Certains d'entre vous se rappellent sans doute les fastueuses fêtes de Persépolis en 1971. Celles-ci célébraient le 2.500e anniversaire du royaume d'Iran. Peut-être savez-vous également que l'un des titres du dernier shâh (roi) était "lumière des Aryens" et que Iran signifie "Pays des Aryens". Dans la célébration de Persépolis, il ne faut pas s'arrêter à la réussite d'un régime, d'ailleurs démentie quelques années plus tard, mais y voir l'affirmation d'une continuité de Cyrus le Grand à nos jours. Le titre sus-mentionné du shâh, "lumière des Aryens", et l'étymologie de Iran expriment la même idée. En effet, il faut comprendre qu'il y a là revendication d'un héritage vieux de plusieurs millénaires et affirmation d'une fidélité à celui-ci.
L'âme de l'Iran ne s'est pas constituée au XXe siècle, ou après l'islamisation, ou encore à la suite des campagnes d'Alexandre le Grand, mais lorsque les Indo-Européens se sont établis sur le plateau iranien. Depuis, en dépit des invasions, de la multiplicité des courants religieux, des périodes de succès et de revers, les Iraniens ont toujours témoigné d'une conscience très vive de leur spécificité. Le monde iranien est injustement méconnu en Europe. Pourtant, l'influence de ce rameau indo-européen s'est étendue à l'ensemble de l'Eurasie. C'est à une brève découverte de celui-ci que nous vous invitons maintenant. Tout d'abord en nous penchant sur les origines indo-européennes de l'Iran, puis en examinant quelques aspects du monde iranien et enfin son influence sur d'autres civilisations.
L'Iran a connu 2 principales vagues indo-européennes. Les Iraniens sont issus de la seconde. La première vague est venue du nord de la mer Caspienne. Ce groupe d'Indo-Européens s'est fixé, à la fin du IVe millénaire avant notre ère, au sud-est de la Caspienne, dans la région de l'actuel Gorgan. Roman Ghirshman nomme ce rameau les "Indo-Aryens" afin de le distinguer des Iraniens proprement dit. La dénomination aryen provient du nom par lequel se désignaient les Indo-Européens qui se sont installés en Inde et en Iran. Ainsi, l'empereur achéménide Darius Ier (522-486) se disait "aryen de souche aryenne".
Au début du IIe millénaire, toujours avant notre ère, sans doute sous la pression de nomades, les Indo-Aryens quittèrent la région de Gorgan et se scindèrent en 2 groupes. L'un partit vers l'est et après bien des pérégrinations occupa le nord de l'Inde où il fonda la prestigieuse civilisation védique. L'autre prit une direction opposée, il alla vers l'ouest. Il finit par se retrouver dans le nord de l'actuel Irak où il fit cause commune avec les Hourrites, peuple non-indo-européen. Au XVIIe siècle avant notre ère, les Indo-Aryens de l'ouest formaient l'élite dirigeante du royaume de Mitanni. Celui-ci eut son heure de gloire au XVe et au XIVe siècle avant notre ère. Il fut notamment tour à tour adversaire et allié des Égyptiens. Il dominait alors le nord de l'Irak, le nord-est de la Syrie et le sud-est de la Turquie. Il devint ensuite vassal des Hittites, puis fut vaincu par les Assyriens.
Dans la seconde moitié du IIe millénaire également, un autre groupe d'Indo-Européens, les ancêtres des Iraniens, se mit en marche. On suppose qu'il est parti d'une région sise à l'ouest de la Volga, non loin de son embouchure, donc de la Caspienne, dans la région de Volgograd, anciennement Stalingrad. Bien que les spécialistes ne s'accordent pas sur ce point, il semble qu'il s'est divisé en deux. Un groupe, formé des Iraniens dits "orientaux", passa la Volga et descendit à l'est de la Caspienne. Au début du Ier millénaire avant notre ère, les Iraniens orientaux occupent un territoire qui comprend l'actuel Turkestan soviétique, l'Afghanistan et une grande partie du Pakistan.
