Musique/hasard/sens

Musique / hasard / sens.

Par Robert Ranquet

 « Il m’est apparu, au fur et à mesure de ma propre évolution, que j’avais une tendance de plus en plus manifeste à abolir la frontière entre l’inachevé et le fini, et qu’en particulier mon orientation vers l’utilisation de l’aléatoire dirigé, ainsi que vers la forme ouverte, marquait un refus de la détermination totale, absolue[1]. »

            Ainsi Pierre Boulez ouvre-t-il l’essai qu’il consacre à sa réflexion intitulée : œuvre / fragment, dans le recueil paru sous le même titre en 2008, que nous suivrons comme guide pour cette brève réflexion sur les enjeux du sens et du hasard en musique. Remarquons d’emblée une ambiguïté intéressante : Boulez emploie-t-il ici « fini » au sens d’achevé, ou de limité ? Les deux sens du mot « fini », et leurs croisements, seront féconds pour notre réflexion. La question que soulève Boulez est celle de la possibilité même qu’une œuvre musicale soit sa propre clôture, qu’elle soit comme enclose dans son propre finitude. Ou bien qu’elle doive  au contraire être nécessairement ouverte[2] : ouverte vers un au-delà d’elle-même, au-delà de sa temporalité et de sa spatialité. D’où sa fascination d’abord pour le « fragment », en tant que montrant le (un ?) sens de l’œuvre potentielle, sans chercher à en épuiser le contenu. Comme si l’instanciation  parfaite de l’œuvre ne pouvait se situer que dans un au-delà (du temps, de l’espace, du sens …), un in-fini. Une œuvre qui, telle une fugue de Bach, ne tiendrait son sens que d’une auto-référenciation à son propre discours peut s’enclore parfaitement sur elle-même. Mais n’est-elle pas condamnée alors à ne rien dire qui vaille et, dans le même temps, à nier que puisse être dit sensément quoi que ce soit d’autre en dehors d’elle (c’est la tragique expérience  du Tractatus de Wittgenstein) ?

L’œuvre, même la plus finie, ne peut épuiser son propre sens, qu’il lui faut nécessairement aller chercher dans un « au-delà », que cet « au-delà » soit cette frontière du sens que l’art le plus abouti ne saurait atteindre, ou qu’il soit au contraire une zone de non-sens résiduel au-delà du champ domestiqué par l’art, incertitude irréductible, terra incognita où l’artifice n’a pas prise. La première hypothèse (la frontière du sens) nous place dans une perspective positiviste de progrès possible : cette zone aujourd’hui inatteignable n’est-elle pas une terre promise de signification plus haute, plus élaborée – là où se cache encore l’ « œuvre totale » poursuivie par un Wagner ou un Mallarmé ? La seconde dit l’impossibilité fondamentale de connaître et de dire la totalité des choses : au-delà de ce que le logos, fût-il musical, peut dire du monde, il reste une zone (simple frange ou vaste étendue ?) irréductiblement indicible et impensable, sinon sous l’antique déguisement du mythe, ou l’obscure vaticination de l’oracle. Dans un cas, il y a la possibilité d’un surcroît de sens, réservé au sur-musicien, celui que Wagner a représenté un temps aux yeux de Nietzche, à l’élu à qui est donné d’atteindre la terre promise. Dans l’autre, au contraire, c’est le risque de la perte définitive du sens que réserve cette terre inconnue, cet « au-delà des bords du monde » -vers quelle chute, dans quels abîmes effrayants de non-sens ?

« Est-ce une volonté de laisser toute sa place au hasard, ou plutôt à l’imprévu vis-à-vis de quoi tout arrêt n’apparait que comme un artifice ? Est-ce une simple irrésolution vis-à-vis de l’improbabilité du « chef-d’œuvre » nécessairement fermé, et même refermé sur son autonomie ? […] En fin de compte, n’est-ce pas plutôt le désir d’affirmer que l’œuvre réelle, définie par des limites spatiales et temporelles, ne pouvait être, d’une certaine façon, que le fragment plus ou moins volontaire d’un grand œuvre imaginaire virtuel, dont nous ne voudrions connaître ni l’origine ni la fin ? »

Mais la possibilité même de tenir un discours musical, de « logiser » via les sons, est en question. On connaît la célèbre boutade d’Igor Stravinsky : « La musique est par essence incapable d’exprimer quoi que ce soit d’autre qu’elle-même. » De manière plus élaborée, le critique Theodor Adorno réfutait lui-aussi d’emblée toute idée de ce genre :

« La musique ne crée pas de système sémiotique. […] Le langage de la musique est tout à fait différent du langage de l’intentionnalité. Il contient une dimension théologique. Ce qu’il dit est à la fois révélé et dissimulé. Son Idée est le Nom divin auquel il donne forme. C’est une prière dé-mythologisée, débarrassée de toute magie opératoire. C’est l’éternelle tentative humaine, vaine comme toujours, de nommer le Nom, non de communiquer un sens[3]. » Pour lui, l’illusion classique que la musique qu’il appelle traditionnelle véhiculât un sens, si elle fut jamais valide, s’est effondrée avec l’avènement de ce qu’il appelle la « musique nouvelle ». Cette musique est justement appelée à briser les liens factices à quoi s’attachait sa pseudo-signification pour entrer dans une ère nouvelle, où elle ne reçoit d’autre sens que celui que lui confère sa propre construction, indépendamment de toute référence externe, nécessairement réactionnaire : « Tant que la critique du sujet en musique ne fait rien pour promouvoir le culte réactionnaire des « bonds[4] », elle s’oppose à l’illusion esthétique. Le moment où cette dernière devient visible est celui de la crise du sens musical.  Ce que l’on considère comme étant du sens dans la musique traditionnelle, n’est souvent rien de tel : c’est simplement un idiome établi ou au mieux la réflexion du sujet qui l’articule. Mais plus rien ne tient désormais, et c’est pourquoi le sens s’est effondré. Il n’y a pas de sens métaphysique sur quoi s’appuyer, ni de sens préexistant que l’art pourrait imiter. »

