Quand la santé publique rencontre la bioéthique. Comment concilier éthique de fin de vie et prélèvement d’organes ?

Karine Bréhaux, Virginie Tournay, Le quotidien du médecin, 24 octobre 2014

Au croisement de la Loi Léonetti et de l’approche clinique et culturelle des situations de prélèvements d’organes de la catégorie 3 de Maastricht, deux chercheuses s’interrogent.

Par Karine Bréhaux et Virginie Tournay*

Le prélèvement d’organes chez les personnes décédées des suites d’un arrêt cardiaque après une limitation ou un arrêt des thérapeutiques (classification Maastricht 3) est rendu possible depuis 2005 (décret n°2005-949 du 2 août 2005 relatif aux conditions de prélèvement des organes, des tissus et des cellules) et s’inscrit dans le second plan Greffe lancé au printemps 2012, dont le pilotage est confié à l’Agence de la biomédecine.

Depuis 2005, la loi Léonetti autorise l’arrêt des thérapeutiques chez des patients en fin de vie (procédure collégiale réalisée en accord avec la volonté du malade ou de ses proches).

Les nouvelles sources de prélèements d’organes rendues possibles par la classification Maastricht 3 définissent une voie prometteuse pour pallier le manque de greffons. Néanmoins, cette mesure fait ressortir de nouveaux enjeux éthiques en raison de l’état des connaissances biologiques et du cadre juridique dans lequel le décret qui en découle s’insère.

Critères définitionnels biologiques et culturels de la mort

Tout d’abord, elle questionne les critères définitionnels biologiques et culturels de la mort (mort neuronale ?) ouvrant la possibilité au prélèvement. Corréler l’évaluation technique de la mort neuronale, comprise comme la mort de la conscience, à l’établissement de protocoles de prélèvements d’organes soulève la question de la spécificité de chacune des situations rencontrées. Le « paradoxe temporel » - expression du Pr Louis Puybasset in Rapport sur « Les greffes d’organes : les prélèvements sur donneurs décédés après arrêt cardiaque » - de la situation d’une personne dans l’incapacité de s’exprimer en fin de vie pour qui une décision d’arrêt de traitement est prise par d’autres (une équipe soignante, une personne de confiance, la présence de directives anticipées, une famille, des proches, un consultant extérieur), peut conduire à des chances de survie ou de meilleure qualité de vie pour la personne receveuse en attente de greffe. Le facteur temps est limitant dans l’évaluation de la qualité des organes. Par ce lien, il entre nécessairement dans les critères définitionnels de la mort, conduisant à des contraintes organisationnelles et à des effets psychologiques sur les familles en processus de deuil ainsi que sur les équipes. La temporalité de

l’Un n’est pas celle de l’Autre. Les dimensions métaphysiques des concepts de temporalité et de vulnérabilité prennent ici tout leurs sens.

Quel droit des patients ?

Ensuite, elle conduit à un nécessaire aménagement des fondements juridiques des droits des patients (consentements libre, éclairé et présumé, directives anticipées). Le corps, dans son rapport au groupe

social, de soins, potentiel objet de re-naissance pour Autrui, se trouve-t-il instrumentalisé par la collectivité au nom des besoins de santé publique ?

Comment éviter la mise en place d’une « Euthanasie utilitaire » ? L’introduction de cette technique marque-t-elle l’engagement dans une « nationalisation des corps » à la disposition de la médecine ?

Enfin, elle pose le problème de l’organisation des pratiques professionnelles médicales en soulevant des risques de conflits d’intérêts entre les équipes de réanimations, de coordinations de prélèvements d’organes et de tissus et chirurgicales mais aussi de double finalité pouvant être involontairement au sein des réunions collégiales fixant les limitations et arrêts de traitements actifs. Si l’argument de justice est intelligible (nécessité de développer le nombre de greffons disponibles), il est également nécessaire de prévenir toute dérive en délimitant les champs : la fin « de la vie », le don d’organes chez des personnes décédées (état de mort encéphalique, arrêts cardiaques) et le don d’organe du vivant .

La philosophie de la Loi Léonetti, basée sur une concertation entre le patient, l’entourage et l’équipe, est de facto éloignée de l’approche clinique et culturelle des situations de prélèvements d’organes de la catégorie 3 de Maastricht. À l’heure d’une révision de la Loi Léonetti relative aux droits des patients et de la fin de vie, s’interrogeant sur les meilleures conditions de réalisation de procédures de limitations et d’arrêts de traitements actifs suite à la délibération collégiale, nous vivons l’expérience d’une espérance possible dans le prélèvement d’organes multiples (rein, foie, poumon...) d’offrir une chance à d’autres de vivre. Dans cet entrecroisement de lois bioéthiques et de santé publique, le sujet dans sa pleine autonomie peut naturellement exprimer une double demande : le refus des soins (droit du patient issu de la Loi Léonetti ; expression de cette liberté de choix dans ses directives anticipées), choisir de mourir et offrir post-mortem des

parties de soi à Autrui (accepter au préalable des examens à l’évaluation de son éligibilité au don(s) d’organes ?). On retrouve ici un paradoxe éthique : quand le don de soi et le morcellement de la personne se subliment en geste de solidarité.

* Karine Bréhaux, politiste et philosophe, Espace de Réflexion Ethique de Champagne-Ardenne ; Virginie Tournay, biologiste et politiste, chercheur CNRS au CEVIPOF, Sciences-Po Paris