Boulez/Klee

Boulez/Klee – A la limite du pays quantique.

Par Robert Ranquet / mai 2012

Dans un précédent article[1], nous avions exploré les rapports du hasard et du sens en suivant les réflexions de Pierre Boulez. Au passage, nous avions noté une première analogie entre les processus à l’œuvre dans le geste musical tel que le décrit Boulez et certains éléments de la théorie quantique. Nous voudrions ici mettre en évidence une autre analogie quantique, dans l’analyse que Boulez fait de l’usage des fonds par le peintre Paul Klee. On sait l’intérêt que Boulez porte à la peinture de Paul Klee, et plus encore à ses travaux théoriques, en particulier ceux retracés dans les leçons du Bauhaus[2]. Boulez remarque le soin et la minutie apportés par ce dernier à l’élaboration des fonds de ses tableaux. Klee expérimente en effet de manière extrêmement originale et systématique pour l’élaboration de ses fonds, avec une précision tout à fait scientifique. Il note avec soin les matériaux et les procédés utilisés. Loin d’être de simples badigeons, ces fonds sont des œuvres complexes par eux-mêmes. Il en résulte des propriétés remarquables. Le résultat, remarque Boulez « … est un fond extraordinairement développé, mais en même temps amorphe, je veux dire qu’il n’a pas de directionalité.[…] devant un fond de Klee, la mobilité est dépendante de la façon dont on le regarde, qui fait que l’espace s’oriente ou se désoriente au gré de ce que veut celui qui regarde. Autrement dit, la puissance du regard est ce qui modifie la texture du tableau[3]. » On trouve là une première analogie, triviale, avec le monde quantique dans cette constatation que  c’est le regard qui modifie la texture du fond, comme l’expérience modifie l’état quantique d’un système. Nous avions déjà noté, dans notre article susvisé, l’intervention à un niveau très fondamental de la non-commutativité. Ici encore, la non-commutativité joue un rôle fondamental dans la possibilité du « sens », aux deux sens de ce terme : d’une part, l’ordre, le sens géométrique selon lequel le regard parcourt le tableau détermine les structures spatio-temporelles qu’il va y identifier, que ces structures soient déjà présentes, sous-jacentes du fait de la volonté du peintre et attendent en quelque sorte que le regard les remarque, ou qu’elles résultent de la capacité psycho-physiologique de structuration du regard lui-même, à partir d’éléments non délibérément organisés ; d’autre part, c’est ce parcours du regard sur la toile selon un sens géométrique bien précis et pas selon un autre, qui va faire émerger la possibilité d’un sens-signification de la toile. Comme nous le remarquions dans notre précédent article, seule la non-commutativité autorise la possibilité du sens. De même que, dans la théorie quantique, la non-commutativité d’un opérateur est ce qui permet à l’expérience d’accéder à une mesure de la valeur propre associée à cet opérateur, et donc d’extraire une information –certes pourvue d’une certaine indétermination irréductible- de l’état quantique du système, autrement indifférencié et absurde, de même la non-commutativité du regard (ceci avant cela, dans cet ordre et pas dans un autre) fait surgir des fond de Klee des formes, des mouvements comme autant de possibilités de significations proposées au regard.

  Entendons-nous bien : nous ne sommes pas là devant la théorie rebattue qui veut que ce soit le regard du spectateur qui crée l’œuvre d’art, réduite sans lui à n’être qu’un objet parmi d’autres. Nous sommes à un niveau à la fois plus élémentaire : le fond du tableau, et non l’œuvre dans sa totalité, et plus fondamental : il s’agit des mécanismes d’interaction psycho-physiologique du regard, interaction complexe entre une surface texturée et notre système visuel et ses capacités d’interprétation. C’est au niveau de ces capacités complexes d’interprétation que se situe la transmutation qui fait passer de l’espace au temps : « Dans ces tableaux où le concept de mobilité ne viendrait pas à l’esprit, il y a un fond amorphe qui provoque la mobilité du regard et sur ce fond est greffée une morphologie qui appelle, au contraire, la fixité du regard. » Autrement dit, la texture du fond n’est pas seulement support matériel du sujet, simple « fond d’écran » statique, pourrait-on dire, mais encore élément dynamique qui vient mettre en mouvement l’ensemble, en invitant le regard à une mobilité qui imprime une dimension de temps, et en même temps l’émergence possible du sens. Boulez cite la fameuse phrase de Wagner dans Parsifal : « Ici l’espace devient temps ».

Les fonds de Klee, extraordinairement travaillés, sont comme pourvus de leur propre identité, de leur propre énergie esthétique, d’où surgit le sujet principal. Boulez illustre son propos par les tableaux Garten Vision (1925) ou Refuge (1930), particulièrement significatifs de ce procédé.

