personne sensible, si sensible qu’elle verse une larme pour un rien, peut croire que ce soit le souvenir de Dieu qui la fasse pleurer alors qu’il n’en est rien. Il se peut que cela soit dû à quelque humeur amassée autour du cœur bien plus qu’à l’amour qu’elle a pour Dieu. Une telle personne, persuadée que ces larmes sont excellentes, pourrait les entretenir et ce faisant, s’affaiblir à un point qui l’empêcherait de faire oraison et d’observer la règle. Voilà qui serait l’œuvre du démon. Sachez cependant que lorsque cette illusion existe, s’il y a humilité, elle nuit uniquement au corps et non à l’âme.

Mieux vaut agir et pratiquer les vertus que de pleurer, même si les larmes viennent de Dieu et arrosent notre sol aride. Ainsi, mes sœurs, il est préférable de se mettre en présence de Dieu, de considérer d’une part, sa miséricorde et sa grandeur, de l’autre, notre bassesse. Après cela, qu’il nous envoie ce qui lui plaît, eau ou sécheresse. Il sait bien mieux que nous ce qui est bon pour notre âme.

Au milieu de ces effets, en même temps pénibles et délicieux, Notre Seigneur accorde parfois une oraison inhabituelle où les sens s’unissent de façon étroite avec Dieu tout en gardant la liberté de jouir de leur bonheur. L’âme éprouve une joie si excessive qu’elle cherche à la publier partout et à en instruire le monde entier. Lorsqu’une âme se trouve dans ces transports d’allégresse, se taire lui coûte, et ce n’est pas rien qu’un peu.

Lorsque Saint François a rencontré les voleurs au milieu de la campagne alors qu’il poussait des cris et disait être le héraut du grand Roi, il était dans cet état.

Ce genre d’oraison, sûr et avantageux, est impossible à acquérir car c’est chose entièrement surnaturelle. Cela dure parfois une journée entière. La jubilation plonge l’âme dans un tel oubli d’elle-même qu’elle est incapable de penser ni de parler, sauf pour donner à Dieu des louanges, les fruits naturels de sa joie. Elle ressemble un peu à quelqu’un qui a bu [6] … mais là s’arrête la comparaison.

SIXIÈMES DEMEURES : CHAPITRE VII

Comment les âmes favorisées de ces grâces s’affligent de leurs péchés. Dans quelle erreur se trouvent les plus spirituels lorsqu’ils ne cherchent plus à évoquer la sainte humanité de Notre Seigneur.

Ne vous figurez pas que les âmes qui jouissent des ravissements quasi perpétuels de la sixième Demeure, que ces âmes soient sûres de jouir éternellement de Dieu. Plus Dieu se montre prodigue, plus l’âme voit son ingratitude. Ses péchés sont pour elle, comme un bourbier toujours présent. Sans cesse, ils sont à sa mémoire. Cette lourde croix ne disparaît qu’en ce séjour où rien n’est capable d’attrister notre papillon.

Ces âmes ne craignent pas l’enfer mais quelquefois la crainte d’offenser Dieu, et qu’il ne retire sa main, les jette dans une grande angoisse. Et de fait, si favorisée que soit une âme, il ne serait pas sûr pour elle d’oublier le temps où elle se trouvait en misérable état car nous avons un corps mortel et nous faisons toujours des fautes. Il nous faut donc continuer à méditer sur les mystères de la très sainte humanité de Notre Seigneur, songer à Marie, sa mère, et, aux exemples des Saints dont le souvenir est si salutaire et si encourageant.

Vivre séparé de tout ce qui est corporel et sans cesse embrasé d’amour est bon pour les esprits angéliques mais pas pour nous qui habitons un corps mortel. Pour entrer dans les dernières Demeures, il est impératif de suivre le bon Jésus , le chemin et la lumière pour se rendre au Père. Lui-même l’a dit. [7]

Il est vrai que cela peut sembler plus difficile aux âmes élevées par Notre Seigneur à la contemplation parfaite. Après de nombreuses méditations où elles cherchaient Dieu par la voie de l’entendement[8], elles prennent l’habitude de ne plus le chercher que par les actes de volonté. Cette généreuse puissance enflammée voudrait, si possible, se passer du secours de l’entendement.

