5. Cinquièmes demeures

CINQUIÈMES DEMEURES : CHAPITRE I

De la manière dont l’âme s’unit à Dieu dans l’oraison (oraison d’union). Comment on reconnaît que ce n’est pas un leurre.

Les délices des cinquièmes Demeures sont indescriptibles. Les discours ne peuvent les exprimer et l’entendement les comprendre. Plusieurs entrent dans cette Demeure mais restent sur le seuil sans pénétrer plus avant et sans goûter aux particularités qui s’y rencontrent. Mais c’est déjà une grande miséricorde de Dieu de nous y introduire.

Cette oraison ne ressemble pas à un songe comme l’oraison de quiétude et, dans laquelle l’âme est à moitié endormie et à moitié éveillée. Ici, pendant la courte durée de l’union, on est profondément endormi, privé de sentiment, hors d’état de penser, quasi, sans respirer. Nul besoin de travailler pour cesser de penser. On est mort à soi-même et au monde pour vivre en Dieu. On ne peut remuer ni pied ni main.

Dans l’oraison de quiétude de la Demeure précédente, l’expérience n’est pas encore grande et l’âme peut douter. Était-elle endormie ? Était-ce vraiment un don de Dieu ? Le démon ne s’est-il pas transfiguré en ange de lumière ? Milles incertitudes l’habitent et il en est bien ainsi car notre nature peut quelque fois nous tromper.

Dans la quatrième Demeure, les bêtes venimeuses peuvent difficilement entrer mais pas les petits lézards qui se fourrent le nez partout, ces petites pensées qui proviennent de l’imagination. Ici, dans la cinquième Demeure, point de lézards. Rien ne fait d’obstacle au bien dont on jouit : point d’imagination, point de mémoire et point d’entendement.

Cette union véritable avec Dieu met à l’abri de tout. Dieu opère en nous sans que personne ni l’âme ne mette d’obstacle. Il peut y avoir d’autres unions avec les vanités de ce monde où le démon transporte aussi l’âme. Seulement, ce n’est pas de la même manière que Dieu, ni avec ce plaisir, cette paix et cette joie spirituelle.

Comment distinguer le vrai du faux ? Voilà une marque très claire. Lors de l’union, Dieu prive l’âme d’intelligence pour mieux imprimer en elle la vraie sagesse. Elle ne voit pas, n’entend pas et ne comprend rien tant que dure l’UNION. De retour à elle, même si Dieu ne renouvelle pas en elle cette grâce, elle s’en rappelle toute sa vie et ne doute pas qu’elle se soit retrouvée en Dieu.

Cette oraison d’union est l’œuvre et la volonté de Dieu. Quels que puissent être nos efforts, la porte nous en est fermée. Seul Notre Seigneur nous introduit et nous place au centre de notre âme. Il ne nous laisse pas le choix de Lui être entièrement soumise.

CINQUIÈMES DEMEURES : CHAPITRE II

Comparaison propre à expliquer l’oraison d’union. Effets que cette oraison produit dans l’âme.

L’oraison d’union ne dure pas plus d’une demi heure. Quels sont ses effets sur l’âme ? Prenons l’image du ver à soie.

Ce ver est grand et fort laid. Il représente l’âme. Par la chaleur de l’Esprit Saint, elle commence à profiter du secours général que Dieu donne à tous et des remèdes qu’il a laissés à son Église : confessions, bonnes lectures et sermons. Par ces remèdes, une âme morte, par négligence et péché, reprend vie et s’accroît. Elle peut joindre aussi les méditations pieuses. Devenu grand, le ver, l’âme, fait de la soie et construit la maison (le cocon) où il doit mourir. Cette maison est Jésus Christ. Sa Majesté devient ainsi notre Demeure, tout comme elle le devient dans l’oraison d’union. Mais il faut, pour cela, donner de nous-même, comme le ver à soie. À l’œuvre mes filles : pénitence, mortification et obéissance.