La musique nouvelle, ou comme il l’appellera de ses vœux la « musique informelle », doit briser ces attaches réactionnaires : « Une musique informelle[5] est une espèce de musique qui a rejeté toutes les formes qui lui sont extérieures ou abstraites ou qui s’imposent à elle de manière inflexible. En même temps, bien qu’une telle musique devrait être totalement libre de quoi que ce soit qui lui serait irréductiblement étranger ou qui lui serait surimposé, elle devrait néanmoins se constituer elle-même de manière objectivement nécessaire, dans sa substance musicale elle-même, et non en termes de lois extérieures.»

Adorno a vu en Ewartung, de Schoenberg, la préfiguration possible d’une telle musique informelle. Zélateur critique de la 2ième Ecole de Vienne, donc d’une manière très « écrite », il ne s’intéresse à l’aléatoire qu’en passant. Pour lui, l’aléatoire n’est qu’un des instruments que peut employer le compositeur pour briser les vieux liens qui enferment la musique dans sa  condition classique et réactionnaire. L’aléatoire n’emporte en lui-même aucun enjeu de sens, qui doit du reste être banni de l’intention esthétique : « De même que tout nouvel art se rebelle contre l’illusion, la musique se rebelle contre cette version particulière [de l’illusion]. De ce point de vue, son plus récent développement doit être interprété comme une tentative de rejeter le dynamisme fictif, c’est à dire de se rendre elle-même aussi statique dans sa forme acoustique qu’elle l’a toujours été dans sa forme écrite. La musique aléatoire, dans laquelle les sons sont interchangeables, va en fait jusque là. »

A l’opposé, Boulez voit dans l’aléatoire une autre modalité du geste créateur, qui donne un nouveau sens à l’acte musical. Nous intéresse ici au plus haut point le rapport que Boulez établit immédiatement entre  l’ouverture et le hasard (ou l’aléatoire dirigé ? Il faudra revenir plus précisément sur ces notions plus loin), entre déclosion et sens : « Toujours reste essentiel le jeu entre l’achevé du geste unique et l’inachevé de la structure informelle, aléatoire, multiple.»

L’aléatoire est ici nommé comme instrument possible d’ouverture : l’œuvre est nécessairement limitée dans le temps et dans l’espace[6]. Pour rester dans ces limites contingentes de temps et d’espace, l’ouverture de l’œuvre ne peut procéder que de son intérieur. C’est sa matière même qu’il s’agit d’ouvrir, et l’aléatoire est un moyen pratique d’y parvenir : « Cette impression d’infini dont nous n’avons saisi qu’une faible partie, un peu par hasard, nous la trouvons parfois dans l’intention même de l’œuvre : refuser une forme absolument circonscrite au profit d’une enveloppe qui contiendra des éléments variables, organisé selon des méthodes aléatoires. »

Après quelques tentatives restées anecdotiques, comme le Musikalisches Wurfelspiel attribué à Mozart, l’aléatoire a (définitivement ?) acquis droit de cité en musique au milieu du XXième siècle :

« L’expression prit naissance vers 1955 à la suite du Klavierstück XI de Stockhausen et d’un article de Pierre Boulez intitulé « Alea ». Un schéma de base était proposé à l’interprète, lequel pouvait choisir les solutions qui lui convenaient. Par exemple, avec Klavierstück XI, il déterminait l’ordre dans lequel jouer les diverses courtes séquences musicales censées pourvoir s’enchaîner dans une succession quelconque. D’une manière générale, il s’agissait de 1/ laisser l’interprète décider de la configuration de son choix dans une combinatoire donnée et 2/ lui ménager une liberté d’improvisation[7]. » Le Klavierstück de Stockhausen devait être rapidement suivi d’autres œuvres qui deviendront emblématiques de cette nouvelle manière : ainsi, « Diamorphoses » de Xenakis (1955), la 3ième sonate pour piano de Boulez (1957) ou les « Archipel » de Boucourechliev (à partir de 1967).

Mais Boulez, et c’est en cela qu’il s’affirme réellement musicien, refuse l’aléatoire pur, non organisé[8] :

« Je n’aime pas l’aléa de Cage où l’on attend la surprise de ce qui peut se produire sans aucune directivité. Je préfère l’aléa « dirigé », des œuvres comme des échiquiers : c’est une leçon de Paul Klee. Chez Klee, ce ne sont pas seulement les tableaux qui m’intéressent, mais ses cours du Bauhaus. Klee m’a appris l’intelligence des structures. Et que l’intelligence des structures se transforme en poésie est le maître mot du Bauhaus. »

En d’autres termes, Boulez demande à l’aléatoire de produire avant tout de la poésie, c'est-à-dire aussi du sens. Or, l’aléatoire pur en est incapable :

« La proposition la plus radicale consiste, en effet, à choisir un certain nombre de données, puis à leur imposer un programme qui les organisera sans aucune intervention dirigée.[…] Le résultat s’écoutera sans orientation, l’attention n’étant attirée par aucun geste formel. On peut s’attacher un certain laps de temps à ce fragment d’infini, mais il est évident que la perception devient rapidement indifférente à un tel résultat et qu’il faut lui donner une raison d’être plus forte et plus riche d’un contenu gestuel. »

