Petite chronique

Petite chronique des organistes et des orgues de l’église

Saint-Louis-en-l’Ile

 par Robert Ranquet

 

 1 – XVIIième et XVIIIième siècles.

Le premier nom connu est celui de Claude Jacquet, petit-neveu de Jehan Jacquet, facteur de clavecins. Ce Claude Jacquet est signalé comme organiste de Saint-Louis en l’Ile en 1686. Il meurt en 1702. Pierre Jacquet,  son fils né vers 1666, lui succède en 1702. A cette période, l'église telle que nous la connaissons aujourd'hui n'a pas encore été construite. Ces deux organistes jouent donc probablement l’orgue de la première chapelle provisoire Notre-Dame, édifiée en 1623 à peu près à l'emplacement occupé aujourd'hui par la chapelle "de la communion " de l'église actuelle,  perpendiculairement à la rue principale  dans le cadre de la grande opération de lotissement de l'île par les architectes-promoteurs Marie et Le Regrattier, et restée en service jusqu’en 1701 ; puis l’orgue de la nouvelle église dont la construction par Le Vau a débuté en 1664, consacrée dès 1679, mais achevée seulement en 1726. De ce(s) premier(s) orgue(s), rien n’est connu (à moins que ... voir plus bas au sujet de l'orgue de F.H. Lesclop).

Y a-t-il eu un autre titulaire avant Claude Jacquet, signalé seulement en 1686 ? On n'en sait rien ... Claude Jacquet a aussi une fille, Elisabeth, qui deviendra célèbre comme claveciniste virtuose et première femme compositeur illustre de l’histoire de la musique française sous le nom d’Elisabeth Jacquet de la Guerre. Rien n’indique que Elisabeth ait été organiste de Saint Louis en l’Ile : du reste, en tant que femme, ces fonctions lui étaient interdites par les usages de l'époque.  Il est cependant plus que probable que, comme fille et sœur des deux organistes successifs, et ayant elle-même habité sur l’île presque toute sa vie, d’abord enfant puis jeune fille au logis familial rue Guillaume (actuellement rue Bude) jusqu’après son mariage avec Marin de la Guerre puis à nouveau, devenue veuve, rue Le Regrattier jusqu’en 1729,  elle a dû toucher les claviers de ces instruments. De même, on peut penser que le filleul d'Elisabeth, le tout jeune prodige Louis-Claude d'Aquin, qui est élève de C. Jacquet à cette époque, aura lui -aussi fréquenté la tribune de Saint Louis.

Au milieu du XVIIIième siècle, nous trouvons Louis-Antoine Lefèvre, qui se signale en 1750 [mais a-t-il succédé directement à Jacquet fils ?] en signant avec cinquante de ses confrères une pétition pour échapper au contrôle de la confrérie des «ménestriers», menée par un Sieur Guignon : on se souvient de la lutte opiniâtre qui opposa durant des décennies la corporation des ménétriers aux musiciens "savants", et qui avait inspiré quelques années auparavant à François Couperin ses savoureuses "Fastes de la grande et ancienne ménestrandise". Lefèvre joue alors le grand instrument français classique de 16 pieds commandé à François Henri Lesclop en 1744 par la paroisse, qui trouvait l’instrument précédent trop limité (peut-être s’agissait-il d’un ré-emploi de l’orgue de la première chapelle provisoire ?). Il s’agit d’un grand instrument de 35 jeux sur quatre claviers manuels, typique de l’esthétique française de l’époque classique, dont le buffet a été réalisé par Raymond Lechien et les sculptures par Jean Marchandon. Pour la construction du nouvel orgue, François Henri Lesclop a vraisemblablement réutilisé le buffet du positif de dos de l’instrument précédent (voir le dessin de cet instrument sur la page : l'instrument de François Lesclop (XVIIIième siècle). Dans ce cas, et si notre hypothèse du réemploi de l'orgue de la chapelle provisoire est avérée, nous aurions bien, avec le dessin du positif de dos, un témoignage du tout premier instrument que l'orgue de Lesclop était venu remplacer.

Le buffet d'orgue classique de FH. Lesclop de 1744

On trouve ensuite une demoiselle Bouchard, signalée en 1763puis Eloi Nicolas Miroir (1746-1815), également organiste à Saint-Germain-des-Prés jusqu’en 1797-98, puis à Saint-Eustache en1802, qui fait relever l’orgue de Lesclop par F.H.Clicquot vers la fin du siècle. Comme bien d'autres, l’instrument classique de Lesclop ne survit pas à la Révolution et disparaît entre 1795 et 1797, victime du vandalisme révolutionnaire ou plus probablement de la réquisition des métaux par le Comité de Salut Public pour soutenir l'effort de guerre.   