Paul Klee - Refuge 1930     http://www.artchive.com/artchive/K/klee/refuge.jpg.html

Il est important de remarquer que ces fonds sont structurés à deux niveaux : un niveau quasi-microstructurel, par la texture propre des matériaux et des procédés d’application, qui leur donne leur aspect local (granularité, couleurs, reliefs, …) et un niveau macrostrucurel, car ces fonds sont souvent composés de nombreuses petites cellules juxtaposées, dont la répétition efface l’individualité au regard globalisant du spectateur pour les fondre dans un « fond » à première vue homogène. A première vue seulement, car c’est bien de ce jeu entre structure locale et fond global que surgit l’effet dynamique évoqué plus haut. La variabilité des cellules élémentaires produit des effets de rencontres, de confluences, de répulsions, de fuites … qui se donnent à lire en mouvement, donc en temps, au regard qui les interroge.

On peut penser ici à d’autres expériences voisines dans le domaine plastique, comme par exemple le pointillisme à la Seurat, que Klee a d’ailleurs semblé vouloir expérimenter dans des œuvres comme Ad Parnassum, Emacht ou Polyphonie (toutes de 1932).

Paul klee - polyphonie 1932

Mais le pointillisme ne fait qu’exploiter une caractéristique physiologique élémentaire de la vision : l’impossibilité de distinguer, à une certaine distance, des taches rapprochées de couleurs, et la possibilité que cela  ouvre de réaliser un tableau en décomposant le sujet en une myriade de taches juxtaposées. Cette pratique trouvera un prolongement nouveau dans la technique de la photomosaïque numérique, qui permet de réaliser par exemple des portraits tout à fait convaincants en juxtaposant habilement une infinité de très petites images. Ce sera alors une technique purement optique, comme le pointillisme, quoiqu’elle puisse facilement s’enrichir de possibilités intéressantes, par exemple de mise en abîme lorsque le portrait est réalisé en juxtaposant une infinité de petites images du même portrait ; ou encore de détournement voire de subversion, comme par exemple ce portrait du Président Georges W. Bush réalisé par la juxtaposition d’une myriade de photos de soldats américains morts en Irak … Ces photomosaïques nous rappellent que les molécules qui  nous composent, descendantes de la « poussière d’étoiles » originelle, disent une autre histoire que nos propres vies.

Revenons aux fonds de Klee. Nous ne sommes pas ici dans le registre purement optique et somme toute anecdotique du pointillisme. Nous sommes dans la transmutation de l’espace en temps. Boulez note un rapprochement intéressant avec la technique de Webern : « Lorsque Klee souligne des surfaces par des textures de petits points plus ou moins dense qui en font apparaître les divers types, Webern fait la même chose en musique. Pour signifier qu’une note remplit une certaine durée, il va non point la tenir mais la faire apparaître au moyen de notes staccato plus ou moins rapprochées, c’est-à-dire plus ou moins rapides, plus ou moins lentes. Dans des univers tout à fait différents, l’un pour occuper l’espace, l’autre pour occuper le temps, ils ont tous les deux trouvé cette même solution de petites impulsions, impulsions colorées dans la peinture, rythmiques dans la musique[4]. » L’intuition fondamentale est la même : c’est en plongeant au niveau très élémentaire des particules de peinture ou de musique qu’on peut voir l’espace se mettre en mouvement. Boulez retiendra pour sa part la leçon de ces travaux d’esthétique formelle de Klee lorsqu’il élaborera par exemple sa propre conception d’espace ou de temps lisse ou strié[5].

Cette capacité à construire des fonds suffisamment complexes pour qu’ils donnent naissance à des sujets dynamiques évoque plusieurs expériences musicales. Plusieurs compositeurs se sont essayés à cette manière de faire sortir la musique du néant amorphe, du chaos : on peut penser évidemment au « Prélude du Chaos », de la Création de J. Haydn ; ou encore au Prélude de l’Or du Rhin de Wagner. Ce deuxième exemple est du reste plus pertinent que le premier pour notre propos : on y voit très nettement comment d’un fond amorphe, constitué par la longue répétition des arpèges de mi bémol, finit par surgir un être musical individualisé : le leitmotiv du Rhin, puis celui des Filles du Rhin. On retrouvera ce type d’expérimentation plus tard chez un Elliott Carter, par exemple dans son deuxième ou son  troisième quatuor, quoique on soit là devant une autre logique : ce sont les rencontres, pas tout à fait fortuites puisque prédéterminées par le compositeur, mais selon un procédé trop complexe pour être intelligible à la simple audition, entre les parties totalement indépendantes des quatre instrumentistes qui vont susciter une forme d’organisation d’un niveau supérieur, dont les lignes mélodiques individuelles ne sont qu’un élément de construction, presque l’équivalent d’un fond.