Refus donc de l’aléatoire pur, au profit du geste créateur. Ce type d’aléatoire absolu sera expérimenté entre autres par John Cage, qui poussera la radicalisation très au-delà de ce que Boulez envisageait, jusqu’à la disparation même des données de bases et du programme évoqués, celui-ci et celles-là résultant simplement de la mise en situation des musiciens ( ?) et des auditeurs (??) [mais qui sont réellement les uns et les autres ? Qui, du reste, s’arroge le droit de décider qui sont les musiciens et qui sont les auditeurs ? Ou même ce qui est de la musique, et ce qui n’en est pas ?]. Simple mise en situation (« Happening », dira-t-on), le « hasard » faisant le reste. Cette radicalisation se manifestera dans de nombreuses œuvres de Cage, comme son Concert pour Piano (1957-58) ou encore les fameuses 4’33’’ pour piano (1952), où les éléments évoqués ici sont poussés à toute extrémité, dans un mouvement assez paradoxal : à la fois 4’33’’ relève de la plus extrême détermination, puisque son (non-) contenu est très exactement déterminé - il est absolument certain qu’il n’y a aucune « note » ou son musical émis intentionnellement pendant les 4 minutes et 33 secondes de la «pièce » ; contenu parfaitement défini, donc, dans sa vacuité, mais en même temps, ce contenu des 4 mn 33 secondes reste entièrement ouvert au hasard, selon que l’on y entendra les bruits d’ambiance, les raclements de gorge des « auditeurs », leur cris d’enthousiasme ou d’admiration, voire leur fou-rires, quolibets ou injures si telle est leur réaction devant cette « œuvre ».

Yves Klein avait déjà exploré des terres analogues, mais à l’antithèse de 4’33’’,  en proposant sa « Symphonie Monoton - Silence » datant de 1949 : une seule note longuement tenue par l’orchestre (l’œuvre existe en différentes durées : initialement environ 44 mn, ou en version « courte » 20 mn). Fondamentalement, l’idée est la même : tester les limites du sens possible du geste musical, ici par le vide, là par la saturation et le trop-plein. On retrouve les mêmes principes appliqués en peinture avec les toiles monochromes (les fameux bleus du même Yves Klein, ou les blancs de Robert Rauschenberg ou de Cy Twombly – certainement à opposer aux noirs de Pierre Soulages, qui procèdent d’une autre démarche).

La manière d’utiliser l’aléatoire varie selon les compositeurs, avec semble-t-il une différentiation possible entre une « école européenne », qui serait représentée au premier chef par Stockhausen et Boulez, et une « école américaine » illustrée par Cage. Ainsi, le compositeur et critique Jean-Yves Bosseur caractérise-t-il ces mouvements : « Au cours des années 1950, pour qualifier sa démarche, John Cage se sert du mot « indétermination » (indeterminacy), qui se distingue fortement de ce qu’entendaient Pierre Boulez ou Karlheinz Stockhausen par « forme ouverte » ou « mobile ». Cage transgresse en effet le rapport de propriété et de dépendance qui existait traditionnellement entre le compositeur et son œuvre, et que ne remet pas fondamentalement en cause le recours aux formes variables préconisé par les musiciens européens.[9]» Cage, donc, par la radicalité de sa remise en cause des « liens réactionnaires » se situerait davantage que Boulez dans la ligne ouverte par la notion de « musique informelle » d’Adorno. Sans trop solliciter le rapprochement, on peut remarquer que la période où Cage fait ainsi exploser les schémas traditionnels de la musique occidentale et, en particulier comme le note Bosseur, celui de la « propriété » de l’œuvre et des statuts respectifs du compositeur, de l’interprète et de l’auditeur, est aussi celle où le Maccarthisme déchire la société américaine.

Il est intéressant de noter que John Cage préfère parler d’ « indétermination » pour nommer l’acception du hasard sur laquelle il fonde sa démarche. Une distinction analogue est faite par le mathématicien Nicolas Bouleau quand il s’agit par exemple de nommer les relations établies par Heisenberg en physique quantique[10]. « Indétermination » s’oppose, chez Cage, à « forme ouverte », ce qui nous renvoie à la qualification du geste du compositeur. Bouleau l’oppose à  « incertitude » (Ungenauigkeit / Unbestimmtheit), ce qui déplace le point de vue plutôt du côté de l’observateur : ce n’est pas qu’il y ait une « incertitude » dans les résultats de notre observation, qui pourrait être due par exemple à l’imperfection de nos outils d’observation, c’est que nous avons affaire à une réalité qui reste essentiellement indéterminée, de laquelle nous ne pouvons observer que des manifestations ponctuelles affectées d’une irréductible variabilité (des fragments, au sens de Boulez ?). Nous aurons à revenir  plus loin sur ce point.

J.-Y. Bosseur poursuit : « Avec Archipel IV d’André Boucourechliev, qui se situe historiquement une dizaine d’années après les premières partitions mobiles de P. Boulez et K. Stockhausen, on se trouve explicitement confronté à la problématique de la forme ouverte, le pianiste devant développer une véritable stratégie de lecture et de jeu pour en réaliser une version. Le Concert pour piano de John Cage nous entraine plus loin encore dans le rôle décisionnel dévolu aux musiciens. Alors que, dans le Quatuor de Lutoslawski et, en partie, dans les Archipels de Boucourechliev, la physionomie générale de l’œuvre, c'est-à-dire le fait de pouvoir la reconnaître en tant que telle, était relativement préservée, dans le Concert de Cage, les conséquences de la partition deviennent hautement imprévisibles. »

Au contraire, pour Boulez, l’œuvre ne saurait être une « œuvre sans maître ». L’aléatoire doit rester contraint comme sur l’échiquier de Klee[11], et c’est justement de sa friction avec des règles imposées –la Forme-  que jaillit la surprise, et donc la poésie – c’est le « geste » porteur de sens.