Que devient ce ver ? Il se change en papillon blanc après être entièrement mort au monde. L’âme ne se reconnaît plus. Elle sent un désir qui la consume de louer Dieu et d’affronter pour lui, mille morts. La voilà qui soupire après les croix, la pénitence, la solitude et elle voudrait que Dieu soit connu de tous. De là, elle souffre de voir qu’on l’offense.

Le petit papillon ne sait plus où s’arrêter et se poser. Après avoir séjourné auprès de Dieu (une ou plusieurs fois en oraison d’union), tout sur Terre lui déplaît. L’âme ne s’étonne plus de la souffrance des saints car elle en a l’expérience. Sa faiblesse pour les pénitences est changée en force, l’attachement aux proches, aux amis et aux biens devient obligations. L’âme désire sortir de l’exil et se console en sachant qu’elle fait la volonté de Dieu. Elle se résigne mais avec une peine très vive et bien des larmes. Cette épine se fait sentir chaque fois qu’elle se met en oraison. Elle craint que beaucoup ne se damnent. Cette peine atteint la profondeur des entrailles et moud l’âme. Voyez ce que le Seigneur, saint des saints, a enduré devant les graves offenses qui se commettaient contre son Père !

CINQUIÈMES DEMEURES : CHAPITRE III

Autre genre d’union (la véritable union) que l’âme peut acquérir avec la grâce de Dieu. Pour y arriver, l’amour du prochain est absolument nécessaire.

Même après l’oraison d’union, l’âme ne doit pas se croire en sûreté. Elle doit s’efforcer d’avancer toujours dans le service et dans la connaissance de soi sinon elle mourra comme le papillon après avoir laissé sa semence, produisant par ailleurs, d’autres papillons. En effet, Dieu veut qu’une si grande faveur ne soit pas accordée en vain. Si elle ne profite pas à l’âme qui la reçoit, du moins profite-t-elle à d’autres !

Tout le temps que l’âme persévère dans le bien et les vertus, elle communique à d’autres âmes de sa chaleur et parfois, même après qu’elle aie perdu tout cela, elle conserve le souci de l’avancement du prochain et prend plaisir à faire connaître les grâces dont Dieu gratifie ceux qui l’aiment et le servent.

J’ai connu une telle personne à qui chose semblable est arrivée. Bien qu’en fort mauvais état, elle se plaisait à enseigner le chemin de l’oraison à ceux qui ne le connaissait pas. Le bien qu’elle fit ainsi fut immense et Dieu lui rendit la lumière. À la vérité, lorsque cette personne devint ainsi infidèle envers Dieu, l’oraison d’union n’avait pas encore produit les grands effets dont j’ai parlé mais il en est d’autres, comme Judas et Saül, à qui cela est véritablement arrivé. Apprenez de là, mes filles, que pour acquérir de nouveaux mérites et ne pas nous perdre comme ces infortunés, le moyen le plus sûr est de persévérer dans l’obéissance et l’accomplissement de la loi de Dieu.

Il y a donc, comme on le voit, encore quelque obscurité dans cette Demeure. Mais puisqu’il y est si avantageux d’y entrer, il ne faut pas ôter l’espoir à ceux que le Seigneur ne gratifie pas encore de faveurs aussi surnaturelles. D’ailleurs, on peut déjà y être, même si on ne jouit pas de telles faveurs ! En effet, il y a un autre genre d’union — la véritable union — plus facile à obtenir mais aussi, plus sûre.

La véritable union (ou oraison de conformité)[1] s’obtient si on renonce à sa propre volonté pour se soumettre à celle de Dieu en tout. Ne vous inquiétez donc plus de cette autre union délicieuse dont je vous ai parlé (oraison d’union). Certaines personnes croient fermement en être là. Mais croyez-moi, si c’était le cas, elles auraient obtenu du Seigneur la grâce de l’union (oraison d’union).