Si l’âme n’a pas atteint les dernières Demeures, elle perdra du temps en procédant de cette manière. Pourquoi ? Parce que, bien souvent, la volonté a besoin pour s’enflammer du concours de l’entendement. Pensons à la vie et à la mort de Notre Seigneur et à ses immenses bienfaits. Le reste viendra quand Dieu le voudra.

Voici deux exemples de méditation, des oraisons admirables et très méritoires.

  1. Pensons à la grâce que Dieu nous a faite en nous donnant son fils unique et, parcourons tous les mystères de sa glorieuse vie. Ou bien, commençons par l’oraison du jardin et laissons l’entendement suivre Notre Seigneur jusqu’à ce qu’il le contemple attaché à la croix.

  2. Ou bien encore, choisissons un mystère de la Passion, la prise de Jésus, par exemple. Travaillons, ensuite, à l’approfondir en considérant en détail tout ce qui peut frapper l’esprit ou émouvoir le cœur. Par exemple, la trahison de Judas suivie de la fuite des Apôtres et le reste !

Une âme élevée aux états surnaturels et à la contemplation parfaite a beaucoup de difficultés à faire ce genre d’oraison. Pourquoi ? Parce qu’elle comprend les mystères de la Passion d’une manière très parfaite et l’entendement les lui représente vivement. Sa mémoire en reçoit une impression si profonde que le seul aspect de Notre seigneur étendu à terre dans le jardin, baigné de sueur, suffit à l’occuper une heure, voire des jours. Voilà ce qui empêche l’âme de discourir d’une manière suivie sur la Passion et lui fait croire qu’elle ne peut en occuper sa pensée.

Il importe donc, même aux plus spirituels, de ne pas s’éloigner tellement des objets corporels, qu’ils en viennent à redouter jusqu’à la Sainte Humanité. Ce chemin est dangereux. Le démon pourrait en venir jusqu’à nous faire perdre la dévotion au très Saint sacrement[9].

SIXIÈMES DEMEURES : CHAPITRE VIII

Comment Dieu se communique à l’âme par vision intellectuelle. Effets produits par cette vision lorsqu’elle est véritable. Ces faveurs doivent être tenues secrètes.

Plus une âme avance, plus elle vit dans la compagnie de notre bon Jésus. Lorsqu’il le plaît à sa Majesté, nous ne pouvons pas ne point marcher toujours avec lui. Alors qu’on ne songe nullement à recevoir semblable grâce, on sent tout à coup Jésus-Christ, Notre Seigneur, près de soi, sans pour autant le voir, ni des yeux du corps, ni des yeux de l’âme. C’est une vision intellectuelle. Elle dure longtemps, parfois plus d’un an.

Je connais personnellement une personne à qui Dieu accorda cette faveur. Elle se rendait parfaitement compte que Celui qui était là, présent, était le même que celui qui lui parlait habituellement. Mais avant, elle ne savait pas qui lui parlait, elle entendait seulement les paroles. Je sais encore que cette personne, inquiète à ce sujet, car cette vision, au lieu de passer promptement, durait longtemps, s’en alla trouver son confesseur, toute désolée. Celui-ci lui demanda comment, ne voyant rien, elle pouvait savoir que c’était Notre Seigneur. Il lui demanda aussi quel était son visage. Elle répondit qu’elle l’ignorait et qu’elle ne pouvait rien dire de plus.

Par la suite, on eut beau tenter de lui inspirer les plus vives craintes à ce sujet, cette personne n’arrivait pas à douter de la présence réelle de sa Majesté, surtout lorsqu’il lui disait : «Ne crains point, c’est moi.» Ces paroles avaient une telle force qu’elle ne pouvait douter. Une si excellente compagnie la ranimait de courage et de joie. Elle y trouvait un puissant secours pour penser continuellement à Dieu, et se garder très soigneusement de tout ce qui aurait pu déplaire à Celui dont le regard lui semblait toujours attaché sur elle.