 « La forme, le développement ont donc essentiellement dépendu du matériau musical lui-même, en se découvrant au fur et à mesure de l’exploration de leur potentiel avec  les accidents, bienvenus, de parcours que cela suppose. Certes, au départ, il y a une indéniable prévision de parcours de la trajectoire, qui aide, d’ailleurs, à sélectionner le matériau sur lequel on travaille, mais la prolifération et la découverte, la réalisation elle-même du texte pousse irrésistiblement vers la transgression de toute prévision jusqu’à dérouter totalement l’idée initiale qu’on n’avait pas pensée capable de tels engendrements. »

Bosseur livre quelque chose de voisin quant à sa démarche personnelle de compositeur :

« L’ouverture de la forme était inéluctable […] Une des raisons fondamentales de ce fait vient de ce que, les œuvres ne répondant plus à une directionnalité de l’écoute, une des étapes logiques à franchir était de faire exploser explicitement la directivité du sens de lecture habituel de la partition.[…] la complexité se manifeste d’elle-même, à l’image de la ville et de la multiplicité des parcours qu’elle suppose.[…] ce que j’essaye de mettre en œuvre dans une forme ouverte, c’est cette possibilité de multiplier les pôles d’intérêt pour l’interprète et, conséquemment, pour l’auditeur, sans pour autant aboutir à une saturation ou un nivellement.[12] »

On voit bien se dessiner ici les deux conceptions principales possibles du rôle de l’aléatoire : ou bien comme un procédé interne d’élaboration comme un autre d’une matière musicale qui reste, globalement, plutôt déterminée dans sa mise en œuvre ; ou bien comme procédé ouvert d’exploration d’un domaine musical dont les limites et le territoire (la « ville » de Bosseur) sont eux-mêmes remis radicalement en question.

Les sources possibles d’aléatoire pour la musique sont multiples. Ainsi, le compositeur Henri Pousseur reprend la définition classique attribuée à Cournot : « Le hasard est la rencontre de deux chaînes indépendantes, non coordonnées, de signification. Il pourra ne donner lieu qu’à des réactions chaotiques, désordonnées, et dans la mesure où celles-ci s’accumuleront, où l’on aura une quantité de plus en plus grande de phénomènes de hasard rassemblés dans une certaine masse de phénomènes, apparaîtra précisément le comportement statistique sur lequel toute la causalité, mais aussi toute l’inertie classique est basée.[13] »

Xenakis, par exemple, explorera méthodiquement les possibilités offertes par le calcul stochastique inauguré par Kolmorogov dans les années1930, en particulier avec une pièce comme Metastasis (1954), s’opposant radicalement à la démarche du Boulez du Marteau sans maître, à peu près contemporain. En mathématisant l’introduction du hasard dans la composition musicale, il s’agit pour Xenakis à la fois de conférer une légitimité « scientifique » au nouveau discours, loin du paradigme perdu qui prévalait jusqu’à Mahler et aussi hors de l’esprit de système que semblait vouloir imposer la « musique nouvelle » de Schoenberg ; et, à la fois, trouver des modes pratiques nouveaux d’engendrement du matériau et de la forme musicale, au moment où l’ordinateur prend son essor[14].

En réaction, se fait jour chez Pousseur comme chez Boulez l’opinion selon laquelle le hasard, fût-il mathématisé, ne saurait faire, à lui seul, de la « bonne » musique : y manque pour Boulez le geste décisif du créateur, qui seul imprime le sens ; pour Pousseur, c’est plutôt l’élaboration technique du matériau aléatoire qui fait difficulté. Abandonné à lui-même, faute d’un traitement musical approprié (Boulez dirait : dirigé), le hasard se dissout en lui-même. C’est le reproche que Pousseur fait à Xenakis : « Privé (volontairement) de toute loi d’organisation positive, le système de I. Xénakis, certes intéressant dans ses capacités prospectives, dans ses pouvoirs de pénétration rationnelle d’un aspect de la réalité, n’en reste pas moins unilatéral, et quelque doué que soit son auteur au niveau de l’imagination, celle-ci ne disposant d’aucun outil effectif, les résultats ne peuvent que s’en ressentir. Son concept d’ordre n’a en effet aucune vertu autonome. Il relève du dualisme d’une Théorie de l’information rudimentairement conçue[15]. »

Dans son article déjà cité, Michel Philippot critique lui-aussi une conception facilement galvaudée de l’aléatoire : « Si, dans de telles musiques, l’auditeur peut avoir l’illusion d’une certaine (et relative) imprévisibilité, il n’en reste pas moins que le mot “aléatoire” est ici très abusivement employé. En effet :

1/ il ne s’agit pas d’événements liés à une quelconque variable aléatoire mais de choix humains,

or 2/ comme l’a montré le mathématicien Émile Borel, l’homme est absolument incapable d’imiter le hasard, tout au plus peut-il calculer certaines de ses modalités lorsque celles-ci lui sont apparentes.