Comment sait-on qu’une âme possède la véritable union ? Une âme unie à Dieu n’est jamais profondément affligée par les événements de la vie bien qu’elle soit sensible aux peines. En effet, dans cet état, les peines ne pénètrent pas jusqu’au fond de l’âme et n’atteignent pas les sens et les puissances. Elles vont et viennent dans ces Demeures mais n’empêchent pas l’âme d’être unie à Dieu.

Comment obtient-on la véritable union ? En mourant à soi-même. Cela est pénible, mais la récompense est grande. Pour y parvenir, il faut éviter les «vers» qui rongent les vertus : un certain amour-propre, une certaine estime de soi, des jugements téméraires du prochain et un manque de charité en ne l’aimant pas comme nous-même. Tâchons de voir où nous en sommes, mes sœurs, et ce, jusque dans les plus petites choses.

La volonté de Notre Seigneur est que nous soyons parfaites afin que nous puissions nous unir à lui et au Père. Essentiellement, le Seigneur ne nous demande que deux choses : l’amour de Dieu et l’amour du prochain. Si nous les accomplissons parfaitement, nous faisons sa volonté et par là même, nous lui sommes unis. Qu’il daigne nous accorder cette grâce.

Et puis, ne faisons aucun cas des fausses vertus que le démon tente de nous faire croire que nous avons, non sans une quelque vaine gloire, durant l’oraison. Tout cela est le fruit de l’imagination, une voie par laquelle le démon dresse ses embûches.

Ne faisons aucun cas, non plus, de la foule de grandes idées qui nous arrivent parfois dans l’oraison. Si nos œuvres n’y répondent pas, elles resteront sans effet. Il est vain de faire oraison s’il n’y a pas d’œuvres. Le Seigneur veut des œuvres.

Si vous voyez un malade, sortez de votre dévotion pour l’assister. Témoignez-lui de la compassion. Souffrez pour lui. Jeûnez afin qu’il mange. Telle est la volonté de Dieu et par là, la véritable union à Sa volonté.

Si on loue quelqu’un devant vous, réjouissez-vous et devant votre propre éloge, restez humble. Aussi, soyez heureuses de voir briller les vertus de vos sœurs et déplorez leurs fautes autant que les vôtres.

Voilà le véritable amour du prochain. Si vous y excellez, je vous certifie que vous obtiendrez de Notre Seigneur l’union dont j’ai parlé. Si, au contraire, vous êtes en faute, vous aurez beau avoir de la dévotion, des délices spirituelles et même quelques petites suspensions dans l’oraison de quiétude, croyez-moi vous n’y êtes pas encore.

Demandez à Notre seigneur qu’il vous donne un parfait amour de votre prochain et ensuite laissez faire sa Majesté. Pliez votre volonté pour que s’accomplisse celle de vos sœurs, fallut-il perdre de vos droits. Oubliez votre intérêt et songez au leur. Prenez pour vous le travail afin d’en exempter les autres. Il vous en coûtera, il est sûr mais Sa générosité surpassera vos désirs.

CINQUIÈMES DEMEURES : CHAPITRE IV

Combien la circonspection est nécessaire en ce degré d’oraison (oraison d’union et véritable union) parce que le démon déploie toutes ses ruses pour faire retourner l’âme en arrière.

Que devient notre papillon ? Il ne peut plus se poser, ni dans les goûts spirituels (oraison de quiétude), ni dans les satisfactions terrestres car, son vol est plus élevé. Continuellement en vol, ne trouvant pas le repos, il ne cesse de faire du bien, autant à lui-même qu’aux autres.

Revenons à l’oraison d’union ? Vous savez sans doute que Dieu épouse spirituellement les âmes, une union bien éloignée des satisfactions corporelles que doivent goûter deux époux, il s’entend. Ici c’est l’amour s’unissant à l’amour. Les opérations, ineffablement pures et délicates, ont une suavité impossible à exprimer. Le Seigneur sait, cependant, bien les faire sentir.