Une voie d’expérimentation encore plus proche de notre propos sera la musique « minimaliste », avec ses pionniers Terry Riley (in C, 1964) ou Steve Reich (Music for 18 Musicians, 1976). Le rapport avec notre propos sera encore plus clair si on considère son avatar français, la musique « répétitive », dont le principal exemple sera Renaud Gagneux. Dans ces musiques, nous retrouvons l’idée du fond, constitué cette fois par la répétition indéfinie d’un  ou plusieurs motifs sans individualité précise, et c’est de cette répétition que finit par surgir, par le simple effet des rencontres aléatoires, le motif principal ou, à défaut de motif intentionnel, des moments d’intensité particulière, dans lesquels le regard musical peut discerner à son gré un motif, ou encore, sans chercher à identifier un motif, se laisser exciter  par les fluctuations de la matière sonore. Ce procédé sera aussi largement utilisé par J. Cage et par ses épigones. L’exemple le plus abouti, en un certain sens, mais quelque peu sarcastique, en sera donné par György Ligeti avec son Poème symphonique pour 100 métronomes de 1962 : ici, la cellule élémentaire est la plus rudimentaire et la plus dénuée d’intérêt qu’on puisse imaginer, puisqu’il s’agit du simple battement d’un métronome, mais démultiplié à 100 exemplaires, qui va, par le jeu des décalages temporels et des rencontres, susciter à l’écoute des motifs rythmiques éphémères et bien entendu totalement aléatoires. Il a certes de l’autodérision dans cette « œuvre », mais elle reste néanmoins, au plan théorique, parfaitement exemplaire de cette technique.

G. Ligeti préparant (perpétrant ?) l'exécution de son Poème symphonique pour 100 métronomes.

C’est ici que nous voudrions tenter une analogie avec le monde de la théorie quantique.

Ces fonds de Klee, constitués d’innombrables cellules élémentaires semblables, mais non identiques car pourvues chacune de leur propre identité élémentaire avec leurs variations, infimes et généralement aléatoires au gré du pinceau du maitre (on n’est pas là dans la réplication mécanique parfaite de la photomosaïque numérique), d’où surgit le sujet du tableau, ou à tout le moins un lieu/moment d’intérêt visuel particulier ; ces fonds musicaux constitués de motifs élémentaires sans intérêt (une note indéfiniment répétée, un arpège, un battement de métronome, etc.) d’où sourd, par le simple effet des rencontres aléatoires un « vrai » motif musical ou à tout le moins un moment d’intérêt auditif particulier, évoquent pour nous la description du champ quantique, dont les fluctuations spontanées font sourdre « l’énergie du vide », et donnent naissance aléatoirement, selon certain ces théories, aux « bulles d’univers ». Certaines de ces bulles connaissent un « Big Bang » et se développent en univers pourvus, comme le nôtre, de dimensions d’espace et de temps. D’autres peuvent donner naissance à des univers parallèles au nôtre, peut-être pourvus de géométries exotiques tout à fait différentes de celle du nôtre, et sans aucune possibilité que nous ne puissions jamais passer autrement qu’en esprit d’un univers à l’autre. Comment nous représenter ces univers alternatifs, où par exemple nos dimensions d’espace seraient remplacées par autant de dimensions de temps ? Où notre dimension linéaire de temps aurait « pivoté » en temps complexe, sans plus d’« avant »  ni d’« après » ? Où l’énergie n’aurait jamais coalescé en matière, mais serait pure information ?

Ainsi, tout comme les cosmologistes nous expliquent[6] comment tout un univers, voire des infinités d’univers différents et à jamais étrangers peuvent surgir aléatoirement d’une bulle du champ quantique, ce sont autant d’univers esthétique qui peuvent surgir des fluctuations d’un fond de Paul Klee.

[1] « Musique / Hasard / Sens »  -   https://sites.google.com/site/orguesdesaintlouisenlile/Home/musique-hasard-sens

[2] P. Klee - Cours du Bauhaus - Weimar 1921-1922-  Contributions à la théorie de la forme picturale. Coédition Hazan / Les Musées de Strasbourg 2004 .

[3] Les citations de Boulez sont extraites de « Le Pays fertile – Paul Klee », Gallimard 1989 (pp. 163-166)

[4] « Le Pays fertile – Paul Klee » p. 29

[5] P. Boulez, “Penser la musique aujourd’hui”, Gallimard – Gonthier 1963 – PP. 98 et suivantes

[6] Cf. par exemple Shahn Majid, Quantum Space-time and Physical reality, in: On Space and Time, ed. Shahn Majid, Cambridge University Press 2008.