Voulait-elle s’adresser à Notre Seigneur, soit pendant l’oraison, soit en d’autres temps, chaque fois, elle le trouvait si près qu’il ne pouvait pas ne point l’entendre. Quant aux paroles du divin Maître, elle ne les entendait pas selon son attrait, mais à l’improviste, et seulement lorsque cela était nécessaire. Elle sentait qu’il se tenait à son côté droit.

Cette grâce apporte avec elle un très haut degré de confusion et d’humilité. Confusion, parce que l’âme se rend compte qu’elle a une inestimable valeur aux yeux du Tout Puissant. Humilité, car elle sait sa petitesse face à Notre seigneur et toutes ses largesses. De cette présence continuelle de Notre Seigneur naissent une grande tendresse d’amour pour lui, des désirs de s’employer toute entière à son service et, une très grande pureté de conscience. En effet, la présence de Celui qui se tient tout près d’elle rend l’âme attentive aux moindres choses. Le divin Maître la tient en éveil.

Cette vision peut être enlevée, quand il plaît au Seigneur. L’âme se sent alors bien seule et tous ses efforts ne pourraient faire revenir cette divine compagnie. C’est un don que Dieu fait, quand il le veut, et qu’on est impuissant à se procurer. Parfois, la présence est celle d’un saint, et l’on en retire également un grand fruit. Qu’une âme en qui Dieu opère ces visions se contente de les admirer et d’en bénir Sa Majesté ! L’âme doit aussi s’efforcer de rendre à Dieu des services d’autant plus grands qu’il lui accorde de multiples secours.

Il serait bon aussi, dans les commencements, d’en parler, sous le secret de la confession, à un homme éminent en doctrine, à un homme versé en spiritualité ou à un théologien. S’ils vous disent que c’est une imagination, ne vous tourmentez pas car, si tel est le cas, elle ne peut faire, ni grand bien, ni grand mal à votre âme. Recommandez-vous à sa divine Majesté et suppliez-la de ne pas permettre que vous soyez trompée. Une fois cette consultation faite, il ne faut pas la renouveler inutilement car, ce qu’il fallait tenir secret pourrait tomber dans le domaine public, et voilà une âme persécutée et tourmentée. Prudence !

Il ne faut pas aussi penser qu’une âme favorisée par ce genre de grâces est meilleure qu’une autre. Parfois, ce sont les plus faibles que le Seigneur conduit par ce chemin. Il ne faut, ni approuver, ni condamner, mais, considérer la vertu. Nous pourrions être surprise de constater la différence entre le jugement de Notre Seigneur et nos appréciations d’ici-bas.

SIXIÈMES DEMEURES : CHAPITRE IX

Comment le Seigneur se communique à l’âme par vision imaginaire. Pourquoi il ne faut pas désirer marcher par cette voie.

Parlons maintenant des visions imaginaires. Lorsqu’elles viennent de Notre Seigneur et non du démon (ce qui se peut plus facilement que dans les visions intellectuelles), elles peuvent sembler plus profitables car plus en accord avec notre nature humaine. Voici une comparaison pour faire comprendre une différence entre les visions imaginaires et les visions intellectuelles.

Dans les visions intellectuelles, c’est comme si nous avions une pierre précieuse dans une cassette d’or sans l’avoir jamais vue. Nous expérimentons sa vertu, mais, nous ne pouvons, ni osons, ouvrir la cassette. Dans les visions imaginaires, le maître de la cassette l’ouvre soudainement et nous éprouvons une joie très vive devant le merveilleux éclat de la pierre. Dans ce type de vision, Notre Seigneur découvre clairement sa sainte Humanité, tel qu’il était dans le monde. La vision imaginaire a la rapidité de l’éclair et se fait à l’aide de la vue intérieure. À celui qui la voit, cette image ne fait pas l’effet d’un tableau mais semble véritablement vivante.