L'autre groupe, les Iraniens "occidentaux", passa par le Caucase, donc à l'ouest de la Caspienne. Il était notamment composé des Mèdes et des Perses. Au IXe siècle avant notre ère les annales assyriennes les mentionnent. Les Mèdes s'installent au nord-ouest de l'actuel Iran, les Perses au sud-ouest. En 737-736, les Assyriens lancent un raid contre les Mèdes, dans la région de Téhéran, mais ils n'occupent pas le pays. De 615 à 610, les Mèdes détruisent le puissant empire assyrien. Un peu plus d'un demi-siècle plus tard, les Perses imposent leur hégémonie aux Mèdes. En 539, leur roi, Cyrus II le Grand (559-530), s'empare de Babylone. Il constitue alors l'empire achéménide qui, durant 2 siècles, s'étendit de la Méditerranée à l'Indus, de la Grèce et de l'Égypte à l'Inde et à la frontière ouest de la Chine.
Nous allons terminer cette partie par une rapide chronologie.
• Du VIe siècle au IVe siècle avant notre ère : règne de la dynastie achéménide, empire perse.
• De 334 à 324 avant notre ère, conquêtes d'Alexandre le Grand.
• Du IIIe siècle au IIe siècle, toujours avant notre ère, dynastie d'origine grecque, les Séleucides (364-312 av. JC). Celle-ci, dès la seconde moitié du IIIe siècle, est peu à peu supplantée par les Arsacides (v. 250 av. JC - 226 ap. JC), dynastie parthe, donc par des Iraniens orientaux.
• Au IIIe siècle de notre ère, les Arsacides sont éliminés par une dynastie perse, les Sassanides (226 à 651 ap. JC). Ceux-ci règnent jusqu'au milieu du VIIe siècle de notre ère, période de la conquête musulmane [bataille de Qadissiya en 636]. Remarquons que celle-ci met un siècle pour dominer l'ancien empire sassanide.
• Mentionnons enfin qu'au milieu du VIIIe siècle, le califat passe aux Abbassides. Cette prise du pouvoir fut la conséquence d'une révolte iranienne. Elle marque le début d'une renaissance iranienne.
Nous allons maintenant examiner 2 aspects de la société de l'Iran pré-islamique en mettant l'accent sur les transformations qui les ont affectées, mais aussi les permanences. En premier la religion, puis l'idéologie tripartie.
La religion dans l'ancien Iran :
La religion de l'ancien Iran était le mazdéisme. Son nom provient de son dieu principal, Ahura Mazda, ce qui signifie "Seigneur Sage". Les Iraniens eux-mêmes se proclamaient "adorateurs de Mazda". La "Bible" des mazdéens est l'Avesta, ce qui signifierait "Fondement".
Cependant, il n'y a pas un mazdéisme, mais plusieurs. En effet, certains honorent également une divinité tutélaire supplémentaire comme Mithra ou Anâhitâ. À cela s'ajoutent différents courants théologiques. Le plus prestigieux, et le mieux connu, est celui issu de Zarathushtra.
Zarathushtra, que les Grecs ont appelé Zoroastre, est né dans l'est du domaine iranien, sans doute dans la région de Bactres, aujourd'hui partagée entre l'Afghanistan et l'Union Soviétique. Actuellement, on admet en général qu'il a dû vivre entre le Xe et le VIIIe siècle avant notre ère. Sa réforme a cheminé lentement. Elle s'est peu à peu imposée au début de notre ère et elle triomphe sous les Sassanides, donc à partir du IIIesiècle. Mais cela n'a pas empêché d'autres courants de se développer, avec parfois même l'appui momentané du shâh comme ce fut le cas pour le manichéisme et le mazdakisme. Ces courants perdurèrent sous l'islam à tel point que mille ans après les débuts de l'islamisation, on en dénombrait plus d'une dizaine.
Nous allons maintenant aborder 4 points essentiels de la réforme zoroastrienne.
