L'angoisse de la pluie

La plus grande menace qui plane sur Haïti n'est issue ni des gangs ni des enlèvements:

c'est plutôt la dégradation de l'environnement

L'angoisse de la pluie

NANCY ROC

Le Devoir, édition du jeudi 23 avril 2009

«Le problème de l'environnement est mon plus grand chagrin. Il se dégrade à vue d'oeil à Port-au-Prince et même dans les provinces, car la misère contribue aussi à sa dégradation», dit John Chéry au volant de sa jeep secouée par les amas d'alluvions dans les rues de la capitale, Port-au-Prince. Quinquagénaire, ce chroniqueur sportif s'est transformé depuis 18 mois en chroniqueur écologique pour la plus ancienne station de radio privée d'Haïti: Radio Métropole. Sa rubrique quotidienne, «À travers les rues de la capitale », est très prisée et suivie par les autorités du pays.Levé dès 4 heures du matin, il parcourt les rues de Port-au-Prince pour faire un compte rendu radiophonique très attendu, surtout en saison des pluies. La veille, une averse de 45 minutes a provoqué des dégâts considérables. Des éboulements, des arbres déracinés et des tonnes d'alluvions entravent la circulation. Or la saison des pluies vient à peine de commencer. «On crie à la catastrophe quand elle arrive, mais on ne fait rien pour la prévenir, et je crains déjà la prochaine saison cyclonique», ajoute John.

Dans les provinces, la situation n'est pas meilleure. Aux Gonaïves, dans le nord d'Haïti, région inondée à deux reprises par les ouragans en 2004 et en 2008, la population a développé une véritable psychose. Quinze minutes de pluie suffisent pour faire paniquer les habitants, et la colère gronde facilement dans cette ville où des mètres de boue n'ont toujours pas été enlevés par l'État, plus de six mois après le passage des ouragans Ike et Hanna. «Regardez, on nous laisse dans la boue comme des cochons. Moi, je ne resterai pas ici cet été, car il n'y a que dans ce pays qu'on traite les gens ainsi», hurle une femme outrée dans la rue.

«Les gens ont une peur bleue de l'eau. Dans l'état actuel de la ville, avec la saison des pluies et sans curage des canaux, l'eau atteindra plusieurs mètres dans la région», s'indigne Rubens Jacques Bordenave, vice-délégué de l'arrondissement des Gonaïves.

Si la plupart des habitants accusent les gouvernants, l'architecte Ronald Painson a un autre point de vue: «Nous sommes tous responsables. Pendant des siècles, nous nous sommes comportés envers Haïti comme une plante parasite. Or celle-ci se nourrit de l'arbre, grandit, le tue et meurt ensuite. Après, il ne reste plus rien», affirme-t-il.

À devenir fous!

Dans le sud-est du pays, on craint pour les localités de Marigot, Cayes Jacmel et Pérédo. «Si Marigot a pu être sauvée, c'est uniquement parce que la mer, ce jour-là, est restée calme. Dans le cas contraire, Marigot n'existerait plus», affirme Jean-Michel Sabbat, de la Coordination technique pour la Protection civile départementale du sud-est, en se rappelant le passage de l'ouragan Hanna en septembre 2008.

Les sols ont été fragilisés par les derniers ouragans. Pendant la saison des pluies, les mornes se gorgent d'eau, ainsi que les ravines sèches. Les rivières se gonflent. Ensuite, lors de la saison des ouragans, tout éclate et s'effondre. Les mornes s'écroulent sur les habitations, les rivières sortent de leur lit et inondent les champs. «Ici, les gens ne sont pas encore fous, mais ils vont le devenir», soupire Fednel Zidor, vice-délégué de l'arrondissement de Jacmel.

À Cabaret, à 35 km de la capitale, plus de 5000 personnes ont manifesté le 4 mars dernier pour réclamer le curage urgent des rivières. La manifestation a été interrompue par la police. «La réalité, c'est que le gouvernement ne dispose pas des moyens nécessaires pour réhabiliter la ville. De plus, avec la corruption qui règne dans notre pays, le peuple ne trouvera jamais la réponse à ses besoins», déclare le maire, Thomas Joseph Wills.

«Aujourd'hui, en Haïti, personne ne peut prétendre ne pas être préoccupé par la saison des pluies. Allez voir pour les ouragans!», s'exclame Yves-André Wainright, ex-ministre de l'Environnement. «Malheureusement, jusqu'à présent, les dirigeants politiques ne semblent pas préoccupés par les voies et moyens à mettre en place pour renforcer la résistance de notre nation et bâtir sa résilience aux problèmes écologiques», regrette-t-il.

Programme de prévention

Malgré ce constat, d'autres cherchent à apporter des solutions. «On sait aujourd'hui qu'investir dans la réduction des risques s'avère payant. Il faut renforcer les mécanismes de prévention des catastrophes naturelles afin que les coûts humains, matériels et financiers des catastrophes soient supportables pour la société haïtienne», déclare Gérard Laborde, président du comité de l'Alliance pour la gestion des risques et la continuité des activités (AGERCA).

Ce groupe d'appui du secteur privé haïtien vise à intervenir durablement dans le domaine de la gestion des risques et des désastres et vient en appui au Système national de gestion des risques et des désastres (SNGRD) mis en place par le gouvernement haïtien en 2001. «Nous souhaitons aujourd'hui fédérer toutes les composantes et différentes sensibilités de la société civile pour non seulement apporter son appui à la Direction de la Protection civile, comme elle le fait déjà, mais aussi participer à la mise en place d'un programme de prévention à l'échelle nationale», ajoute-t-il.

En Haïti, aujourd'hui, la nature demande des comptes et, à chaque saison des pluies, la note est salée. Malgré tout, Ronald Painson -- dont l'hôtel a été sinistré lors des derniers ouragans -- reste convaincu qu'il faut continuer à se battre. Aujourd'hui, pour se préparer à faire face aux pluies et aux ouragans, il reconstruit les bungalows de son établissement touristique sur pilotis. «L'environnement est déprimant, mais lorsqu'on a une vision des choses et des possibilités, il y a toujours lieu d'espérer», conclut-il.

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Collaboration spéciale

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Ce reportage a été rendu possible grâce à une Bourse Nord-Sud attribuée par la Fédération professionnelle des journalistes du Québec et financée par l'Agence canadienne de développement international (ACDI).

Source: http://www.ledevoir.com/2009/04/23/247033.html