Une expression appropriée pour désigner les musiques “aléatoires” (aujourd’hui passées de mode) aurait été : musiques à improvisation orientée. En effet, plus qu’à une activité de création authentique, elles faisaient appel à une activité ludique s’apparentant davantage à certains jeux pratiqués autrefois par les poètes surréalistes (comme celui du “cadavre exquis”) qu’à une tentative d’exploitation du hasard. [16]»

John Cage, adepte en particulier du I Ching comme générateur d’aléa, insistera de son côté  sur l’impossibilité concrète de la réalisation d’une telle œuvre, au moins au sens classique du terme. Une telle réalisation est nécessairement unique, éphémère, datée, partielle, et ultimement sans réel intérêt : « L’interprétation d’une partition indéterminée sur le plan de son exécution est nécessairement unique. Elle ne peut être répétée. Lorsqu’elle est jouée une seconde fois, le résultat est différent. A travers une telle exécution, rien n’est donc achevé, puisque celle-ci ne peut pas être appréhendée en tant qu’objet dans le temps. Un enregistrement d’une telle œuvre n’a pas plus de valeur qu’une carte postale. Elle procure la connaissance de quelque chose qui s’est passé, tandis que l’action était une non-connaissance de quelque chose qui n’était pas encore arrivé. […] Les œuvres cesseront d’être des fins en soi, pour devenir des fenêtres sur le monde[17]. »

L’œuvre ne vaut donc pas tant par ce qu’elle dit explicitement (dit-elle d’ailleurs quoi que ce soit ?), mais par le point de vue qu’elle ouvre, dans ses potentialités multiples, dans sa mobilité –dirait Bosseur-, chaque réalisation concrète venant au contraire, en lui donnant ici et maintenant un corps spatial et temporel éphémère, l’immobiliser et refermer une fenêtre.

Boulez illustre volontiers son propos par une figure géométrique simple, celle de la spirale :

« Vous dessinez une spirale, vous l’arrêtez ; elle est parfaite. Vous la continuez, elle n’en est pas moins parfaite. La spirale est pour moi le type d’une pensée intéressante, Qui repasse dans les mêmes moments, mais toujours plus chargée d’événements, de perspectives. C’est l’architecture qui m’a donné cette idée-là, le musée Guggenheim à New York. »

Boulez voit-il qu’en citant la spirale, il se réfère en fait plus généralement à cette classe d’objets auto-semblables que constituent les fractales, dont la spirale est un exemple particulièrement simple ? C’est bien pourtant le sens dont il charge son analogie : l’œuvre complète ne constitue qu’une extension potentielle, auto-semblable, littéralement « du pareil au même », peut-être à jamais in-finie, du fragment présent qui n’en est que la pré-figure. L’évocation d’une fractale/spirale est intéressante : on sait comment des fractales, plus élaborées certes, permettent d’explorer le hasard « de l’intérieur », en mettant par exemple en évidence des structures cachées, sous-jacentes à des phénomènes en apparence totalement chaotiques. Boulez fait donc ici une référence involontaire au hasard, profondément caché sous l’apparence rassurante de la spirale.

La musique bénéficie, en ce qui concerne la réalisation concrète de l’aléatoire, d’un avantage au moins théorique sur les arts plastiques : alors qu’en peinture ou en architecture, par exemple, il est difficilement envisageable de réaliser concrètement un grand nombre de versions successives d’une œuvre incluant de l’aléatoire, et donc de donner à voir (ou à entendre, ou les deux) réellement l’aléatoire à l’œuvre, pour d’évidentes raisons pratiques[18], de telles réalisations répétées deviennent tout à fait envisageables en musique, surtout pour les pièces électro-acoustiques conçues et réalisées par ordinateur. De fait, il ne semble pas que cette possibilité effective de multiplier les réalisations concrètes d’une œuvre aléatoire, de manière à rendre l’aléatoire manifeste, ait été exploitée, du moins à notre connaissance. Tout au plus entendra-t-on au concert une ou deux versions successives de la « même » œuvre, mais jamais plus. Pour l’auditeur non averti, tout se passe alors, comme le constate J. Cage, comme s’il avait affaire à une œuvre entièrement déterminée, quoique à chaque fois différente  – en tout cas, ce qu’il entend l’est, sinon par définition, du moins par expérience.

 

 

Digression (mais pas tant que ça…) : Bach / clôture / entropie.

Beaucoup d’œuvres de Bach méconnaissent le temps : non qu’elles ne s’inscrivent pas dans la durée, au moins dans leur réalisation, mais parce que le temps n’a pas prise sur elles. Elles ne sont pas soumises à la « flèche du temps » des thermodynamiciens. C’est très visible par exemple dans les fugues, où par définition –au moins dans le cas de Bach, le matériau thématique (sujet et contre-sujet) est présenté sous de multiples occurrences, mais demeure rigoureusement inchangé jusqu’à la fin de l’œuvre. Parvenu au terme de la pièce, ce matériau n’a en rien évolué, il est toujours pareil à lui-même[19]. Le temps de l’œuvre ne l’a pas affecté. Il n’y a pas davantage de temps vécu bergsonien dans une sonate en trio ou dans un Brandebourgeois : une fois l’œuvre commencée, il est impossible de dire où elle en est de son déroulement : elle pourrait avoir commencé de toute éternité, et se poursuivre de même. La fin de l’œuvre arrive comme par surprise, sans nécessité ressentie. En ce sens, Bach ne connaît pas l’entropie : sa musique se déroule, mais sans se développer, sans « aller vers ». Ceci n’est sans doute pas étranger à la fascination que ces œuvres exercent sur de nombreux esprits qui y recherchent, justement, ce « hors-du-temps [20]». Ce refus du temps est manifeste dans des structures comme l’aria da capo, généralisé par exemple dans la Passion selon Matthieu, où la musique pourrait aller vers quelque chose, puisqu’elle suit le texte du poème ou du livret, mais cet « aller vers » est immédiatement et péremptoirement nié par le reprise littérale « da capo », qui vient à la fois clore l’œuvre en lui refusant toute ouverture vers un au delà de l’œuvre, craint et banni, et la reboucler sur son moment d’origine. Pas de « temps», ni d’ « ailleurs ».  La même remarque peut être faite sur les formes à ritournelles instrumentales. Cette manière d’écrire hors du temps trouve son aboutissement ultime dans les pièces en contrepoint rétrogradable, c’est à dire des pièces qu’on peut lire (ou exécuter) à rebours en recommençant par la fin et en remontant vers le début. Certaines de ces pièces poussent la sophistication au point d’être aussi écrites en contrepoint renversable, c'est-à-dire qu’on peut les exécuter en renversant entre elles les différentes voix comme dans un miroir : la basse prenant la place du soprano, le ténor celle de l’alto, etc. Concrètement, cela veut dire que l’interprète, une fois parvenu au bout de la partition, peut la retourner sur le pupitre (le haut en bas, la droite à gauche), et jouer le texte ainsi à la fois rétrogradé et renversé. L’effet est amusant, à défaut d’être toujours musicalement convaincant[21]. Mais au-delà du jeu d’esprit, cela veut bien dire qu’ici, le temps est définitivement aboli. De telles œuvres n’ont ni début, ni fin organique. Elles commencent et se terminent par pure convention. Elles sont à proprement parler atemporelles, comme le proton ou l’électron.