Bien que la vision imaginaire soit extrêmement brève, la glorieuse image de cette sainte Humanité ne peut s’effacer de l’imagination. Elle demeure jusqu’à ce que Notre Seigneur se montre à découvert pour se laisser posséder sans fin. Parfois, au cours de cette vision, l’âme se voir révéler de grands secrets. Il peut aussi arriver qu’elle se prolonge un certain temps. Il n’est alors pas plus possible d’y attacher son regard que de fixer le soleil. Mais ce n’est pas parce que son éclat fatigue la vue intérieure comme le soleil fatiguerait la vue corporelle. La splendeur de Celui qui se montre est comme une lumière infuse.

Lorsque Dieu accorde cette grâce à une âme, elle entre presque toujours en extase. Le Seigneur vient ainsi en aide à sa faiblesse car, devant sa Majesté, elle est saisie de frayeur. Frayeur que les beaux yeux si doux et si cléments de Notre Seigneur puissent devenir pleins de courroux et que, d’une voix sévère, il fasse retentir ces paroles. « Allez, les maudits de mon Père ! » (Matthieu, XXV, 41).

Si la vision vient à durer longtemps, elle est fort probablement un produit de l’imagination. Aucun bon effet n’est produit et il ne faut en faire aucun cas. Le souvenir, d’ailleurs, s’en efface bien vite.

Les véritables visions imaginaires ne sont pas le produit de la pensée. Elles arrivent soudainement, bouleversent les sens et les puissances et les remplissent de frayeur pour les faire jouir aussitôt après, d’une paix délicieuse. L’âme se trouve instruite de vérités si hautes qu’elle n’a plus besoin de maître. Sans aucun effort de sa part, la vraie Sagesse lui a ouvert l’intelligence. L’âme conserve longtemps la certitude que cette grâce est de Dieu.

Si un confesseur la fait douter, elle peut hésiter et se demander s’il n’aurait pas raison. Mais elle n’arrive pas à le croire. Plus elle est combattue, plus elle s’affermit dans la conviction que le démon ne pourrait l’enrichir de si grands biens.

Dans les visions imaginaires, on doit se tenir sur la réserve et attendre que le temps permette de juger de leur véracité par leurs fruits. Laissent-elles l’âme dans l’humilité et la fortifient-elles dans la pratique des vertus ? Si c’est le cas, le démon ou l’imagination n’y sont pour rien.

Lorsque vous en serez là, ne vous troublez pas et ne vous inquiétez pas, quand bien même ces visions ne seraient pas de Dieu. Si vous avez de l’humilité et une bonne conscience, elles ne vous nuiront pas. Sa Majesté sait tirer le bien du mal, et par là où le démon voulait nous perdre, vous gagnerez. Persuadées que c’est Dieu qui vous accorde de si grandes grâces, vous ferez tous vos efforts pour lui plaire et pour avoir toujours son image, présente à l’esprit.

Ne vous affligez pas si votre confesseur méprise ces fausses visions. Partout où nous voyons l’image de notre Roi, nous devons lui porter respect.

La vision imaginaire apporte à l’âme de grands avantages. Le souvenir de Notre Seigneur, de sa vie, de sa passion, de son visage si doux, si beau, la remplit de consolation et de beaucoup d’autres trésors.

Attention mes sœurs ! Ne demandez jamais à Dieu cette sorte de grâce bien qu’elle nous paraisse excellente et mérite tout notre respect. Ce serait un manque d’humilité. De plus, en pareil cas, le danger serait grand d’être trompée par l’illusion du démon ou de l’imagination. Aussi, vouloir choisir sa voie sans savoir si elle nous convient contrevient à l’abandon total que le Seigneur attend de nous. Seriez-vous capables de supporter les grandes épreuves des personnes que le Seigneur favorise de ces grâces ? Vous pourriez également trouver une perte au lieu d’un gain, comme Saül quand il devint roi. Il est bien plus sûr de ne vouloir que ce que Dieu veut.