2 – XIXième siècle.

Au 19ième siècle,  la construction d'un nouvel orgue est confiée vers 1810-1820 au facteur Pierre-François Dallery (1766-1833) pour occuper la place laissée vide par l’orgue de Lesclop, disparu. Ce petit instrument (15 jeux sur deux claviers et pédalier), dont la présence est attestée par l'abbé jean-Baptiste Pascal en 1841,  fera l'objet de réparations vers 1840 par le facteur Ducroquet. La paroisse ne pouvant pas subvenir à la construction d'un orgue neuf, l'instrument de Dallery, fort usé, sera restauré en 1894-95  par  la maison Joseph Merklin. [Signalons qu'il existe une version différente de cet enchaînement, selon laquelle le nouvel orgue Merklin n'aurait été installé qu'en 1888, dans un faux-buffet qui aurait été lui même installé par l'abbé Bossuet pour masquer le mur de fond d e l'église, resté vide depuis la révolution. Cette version est donnée par l'abbé Collignon en 1888, qui assure en avoir été le témoin visuel, et reprise par Félix Raugel en 1927. Elle diffère donc totalement de la version que nous donnons plus haut, et qui nous semble solidement attestée. Qui croire ? Et comment Collignon - Raugel peuvent-ils donner une version aussi différente ? ]

Le buffet d’orgues néo-renaissance du XIXième (remarquer les deux anges aux trompettes)

Arthur Dodement (1872-1912) en est le titulaire de 1892 à 1912.  

Avant Dodement, on trouve trace de l'organiste Louis Casemajor, qui d'ailleurs en 1885 tint également les fonctions de Maître de chapelle. Il est probable que le grand-orgue Dallery était devenu pratiquement injouable au fil des années, plus particulièrement en ces années 1880, ce qui justifia la construction d'un nouvel instrument. Dans les années 1870, il y avait un organiste titulaire du grand-orgue, un organiste titulaire de l'orgue de choeur et un maître de chapelle... En effet, bien avant le Gutschenritter de 1932, puis celui de 1966, il y avait dans cette église un orgue de choeur, dont on connaît l'existence depuis au moins le début des années 1870. Ainsi, lorsque le grand-orgue était devenu injouable puis durant la construction du Merklin, soit durant une période couvrant la fin des années 1870 jusqu'au début des années 1890, c'est l'orgue de choeur qui était principalement utilisé. Enfin, durant ces mêmes années plusieurs autres organistes font de brefs passages à St-Louis : Edmond Missa (en 1878), François Pinot, Jules Gauchin... [informations aimablement fournies par D. Havard de la Montagne].

3 - XXième siècle

En 1923, la paroisse, ayant apparemment retrouvé une aisance financière suffisante, décide l'installation d’un plus grand instrument (33 jeux) construit par Charles Mutin, qui se donne comme le successeur de Cavaillé-Coll. L'orgue est inauguré le dimanche 4 février par Charles-Marie Widor. Le premier titulaire du nouvel instrument est Maurice Sergent (1885-1936) : Né à Sérigny le 5 janvier 1885, mort à Paris le 3 juin 1936 Licence en droit en 1905, puis élève à la Schola Cantorum de d’Indy, Guilmant, Vierne et Abel Decaux. Il est enseignant dans cette maison dès 1912 (orgue 1er degré), puis succède à Decaux en 1923 (orgue 2ème degré). Il enseigne aussi à l’Institut Grégorien, et lors de la scission de la Schola, suivra son Maître Vierne dans la nouvelle Ecole César-Franck. Il ne faut pas le confondre avec Eugène Sergent, falot prédécesseur de Vierne à Notre-Dame. Vierne le tenait en haute estime. Il est venu inaugurer lui-même l’orgue de chœur de St-Louis en l’Ile le 3 juin 1932.

[renseignements aimablement communiqués par Georges Guillard]

Plusieurs organistes lui succéderont au cours de ce siècle :

-         Line Zilgien (née en 1906) en 1938,

-         Jean-Louis Arnaut (?-1974),

-         Marie-Christine Boutroux (née en 1951) en 1974,

-         Georges Guillard (né en 1939), en 1976. 

Mais à cette date, il y a déjà de nombreuses années que l’orgue de Mutin, instrument «de la pire espèce» au dire de l’expert de la Ville de Paris Jean Cau en 1972, est hors d’usage. Les organistes doivent se contenter du modeste orgue de choeur Gutschenritter (20 jeux) de 1965, qui assurera de bons et loyaux services, en particulier sous les doigts de Marie-Thérèse Michaux depuis 1979, durant toute cette période où le grand-orgue reste désespérément muet. 

l'orgue de choeur Gutschenrichter de 1965

4 – XXIième siècle.