Deux exemples semblent particulièrement intéressants, en ce qu’ils témoignent des limites de cette démarche : les formes à variations, comme la Passacaille pour orgue, ou les variations dites Goldberg. On a là des exemples où, contrairement à ce qui vient d’être exposé, le temps est bel et bien inscrit dans la réalité de l’œuvre, par l’enchaînement des variations qui, cette fois, n’est pas un simple déroulement, mais une avancée, une « marche vers », matérialisée par l’élaboration logique des variations successives, en particulier pour les Goldberg par la structure sous-jacente des canons en intervalles croissants (à l‘unisson, à la seconde, à la tierce, etc. jusqu’à la neuvième) qui jalonnent l’œuvre ; ou, pour la Passacaille, par l’architecture (d’ailleurs encore mystérieuse) qui sous-tend la pièce, comme par exemple l’élaboration sur la série 1-2-3-4-5-6 proposée par Piet Kee[22]. Ces œuvres ont donc une « flèche du temps » inscrite en elles. Mais cette flèche du temps, esquissée, vient buter dans les deux cas sur un magistral déni : celui de la colossale fugue qui clôt (c’est à dire ramène à l’ordre, décrète et manifeste la clôture) la passacaille et celui de la reprise littérale de l’aria da capo pour les Goldberg qui vient, là aussi, nous dire que tout est achevé, consommé, et que nous sommes revenus au point de départ. Ce point de départ, l’aria initial, l’avions-nous d’ailleurs vraiment quitté, ou toute l’œuvre n’était-elle qu’un rêve éveillé de ses potentialités de sens, un instant décloses ? Par sa clôture autoproclamée, l’œuvre de Bach réalise, curieusement, mais sur d’autres prémices, l’aspiration au statisme réclamée par Adorno pour sa « musique informelle ».

Pas d‘entropie, donc, dans cette musique hyper déterminée : nous sommes dans le domaine de la complication (les lois du « contrepoint rigoureux ») et non de la complexité. Pas d’évolution entropique, et donc pas de transformation organique ; mais, ultimement, pas de sens non plus : une telle œuvre est fondamentalement tautologique. Il faudra attendre, pour voir s’introduire le principe entropique, l’avènement du « développement » à la Beethoven, qui deviendra une caractéristique des romantiques et de leurs successeurs, pour aboutir au point de non retour chez un Wagner ou un Malher : il y a de l’entropie chez Malher –jusqu’à l’excès et à la dissolution du sens dans sa propre saturation, contre quoi s’élèvera Schoenberg-  mais donc aussi surabondance de vie et de mort, (cf. par exemple l’adagio de sa 9ième symphonie, ou le lied Ich bin der Welt abhanden gekommen). On ne peut pas reprendre la « Mort d’Isolde » da capo !… 

Aux antipodes de Wagner ou Mahler, il y a de l’immortalité dans ces œuvres de Bach, mais c’est celle, inerte et insensée, du cristal[23].

 

Un peu de poésie et de mathématique pour conclure :

 

Perleverlasroreeurnirmilaisqueaulezplnebesanetesesseceoirmateintvovraicetissa

Memeplamentrovoirvidegepavolajeuneilgonneleilrosomavecetusbeaucomcopour

Elesvoirabereildecueraceresisonroapreequeencueledesnedupoursamesoirtestre

Gnosselasleilterpusesiquicropointenfleunetinlezpredusseflyezdoncveaueteatrevo

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usmaaumifltandduceragnopadesuvaitlasautreséneatrebeaujuslami

 

Le lecteur aura reconnu sans peine le poème le plus célèbre de la langue française : « Mignonne, allons voir si la rose … », auquel on a fait, il est vrai, subir une légère transformation, obtenue en annulant une des règles qui gouvernent habituellement la langue française : la non-commutativité. La règle de commutativité est bien connue en arithmétique élémentaire. C’est celle qui veut que : ab = ba  (ou mieux : ab – ba = 0). La commutativité exprime le fait que l’ordre dans lequel on effectue deux opérations données n’a pas d’incidence sur le résultat. C’est effectivement très commode pour le calcul élémentaire. Sa négation est la non-commutativité, lorsque ab ≠ ba (ab - ba ≠ 0). Ainsi, les syllabes du poème, libérées de la règle de non-commutativité, échangent leurs places et se retrouvent, en bonne thermodynamique, dans un désordre complet. Bien évidemment, notre sens poétique reste sur sa faim … Cet exemple caricatural (et pas vraiment exact, nous le concédons d’emblée : il y a plus que de la simple non-commutativité à l’œuvre dans la construction de l’écrit) n’a d’autre prétention que d’illustrer à quel point non-commutativité et possibilité du sens sont liées : c’est parce que les lettres et les syllabes, ou plus exactement ici les phonèmes, se présentent dans un certain ordre, et pas dans un autre, qu’un texte peut avoir du sens.  Certes, un mouvement comme le Lettrisme d’Isidore Isou a pu exploiter ce genre de curiosité, ne s’attachant qu’au jeu des syllabes ou des phonèmes élémentaires pour tenter d’en tirer, sinon du sens –par définition honni- du moins un jeu lexical suscitant l’intérêt de l’auditeur[24]. Heureusement, la commutativité ne s’impose pas partout, et c’est plutôt la non-commutativité qui est la règle féconde pour la compréhension du monde : un univers gouverné par la commutativité serait insensé.