Une âme qui reçoit ces grâces ne mérite pas plus de gloire mais est obligée à beaucoup plus envers Celui dont elle reçoit davantage. Sachez aussi que bien des âmes saintes ne savent rien de ces grâces et que d’autres qui ne sont pas saintes, les reçoivent.

SIXIÈMES DEMEURES : CHAPITRE X

Autres faveurs que Dieu accorde à l’âme. Grand profit qu’elle en retire.

Notre Seigneur se communique à l’âme à différents moments. Par exemple, il choisit un temps où l’âme est affligée, quand elle est menacée d’une grande épreuve ou tout simplement pour se réjouir avec elle et la caresser. Sachant les diverses circonstances où sa Majesté se manifeste, vous ne prendrez pas pour vision chacune de vos imaginations et, si ces visions sont réelles, les sachant possibles, vous ne vous laisserez pas aller au trouble et au chagrin ce qui plairait au démon. En effet, une âme dans cet état devient incapable de s’employer toute entière à aimer et bénir Dieu.

Nous avons vu comment Notre Seigneur se manifeste aux âmes par vision imaginaire. Ces visions sont relativement faciles à décrire. Il est une autre vision bien plus difficile à se représenter qui est la vision intellectuelle. Alors que l’âme est en oraison, Dieu suspend ses puissances afin de lui découvrir de grands secrets. L’âme ne voit pas la sainte Humanité et cependant, elle se voit en Dieu même. Elle connaît comment toutes choses se voient en Dieu, comment il les renferme toutes en lui-même. Cette vision, bien que rapide, est une immense faveur. Elle se grave profondément dans l’âme et la couvre d’une inexprimable confusion. Voyant que c’est en Dieu que nous commettons les crimes les plus énormes, elle découvre mieux la malice du péché.

Voyez l’immense miséricorde, l’immense patience de notre Dieu qui souffre que ses créatures commettent tant d’offenses en lui-même, sans les précipiter sur l’heure dans les abîmes. Voyez aussi notre difficulté à endurer les affronts et notre facilité à garder rancune pour une parole dite en notre absence ou non, probablement sans mauvaise intention.

Ô misère humaine ! Supportons les affronts de bon cœur et chérissons ceux qui nous les infligent. Après tout, ce Dieu de Majesté a bien continué de nous aimer après que nous l’ayons tant offensé ! N’est-ce pas à juste titre qu’il veut que tous se pardonnent, quelles que soient les injures ?

Voici une autre manière dont Dieu se révèle à nous. D’une manière soudaine et inexplicable, il nous laisse la conviction absolue que lui seul est la Vérité qui ne peut mentir[10]. Oui. Dieu est la Vérité infaillible. Pour marcher dans la voie de Dieu, nous devons nous étudier sans cesse, étudier nos actions, étudier nos sentiments, étudier nos pensées, étudier leurs motifs profonds…

Surtout, ne nous tenons pas pour meilleures que nous sommes. En nos œuvres, donnons à Dieu ce qui lui revient et mettons nous, toujours, dans le vrai. Si Notre Seigneur aime tant la vertu d’humilité, c’est parce que Dieu est la suprême Vérité et que l’humilité n’est autre chose que de marcher dans la vérité.

SIXIÈMES DEMEURES : CHAPITRE XI

Puissant désir que Dieu donne à l’âme à le posséder (flèche de feu). Danger où ces transports mettent la vie. Avantages que l’âme retire de cette faveur.

Notre petit papillon devrait maintenant, comblé par toutes ces grâces, se poser enfin avec satisfaction et attendre la mort. Mais, il n’en est rien. Au contraire, son tourment augmente. Plus l’âme connaît Dieu et sa perfection, plus elle se voit privée de lui et bien loin de le posséder encore. Son désir de lui et de son amour vont croissant. Tout cela résulte, en quelques années, voire en quelque temps seulement (Dieu peut élever une âme en un instant seulement, s’il le désire), en une peine excessive qui s’accompagne d’un véritable martyr.