1) Elle se signale par une forte tendance monothéiste. Ahura Mazda est un dieu créateur et omniscient. Les autres divinités n'existent que par lui.
2) Le dualisme. Au-dessous d'Ahura Mazda deux esprits jumeaux s'affrontent. L'un est Spenta Mainyu, c'est-à-dire "Saint Esprit" ; l'autre Ahra Mainyu, c'est-à-dire "Mauvais Esprit", par la suite il sera appelé Ahriman. Tout deux se combattent pour la domination du monde, tandis qu'Ahura Mazda demeure au-delà de notre monde dans le Garotman, la "Maison des chants", aussi appelé "Lumière infinie", paradis où se rendent les âmes des justes après leur mort terrestre. Les mazdéens désignent souvent notre monde par l'expression "monde du mélange". En effet, il est situé à mi-chemin de la "Ténèbre infinie" d'une part et de la "Lumière infinie" de l'autre. La lutte entre les deux esprits a commencé avec la création. C'est pourquoi la vie est conçue comme un choix, entre la lumière et les ténèbres, et comme un combat. Il y a les divinités lumineuses d'un côté, les démons issus des ténèbres de l'autre. Le zoroastrisme a éliminé les dieux qui, comme Vayu dans le panthéon indo-iranien, possèdent une double personnalité, constructrice et destructrice, lumineuse et démoniaque. Toutefois, répétons-le, dans le zoroastrisme, Ahura Mazda est au-dessus de ce dualisme, ce qui n'est pas le cas dans le manichéisme.
3) Six divinités [parfois appelés "archanges", auxquels se rajoute l'Esprit Saint, Spenta Mainyu] accompagnent Ahura Mazda. Ce sont les Amesha Spenta, ce que l'on traduit par "Saints Immortels" ou par "Immortels Bienfaisants". Georges Dumézil a montré que ces 6 divinités sont issues de l'idéologie tripartie car on peut les classer selon la tripartition propre aux Indo-Européens. Les Saints Immortels sont autant d'aspects d'Ahura Mazda. Zarathushtra et ses continuateurs ont donc intégré la tripartition dans un monothéisme. Le mazdéisme zoroastrien évolua vers un compromis entre le polythéisme, qui demeure vivace, et le monothéisme. On peut parler, à son égard, d'hénothéisme, c'est-à-dire que les différentes divinités sont autant d'aspects d'un dieu suprême et absolu et qu'au-delà de la multiplicité propre à notre monde, il existe une unité surtout supra-terrestre. En effet, ainsi que nous l'avons remarqué, Ahura Mazda n'intervient pas lui-même dans notre monde, mais, en quelque sorte, il délègue des entités divines pour ce combat.
Moralisation de la religion et eschatologie
4) La moralisation de la religion et l'affirmation d'une eschatologie (ce qui se rapporte aux fins dernières : la fin de la vie humaine, la fin des temps) concernant l'homme et le monde. Dans notre monde, et dans l'homme, s'affrontent, selon le zoroastrisme, des dieux bons et d'autres mauvais qui sont souvent les correspondants négatifs des bons. Dès lors, il existe, selon une expression typiquement mazdéenne, des "bonnes paroles", des "bonnes actions" ; mais aussi, à l'inverse, des "mauvaises pensées", des "mauvaises paroles", des "mauvaises actions". Entre elles, l'homme choisit son camp. Il acquiert ainsi, par la liberté de son choix, une importance qu'il n'avait sans doute pas auparavant. Il se trouve en position centrale dans le "combat cosmique". Ainsi que le dit un texte mazdéen : « Le chef du combat, c'est l'homme ». Conséquence logique de cette "humanisation" de la religion : le zoroastrisme insiste sur le destin de l'homme après la mort. Cette lutte gigantesque entre la lumière et les ténèbres a une fin : la rénovation du monde, aussi appelée transfiguration. Zarathushtra annonce la venue d'un sauveur qui sera nommé par la suite Saoshyant, ce qui signifie "prospérera". Notons qu'un autre de ses noms veut dire "Ordre incarné". Ce thème, qui se développera beaucoup après Zarathushtra, est comparable à celui relatif à Kalki, dans la tradition hindoue, dixième avatâra de Vishnou, qui doit restaurer l'ordre et la loi traditionnels à la fin de notre cycle.