Revenons à la musique. Le 15 juin 2011, une discussion réunissait, dans la grande salle bondée de l’IRCAM, Pierre Boulez et le mathématicien Alain Connes pour une confrontation de leur compréhension du processus de création dans leurs champs respectifs. La discussion aborda à un moment la question du temps. Pierre Boulez expliqua comment le temps de l’œuvre musicale se construisait de l’intérieur, à partir du matériau sonore et sous l’effet du geste compositionnel. A. Connes répondit en expliquant comment, en mathématique, un phénomène analogue pouvait se trouver dans l’auto-génération du temps dans certaines algèbres non-commutatives utilisées en mécanique quantique. A. Connes se référait là aux travaux de Minoru Tomita sur la géométrie non-commutative et de Carlo Rovelli sur la mécanique statistique du champ gravitationnel, étendus au domaine quantique. Connes montre comment le temps interne, ressenti, « thermodynamique »  (et non pas le temps en tant que coordonnée de l’espace-temps d’Einstein), dérive de l’état statistique d’un système quantique décrit en termes de q-algèbre non commutative. Le temps apparaît spontanément, dans ce qui ne semble au départ qu’une construction géométrique. La non-commutativité engendre d’elle-même une dimension de temps : la géométrie, au départ statique, s’anime en quelque sorte d’elle-même.[25]

Il est alors frappant, pour notre propos, de remarquer ici un lien très profond avec le « hasard », cette fois sous les habits de l’indétermination chère à John Cage : c’est effet cette même non-commutativité qui, à la fois, « met en mouvement » la géométrie des q-algèbres et à la fois, appliquée aux observables quantiques sous la forme  générique :

xp – px = iħ,

rend compte de l’indétermination fondamentale qui régit notre observation du monde à l’échelle quantique (les fameuses « incertitudes[26] » d’Heisenberg). Indétermination et temps apparaissent ainsi profondément liés. On reconnaît ici, au moins à un niveau d’analogie, des éléments de mise en relation que nous avons évoqués plus haut dans le domaine musical.[27]

L’intervention de la non-commutativité n’est-elle qu’une simple curiosité relevant de l’analogie, ou y a-t-il là une réalité sous-jacente plus profonde ? Il vaudrait la peine d’examiner en détail en quoi cette même notion de non-commutativité pourrait être mise en œuvre pour analyser par exemple les musiques de Bach ou Boulez. Il s’agirait d’éclaircir ce lien que nous avons déjà signalé entre l’atemporalité et l’absence de sens chez le premier, et comment au contraire temps et sens s’auto-construisent chez le second.

Se ferait alors jour ici une relation profonde[28] qui implique, à un niveau très fondamental issu  de la non-commutativité, un nouveau terme dans la confrontation entre hasard et sens que nous avons poursuivie au long de cet article : le temps.

Robert Ranquet / juillet 2011

[1] Les citations de P. Boulez sont extraites de : « Pierre Boulez - œuvre : fragment », P. Boulez, H. Loyrette et M. Lista, Gallimard, Paris 2008. Les citations non référencées dans le corps de l’article sont extraites de cet essai.

[2] Il importe de garder à l’esprit la distinction opérée par Umberto Eco, pour qui l’ouverture dont il s’agit ici est tout à fait distincte de l’ « ouverture d’interprétation » qui selon lui définit toute œuvre d’art : « […] une forme est esthétiquement valable justement dans la mesure où elle peut être envisagée et comprise selon des perspectives multiples, où elle manifeste une grande variété d’aspects et de résonances sans jamais cesser d’être elle-même.[…], toute œuvre d’art, alors même qu’elle est forme achevée et « close » dans sa perfection d’organisme exactement calibré, est « ouverte » au moins en ce qu’elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité en soit altérée. » in Umberto Eco, L’œuvre ouverte, Seuil, 1965.

[3] Theodor Adorno, Quasi una fantasia, Suhrkamp Verlag 1963 (traduction de l’auteur).

[4] En anglais dans le texte (liens : à comprendre à la fois comme liens du sens et liens de l’aliénation).

[5] En français dans le texte original.

[6] Sauf à considérer des expériences aussi extrêmes que celle d’ORGAN2– ASLSP de John Cage, dont la durée d’exécution à Halberstadt est supposée atteindre 639 ans … ce qui reste d’ailleurs une durée limitée, quoique fort longue eu égard à l’intérêt proprement musical de l’ « œuvre ».

[7] Michel Philippot, in : Jean-Yves Bosseur, Vocabulaire de la musique contemporaine, Minerve 1996, p. 14.

[8] Pour autant qu’on sache en produire, ce qui n’est pas si simple, même avec le secours de l’ordinateur.

[9] Jean-Yves Bosseur et Yves Michel, Musiques contemporaines – Perspectives analytiques 1950-1985, Minerve 2007.

[10] N. Bouleau, Risk and Meaning – Adversaries in Art, Science and Philosophy, Springer 2011.

[11] Cf. P. Boulez, Le pays fertile -  Paul Klee, Gallimard 1989, p.75.