Il faut attendre le début du nouveau siècle pour qu’un nouveau grand-orgue soit enfin installé. C’est l’aboutissement d’un processus lancé dès 1976 par Georges Guillard, qui souhaitait faire construire à Saint-Louis en l’Ile par le grand facteur allemand Jürgen Ahrend le grand orgue « pour jouer Bach » qui manquait alors à Paris (à vrai dire, d'autres créations ou restaurations d'instruments étaient venues au fil du temps remplir partiellement ce manque : orgue Kern des Blancs-Manteaux, orgue Schwenkedel de Saint Thomas d'Aquin, orgue Mulheisen de l'église des Billettes, ... mais rien de comparable au grand instrument projeté pour  Saint Louis en l'Ile). Ce projet fut long à aboutir. Décidée par la Ville de Paris lors d'une délibération du 23 juin 1997, la construction de l’orgue est confiée en 1999 (délibération du 3 juin), après  diverses péripéties juridiques et médiatiques, au maître-facteur d’orgues Bernard Aubertin pour un montant d'environ 7 millions de francs par la maîtrise d’ouvrage de la Direction du Patrimoine, assistée par l’expert organier de la Ville, Jean-Louis Coignet.

L'orgue de Bernard Aubertin (remarquez les anges au sommets des tourelles de pédales)

 L’orgue, terminé en atelier dès 2004 (d’où la date d'opus inscrite sur le buffet), n’est installé dans l’église qu’en février 2005, après une reprise en profondeur de la structure portante de la tribune, trop affaiblie pour supporter le poids du nouvel instrument (12 tonnes). Il est béni solennellement par Mgr. Pierre d’Ornelas, évêque auxiliaire de Paris, le 19 juin, lors d’une cérémonie au cours de laquelle est donnée en création par Georges Guillard une pièce spécialement commandée pour la circonstance, "Hommage à Saint Louis", de Jacques Casterède. L’orgue est ensuite officiellement inauguré le 22 juin par les autorités civiles, le maître Michel Chapuis étant aux claviers : video du concert d'inauguration chez Plenum Vox (http://video.fnac.com/a1944714/Notes-personnelles-Volume-3-DVD-multi-zones.)

Bernard Aubertin a réalisé un grand instrument de 51 jeux (environ 3500 tuyaux) sur trois claviers manuels et pédalier, d’inspiration germanique (saxonne matinée d'hanséatique ...), considéré par beaucoup comme son chef d’œuvre à ce jour. De même que François Lesclop avait réutilisé au XVIIIième siècle la menuiserie du petit buffet de positif de l’orgue précédent, de même Bernard Aubertin a conservé pour son buffet d’inspiration germanique les deux anges joueurs de trompette qui ornaient déjà le buffet de l’instrument du XIXième. Proprement restaurés par les services du patrimoine de la Ville, ces anges de l'époque post-romantique trônent désormais au sommet du nouveau buffet baroquisant auquel ils s’intègrent parfaitement. Autre héritage du passé : le dessin de l'encorbellement sculpté de la tribune destiné à recevoir le positif de dos, inchangé depuis l'origine au XVIIIième, a imposé une structure de ce positif  "à la française", totalement contraire à ce qu'aurait été un dessin "germanisant" : grandes tourelles aux extrémités et petite tourelle au centre, ce qui contraste d'ailleurs de manière heureuse avec la structure germanique du grand buffet où, conformément à l'esthétique allemande, les grandes tourelles sont au centre, et les plus petites en extrémité.   Renouvellement et continuité dans une longue histoire mouvementée …

Les titulaires de l’instrument Benjamin Alard et Vincent Rigot sont nommés sur concours du diocèse en 2005.

Bibliographie

Catherine Cessac : - Elisabeth Jacquet de la Guerre (Actes Sud, Paris 1995)

Norbert Dufourcq : - Le Livre de l'Orgue Français - tome 4 (A. et J. Picard, Paris 1972)

 Norbert Dufourcq : - Recherches sur la Musique Française, vol. VI (A. et J. Picard, Paris 1966)

Jean Vigué : - Préface au "Nouveau livre de Noëls" de Louis-Claude d'Aquin (Schola cantorum, 1955)

Pierre Guillot : - Dictionnaire des organistes français des XIX et XXième siècles (Margada, 2003) 

Félix Raugel : - Les grandes orgues des Eglises de Paris et du département de la seine (Fischbacher, Paris 1927)

Abbé Jean-Baptiste Etienne Pascal : - Notice sur l'Ile Saint-Louis à Paris  (1841)

Abbé Collignon : - Histoire de la paroisse Saint-Louis en l'Ile (E. de Soye et Fils, Paris 1888)

Max Lafond : - Gazette de Saint Louis (à la Paroisse)