Tandis que l’âme se consume en dedans, voici qu’à l’occasion d’une pensée rapide, ou d’une parole entendue lui faisant penser que la mort tarde à venir, elle se sent transpercée par une flèche de feu[11]. La blessure aiguë n’est pas sentie dans le corps physique mais au plus intime de l’âme. La douleur est telle que l’on vient à en jeter de grands cris. Cette foudre céleste détruit tout ce qu’elle rencontre de terrestre dans notre nature.

Pendant qu’elle opère, l’âme ne sait plus qu’elle est humaine. Ses puissances[12] «maîtrisées» sont incapables de tout, sauf de ce qui peut accroître le martyr. L’entendement conserve toute sa vivacité pour comprendre combien elle a raison de s’affliger d’être séparée de Dieu et le Seigneur y ajoute encore, par une connaissance très pénétrante de lui-même. Ainsi, force est de constater que les douleurs de l’âme sont bien plus terribles que celles du corps. Sachez que les tourments des âmes du purgatoire sont de cette nature.

Ce martyr laisse le corps comme disloqué [13]. Le pouls est faible comme si on allait rendre l’âme. La chaleur naturelle disparaît. Pendant deux ou trois jours, on n’a pas la force d’écrire et le corps est en proie à de vives douleurs. Le corps en reste affaibli.

Vous me direz peut-être qu’il y a de l’imperfection à ne pas accepter d’être séparée de Dieu puisque tel est sa volonté. Cela peut sembler ainsi, mais je réponds qu’à l’heure qu’il est, l’âme n’est plus maîtresse d’elle-même. Elle ne peut penser à autre chose qu’au très juste motif qu’elle a de s’affliger. Séparée de son souverain Bien, pourquoi voudrait-elle vivre ? Elle est suspendue comme le petit papillon qui ne sait où se poser. La Terre ne lui offre pas d’appui et elle ne peut s’élever au ciel. Consumée par une soif intolérable, elle ne peut atteindre la Source qui, seule, pourrait l’étancher.

Ce supplice, le plus grand à mon avis qui existe ici-bas, purifie l’âme avant son introduction dans la septième Demeure, tout comme le purgatoire purifie les âmes, qui s’en sont allées, avant leur introduction dans le ciel. Ainsi, cela est peu cher payé en comparaison de ce qui vient ensuite. L’âme en comprend l’inestimable valeur et s’en reconnaît entièrement indigne. Néanmoins, rien n’allège sa douleur et pourtant, elle serait prête à souffrir sa vie entière si tel était la volonté de Dieu. Ce tourment, à ce degré d’intensité, dure trois ou quatre heures, tout au plus. S’il durait plus longtemps, on pourrait en mourir.

Cette peine peut fondre sur l’âme à tout moment, même au milieu d’une conversation et après une longue période de sécheresse. La douleur est telle qu’il est impossible de la dissimuler. Les personnes présentes voient bien que la vie est en péril. Le désir de mourir est si grand que l’âme est prêt d’abandonner le corps et pourtant, prise de frayeur, elle voudrait voir diminuer son tourment afin de ne pas mourir. Seul le Seigneur peut mettre fin à cela. D’ordinaire, il le fait au moyen d’une grande extase ou de quelque vision, par laquelle le vrai consolateur console et fortifie l’âme afin qu’elle se résigne à vivre aussi longtemps qu’il le voudra.

Ce martyr laisse dans l’âme d’admirables effets. En particulier, il enlève la crainte des tribulations[14] qui ne semblent plus rien comparativement au si rigoureux tourment qui vient d’être souffert.

Voyant les grands avantages qui en résultent, l’âme serait heureuse de le souffrir souvent mais il lui est impossible de se le procurer, tout comme d’y résister. Son mépris du monde devient plus grand. Aussi, elle se détache davantage des créatures parce qu’elle constate que seul le Créateur peut le consoler et la rassasier.

