Le commerce équitable en crise de croissance

Le commerce équitable en crise de croissance

Un changement de cap s'impose, constate l'avocate et sociologue Corinne Gendron dans un essai critique

FABIEN DEGLISE

Le Devoir, édition du mardi 28 avril 2009

Photo: Agence Reuters

L'univers du commerce équitable serait-il arrivé à la croisée des chemins? C'est ce qu'expose en tout cas la sociologue montréalaise Corinne Gendron dans un essai critique lancé aujourd'hui. Son constat? Malmenée de tous bords tous côtés, confrontée à ses propres incohérences, cette autre façon de concevoir le commerce international risque désormais de disparaître, estime l'universitaire qui n'appelle à rien de moins qu'une profonde remise en question du mouvement.De la croissance spectaculaire à la crise identitaire. Plus d'une décennie après le boom du commerce équitable dans les supermarchés du Québec et d'ailleurs, le mouvement, qui s'est développé principalement à l'aide du café, semble être arrivé aujourd'hui à un moment décisif de son existence. Menacé par des tensions internes -- entre les utopistes, les réformistes et les marchands de logos --, mais aussi récupéré de plus en plus par de grandes multinationales, le milieu du commerce équitable commence à cultiver d'étonnantes incohérences qui menaceraient désormais sa survie. À moins d'un changement de cap important, croit l'avocate et sociologue Corinne Gendron, titulaire de la Chaire de responsabilité sociale et de développement durable de l'Université du Québec à Montréal (UQAM), dans un livre critique sur les dérives d'un système et les façons d'y remédier.

Avec Quel commerce équitable pour demain? (Écosociété), coécrit avec Arturo Palma Torres et Véronique Bisaillon, Mme Gendron n'y va pas par quatre chemins: «C'est un appel à la refondation du commerce équitable, a-t-elle indiqué au Devoir la semaine dernière. Il y a urgence et nécessité. Le mouvement a connu une croissance importante dans les dernières années. Mais il ne peut plus vraiment continuer à avancer sans se questionner.»

En marge des canaux d'échange traditionnels, l'idée du commerce équitable s'est développée dans les dernières années sur un modèle relativement simple: établir un lien direct entre les consommateurs des pays riches et les producteurs des pays en voie de développement, loin des nombreux intermédiaires imposés par les voies commerciales classiques.

Dans cet idéal équitable, les producteurs de café, de sucre, de cacao, mais aussi de meubles et de pots en terre cuite, organisés en coopératives, se voient garantir des prix d'achat plus élevés pour leurs marchandises. Ils se font offrir des prêts pour soutenir le développement de leurs exploitations agricoles, villages ou infrastructures régionales. À des kilomètres de là, le consommateur du Nord, lui, en donnant un peu plus pour ses aliments de base ou des produits de l'artisanat, a alors l'impression de voter pour le changement, en achetant. Mais les résultats sont pour le moment tout en camaïeu.

«Oui, les producteurs récupèrent au final plus pour leur travail, dit Mme Gendron. Mais il n'y a pas forcément plus d'équité entre le Nord et le Sud. Sauf quelques cas particuliers, la répartition de la plus-value, elle, ne change pas entre le modèle d'échange traditionnel et équitable», avec à la clef une plus grande quantité de la richesse générée au moment de l'échange, 70 % en moyenne, qui finit dans des coffres du Nord, contre 30 % dans les économies du Sud.

Le déséquilibre est connu. Il est aussi en train d'alimenter la controverse dans l'autre hémisphère où plusieurs acteurs du commerce équitable ayant les mains dans les cacaotiers et caféiers s'indignent de plus en plus face à un modèle trop nordiste à leurs yeux, «ce qui est certainement un paradoxe pour un mouvement qui prétend être au service du sud», résume Mme Gendron.

Secouée du côté des producteurs, qui rêvent de goûter vraiment aux fruits de l'équitabilité, cette solution de rechange au commerce traditionnel fait face à d'autres écueils sur les marchés du Nord, et ce, malgré la popularité des logos de l'équitable et la crédibilité des institutions qui animent ce mouvement de solidarité économique.

«En ce moment, il y a un risque de marchandisation du commerce équitable, résume l'universitaire, mais aussi de récupération du modèle qui pourrait alors ne devenir qu'une simple niche pour des consommateurs.» Un risque accentué d'ailleurs par l'implication récente et de plus en plus remarquée de grandes multinationales pas toujours reconnues pour leur engagement social, comme le célèbre bananier Chiquita ou encore le maître ès nourriture industrielle Kraft, avec son programme Kraft Cares.

«Il ne faut pas forcément démoniser ces initiatives», souligne Mme Gendron dans son exposé qu'elle juge «lucide et constructif». «Certaines de ces initiatives sont d'ailleurs très intéressantes. Mais il faut garder les yeux ouverts: quand le mouvement pense trop au volume de vente et à la multiplication de l'offre, il oublie un peu sa dimension politique et sociale au profit de son aspect purement commercial», ce qui est à des années-lumière des ambitions premières de ce mouvement né dans les années 60 et dans les milieux coopératifs à saveur religieuse, avec un objectif clair: changer durablement de l'intérieur les règles du commerce international, une tasse de café ou un sachet de sucre à la fois.

«On est dans une époque charnière, poursuit-elle. Pendant longtemps, le commerce équitable a cru à sa pureté, parce qu'il était porté par des gens purs. Mais même les personnes les mieux intentionnées doivent se poser des questions sur leur mouvement et les institutions qui le portent».

Pour Mme Gendron, ces organismes gagneraient d'ailleurs à s'ouvrir un peu plus à la critique, mais aussi à mieux «capter» la diversité et la pluralité qui coexistent à l'intérieur du courant équitable, où, en l'absence d'un cadre législatif, comme c'est le cas pour les produits biologiques, les projets de commerce équitable sont nombreux, parfois dans la marge, et pas toujours certifiés, faute d'avoir les moyens de le faire. «Mais il ne faut pas nécessairement repousser du revers de la main ces projets, dont plusieurs peuvent être parfois très inspirants», poursuit Mme Gendron.

À en juger par la vigueur des débats existentiels qui actuellement font rage dans l'univers du commerce équitable, la chose semble toutefois plus facile à dire qu'à faire. Mais devant le portrait sombre qu'elle dresse, l'universitaire est catégorique: l'inertie n'est certainement pas la solution à préconiser: «Ça serait fatal au mouvement qui, dans le contexte actuel, fait face à un risque sérieux de disparition», conclut-elle.

Source: http://www.ledevoir.com/2009/04/28/247845.html