De Zarathushtra à l'iranisation de l'islam
La postérité de Zarathushtra a largement dépassé le zoroastrisme. Ainsi, si le mazdéisme a reculé devant l'islam, il a, dans le même temps, influencé l'islam iranien. Cette question a été magistralement étudiée par Henry Corbin et nous ne pouvons que recommander son œuvre admirable à ceux qui désirent l'approfondir. C'est dans le shi'îsme que les convergences sont les plus nombreuses. Par ex., le thème du Saoshyant, descendant de Zarathushtra, se retrouve dans les croyances relatives au XIIe Imâm, l'Imâm caché, descendant de Mahomet, qui doit revenir à la fin des temps pour restaurer la loi. La meilleure illustration d'une iranisation d'une partie de la communauté islamique est donnée par Shihâboddîn Yahyâ Sohravardî, mystique musulman iranien du XIIesiècle. On l'appela, à juste titre, le "résurrecteur de la théosophie de l'ancienne Perse". En effet, il se voulait héritier de la sagesse de l'ancien Iran, de Zarathushtra et de Platon, tout en restant au sein de l'islam. Entendons-nous bien, il évoque un héritage métaphysique et non culturel ou social. Son œuvre est une véritable métaphysique de la lumière. Elle témoigne d'une quête intérieure poussée très loin. Sohravardî estimait que les sages de l'ancien Iran avait mené la même quête et que certains étaient parvenus à l'illumination. Il se proclamait leur successeur. Il est le chef de file d'un courant qui s'est perpétué jusqu'à nos jours.
L'idéologie tripartite en Iran
La tripartition est présente dans les textes sacrés. L'Avesta indique que la société est divisée en trois castes, les prêtres, les guerriers, les paysans, auxquelles s'ajoute parfois une quatrième caste : les artisans.
Voyons maintenant 2 manifestations singulières de l'idéologie tripartite en Iran.
L'historien grec Hérodote signale un sacrifice tripartite accompli par Xerxès, roi achéménide du début du Ve siècle avant notre ère. Celui-ci, après des prières et des libations, jeta dans la mer 3 objets : une coupe, symbole de la première fonction ; un cratère en or, vase de grande contenance, qui figure sans doute la prospérité et la richesse matérielle, donc la troisième fonction, et un glaive, objet représentatif de la deuxième fonction.
Une autre manifestation singulière de l'idéologie tripartite en Iran est fournie par 3 feux particuliers : un est réservé aux prêtres, un aux guerriers, l'autre aux paysans. Ils étaient situés dans différents temples. Les rois parthes et sassanides, après leur couronnement, se rendaient en pèlerinage au feu des guerriers situé en Azerbaïdjan.
Jusqu'à l'islamisation, la répartition en fonctions modela la société iranienne. Cependant, celles-ci étaient au nombre de 4. Ainsi, sous les Sassanides, au VIe siècle précisément, soit un siècle avant l'islamisation, outre les prêtres et les guerriers qui constituaient les deux premières fonctions, les scribes, les écrivains, poètes, comptables, biographes, médecins, astrologues, formaient la troisième fonction. La quatrième fonction étaient notamment composée des marchands, des cultivateurs, des négociants et de tous ceux qui n'entraient pas dans les 3 autres fonctions. Un texte de cette époque affirme : « Cette répartition des hommes en 4 classes est pour le monde une garantie durable de bon ordre. »
Avec l'islamisation, une transformation s'opère. L'idéologie tripartite disparaît peu à peu. Peut-être a-t-elle survécu plus ou moins longtemps dans les faits ? Sans doute, mais il est difficile de répondre avec exactitude dans quelle mesure. Elle était encore connue quelques siècles après l'islamisation, mais comme modèle de société lié à l'Iran pré-islamique et mazdéen.