L’oraison d’union prépare aux fiançailles spirituelles qui ont lieu dans la prochaine demeure. En attendant, le Seigneur et l’âme se jaugent. L’âme est parfaitement renseignée sur les avantages et obligations de l’alliance qu’elle va contracter et de son côté, le Seigneur connaît la sincérité et les dispositions de l’âme. Il s’approche d’elle et lui accorde une brève entrevue. L’âme, alors, connaît d’une manière mystérieuse, Celui qu’elle va prendre pour Époux. Cette connaissance ne pourrait s’acquérir en mille vies par les sens et les puissances. Par cette seule vue, elle devient plus digne de l’Époux. Éprise d’amour, elle fait tout pour arriver à ces divines fiançailles. Mais si elle s’oubliait et portait son affection vers un autre objet, tout serait perdu pour elle.

Donc, âmes chrétiennes que le Seigneur a conduites jusqu’ici, soyez sur vos gardes et évitez les occasions dangereuses, car vous n’êtes pas encore aussi fortes qu’après les fiançailles. Le démon fait tout pour arracher une âme au chemin tracé devant elle et lorsqu’il réussit, il entraîne non pas une, mais, de nombreuses âmes à sa suite. Plus tard, il ne s’enhardit plus autant. Même, il redoute les âmes entièrement soumises à l’Époux car il a expérimenté que pareilles tentatives lui attirent des pertes considérables, la laissant même avec de nouveaux avantages.

Combien d’âmes le Seigneur attire t-il à lui par le moyen d’une seule ? Considérez les milliers de conversions opérées par les martyrs, une jeune fille comme Sainte Ursule par exemple. Et combien d’âmes un Saint Dominique ou un Saint François n’ont-ils pas ravies au démon ?

Comment le démon s’introduit-il dans une âme fermement établie dans la volonté de Dieu, causant sa perte ? Il utilise la ruse et les artifices. Il la détache de la divine volonté en de très petites choses et l’engage en d’autres, la persuadant qu’elles ne sont pas mauvaises. Ainsi, graduellement, il obscurcit l’entendement, refroidit la volonté et fait renaître l’amour-propre.

Ni les cloîtres les mieux cloîtrés, ni les déserts les plus reculés, peuvent empêcher le démon de pénétrer. Vigilance ! Je crois que le Seigneur permet ces ruses de l’ennemi en vue d’éprouver l’âme dont il a dessein de se servir pour en éclairer d’autres. En effet, si elles sont infidèles, mieux vaut que ce soit au début plutôt qu’en un temps où elle pourrait nuire bien plus.

Mais ne croyez pas que Dieu abandonne soudainement l’âme qu’il a conduite jusqu’ici et que le démon puisse la renverser facilement ! Bien au contraire ! Le Seigneur, très sensible à sa perte, lui donne des avertissements intérieurs de toutes sortes afin qu’elle voit le péril où elle se met.

Ce que nous avons de mieux à faire pour nous garder du mal est de prier continuellement Dieu pour qu’il nous soutienne la main. Avancez toujours avec la pensée que s’il nous abandonne, nous sommes perdus. Ne mettons jamais notre confiance en nous-même.

Examinons aussi avec un soin extrême où nous en sommes sous le rapport des vertus. Progressons-nous ou, au contraire, reculons-nous un peu, spécialement en ce qui concerne l’amour mutuel et le désir d’être tenue pour la dernière ? Prions le Seigneur de nous éclairer. Nous connaîtrons bien vite nos gains et nos pertes.

Il faut tâcher d’avancer, toujours. S’il n’y a pas de progrès, craignons beaucoup car, le démon s’apprête possiblement à nous assaillir. Il n’est pas possible, en effet, qu’une fois monté si haut, on cesse d’avancer. Jamais l’amour ne demeure oisif !

Note de bas de page

  1. Le Carmel en France. Le Livre des Demeures. Page consultée le 8 janvier 2009. En ligne [http://www.carmel.asso.fr/Les-Cinquiemes-Demeures.html#sommaire_6]