[12] In Bosseur … ça de mémoire, entretiens avec Radosveta Bruzaud, Millénaire III, 2008.

[13] In : Jean-Yves Bosseur, Vocabulaire de la musique contemporaine, Minerve 1996, p. 62.

[14] Iannis Xenakis, Musiques formelles, Paris, Stock, 1981    

[15] Henri Pousseur, Fragments théoriques, cité in Jean-Yves Bosseur, Vocabulaire de la musique contemporaine, Minerve 1996, p. 169.

[16]  Michel Philippot, ibid.

[17] John Cage, Indeterminacy, cité in Jean-Yves Bosseur, Vocabulaire de la musique contemporaine, Minerve 1996, p. 72

[18] Quoiqu’il existe dans l’histoire de la peinture par exemple des séries fameuses, telles les meules de blé ou les cathédrales de Monet, mais qui nous semblent plutôt explorer systématiquement des traits spécifiques (lumière, couleurs, etc.) d’un même sujet, que s’attacher à une notion d’aléatoire, ou encore les Improvisations de V. Kandinsky. En architecture, peut-être pourrait-on verser au dossier de l’aléatoire les nombreuses réalisations d’un objet type, telle la maison Phénix des années 70 (dans la construction desquelles l’aléatoire semblait jouer effectivement un grand rôle…).

[19] Nous ne partageons pas sur ce point l’opinion d’Adorno, qui voit dans le travail motivique de Bach sur le matériau du sujet une véritable élaboration, alors qu’il ne s’agit selon nous que d’une « mise en pièces », les fragments du sujet ainsi obtenus servant à leur tour de matériau pour l’élaboration contrapunctique. C’est un procédé qui deviendra du reste un lieu commun de la fugue d’école. Mais il n’y a pas là, selon nous, de véritable « développement ». Adorno interprète sa propre analyse en renvoyant à l’analyse socio-économique : « Un décryptage sociologique de Bach devrait vraisemblablement établir le lien entre la décomposition du matériau thématique donné au travers une réflexion subjective du travail motivique qui s’y trouve inclus, et le changement dans les processus de production qui se produisit à la même époque, au travers de l’émergence de l’industrie manufacturière, qui consista essentiellement à décomposer les anciens processus artisanaux en leurs composants élémentaires. » (Theodor Adorno, Bach défendu contre ses dévots, in : Prismen, 1967 – MIT Press  - traduction de l’auteur).

[20] T. Adorno est beaucoup plus sévère dans son analyse de cette attirance : « Cette conception de Bach attire tous ceux qui, ayant perdu leur aptitude à ou leur désir de l’autodétermination, sont en quête d’autorité, obsédés par l’idée que, Ô combien il serait bien d’être en sécurité » (op. cit.)

[21]  A vrai dire, Bach n’abuse pas de ce genre d’acrobatie contrapunctique. On trouve néanmoins quelques exemples d’utilisation de la rétrogradation par exemple dans les 14 canons sur la basse Goldberg « découverts » par O. Alain en 1974, ou dans le Contrapunctus XI de l’Art de la fugue.

[22] Piet Kee, The Secrets of Bach's Passacaglia - The Diapason, June, July, August and September 1983.

[23] Qu’on n’aille pas ici nous faire le reproche de porter un jugement général et lapidaire sur l’œuvre de Bach, ce dont nous nous garderions bien d’avoir l’impudence : il y a bien sûr, bien d’autres choses chez Bach que les œuvres que nous venons d’évoquer. On pourrait exhiber de nombreux exemples d’œuvres qui, au contraire, sont marquées par un temps interne fort : voir par exemple la 25ième variation Goldberg, ou encore la « Pièce d’orgue » en sol, magistralement analysée de ce point de vue par P. Vidal dans  son livre « Bach et la machine-orgue »(Stil éditions, 1973).

[24] On peut trouver ici une correspondance musicale avec des pièces comme les Récitations de Georges Aperghis, mais où le texte, désintégré de manière quasi-lettriste, est « remis en sens » par le geste musical.

[25] Cf. sur ces sujets Alain Connes   On the fine structure of Spacetime, in : On Space and Time, ed. Shahn Majid, Cambridge University Press 2008.

[26] que Nicolas Bouleau préfère nommer : indéterminations, cf. N. Bouleau, Risk and Meaning – adversaries in Art, Science and Philosophy, Springer 2011 – p. 60.

[27] Le rapprochement avec le monde quantique nous paraît plus fécond que celui qu’Umberto Eco tente entre son concept d‘ « œuvre en mouvement » et la physique d’Einstein. Umberto Eco, L’œuvre ouverte, Seuil, 1965.

[28] Sans doute plus profonde que celle que poursuit Xenakis dans Musiques formelles entre des termes apparemment analogues (commutativité/non commutativité, hors temps/en temps). Sur ce point, on ne saurait mieux dire que Stéphan Schaub dans la première phrase de son essai éclairant L’hypothèse mathématique. Musique symbolique et composition musicale dans « Herma » de Iannis Xenakis, in : Penser la musique avec les mathématiques ?, Delatour France / IRCAM 2006 : « La nature exacte du lien que Xenakis tente d’établir entre mathématiques et musique est particulièrement difficile à cerner. » Pour le dire plus directement, Xenakis nous semble habiller d’un symbolisme mathématique rudimentaire et superficiel des notions somme-toute triviales.

[29] Theodor Adorno, Bach défendu contre ses dévots, in :  Prismen, 1967 – MIT Press (traduction de l’auteur).

[30] Cf. par exemple Shahn Majid, Quantum Spacetime and Physical Reality, in : On Space and Time, ed. Shahn Majid, Cambridge University Press 2008.