Dans ce chemin spirituel, le tourment puis la joie excessive qui suit mettent la vie en péril. Il s’en faut d’un rien que l’âme n’abandonne le corps dans ces conditions. Voyez-vous pourquoi, mes sœurs, je vous ai dit qu’il faut bien du courage à l’âme pour passer par cette voie ?

Notes de bas de page

  1. Quelles sont ces peines ? Est-ce le genre de phénomènes subis par le Curé D’Ars ?

  2. Tendance dépressive.

  3. Traitée plus loin.

  4. Vision imaginaire : Vision dans laquelle l’imagination reçoit surnaturellement et d’une manière passive l’image que Dieu veut présenter à l’âme.

  5. Vision intellectuelle : Vision qui enseigne de merveilleuses connaissances, impossibles à relater car elle dépasse notre entendement.

  6. Je ne puis m’empêcher de me rappeler cette expérience. Alors que je faisais régulièrement de la méditation, il y a une vingtaine d’années, j’ai fait un rêve où j’ai ai eu la certitude de comprendre clairement la notion du temps : le passé, le présent et le futur ne sont qu’un seul. Le matin, je savais que je l’avais compris mais j’étais incapable d’expliquer quoi que ce soit.

  7. « … ou à un fou de Dieu, dans le bon sens du terme. »

  8. Évangile selon Jean :

  9. 8.12 . Je suis la lumière du monde; celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie.

  10. 8.19. Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père.

  11. SOURCE INTERNET : INFO-BIBLE. Évangile selon Jean. Page consultée le 12 février 2009. En ligne [http://www.info-bible.org/lsg/43.Jean.html#8]

  12. Le discours de la réflexion et de l’intelligence.

  13. Le très Saint sacrement est la communion ou l’Eucharistie.

    • Cette dernière commémore la mort et de la résurrection de Jésus-Christ par l’action (action de grâce) de partager le pain et le vin, c’est-à-dire le corps et le sang du Christ offert en sacrifice sur la croix et ressuscité. Elle se fonde sur le dernier repas de Jésus pris avec ses Apôtres. SOURCE INTERNET : «Eucharistie», Wikipédia, l'encyclopédie libre, Page consultée le 19 janvier 2009. En ligne [http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Eucharistie&oldid=36933228]

    • Évangile selon Jean : 6.54 . Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang a la vie éternelle; et je le ressusciterai au dernier jour. SOURCE INTERNET : INFO-BIBLE. Évangile selon Jean. Page consultée le 12 février 2009. En ligne [http://www.info-bible.org/lsg/43.Jean.html#8]

  14. On comprend alors cette parole de David dans un psaume : «Tout homme est un menteur.» (Ps. CXV, II)

  15. Mère Thérèse parle sûrement d’elle-même. Y a-t-il d’autres saints qui ont vécu cette expérience ?

  16. Entendement (intelligence, réflexion), mémoire et volonté.

  17. Selon Saint Jean de La Croix :

  18. Serait dû au fait que la communication spirituelle s'adresse encore à la partie sensitive qui n'est jamais parfaitement purifiée et qui n'est pas capable de grandes opérations spirituelles. Cela produit des défaillances physiques. «De là viennent les ravissements, les transports, les dislocations des os, qui accompagnent toujours les communications qui ne sont pas purement spirituelles, c'est-à-dire qui ne s'adressent pas à l'esprit seulement, ainsi qu'il arrive chez les parfaits, déjà purifiés par la seconde nuit, celle de l'esprit. Ceux-là n'ont plus de ravissements de ce genre, accompagnés de souffrances corporelles ; ils jouissent de la liberté de l'esprit, sans obscurcissement ni bouleversement du sens. » (LA NUIT OBSCURE DE L'ESPRIT : JEAN DE LA CROIX)

  19. Tribulations : peines, souffrances intérieures, maladies …