« Émergence d’Ebola en Afrique de l’Ouest : histoire d’une épidémie imprévisible ? »

La propagation du virus Ebola en Afrique de l’Ouest et au-delà soulève des questions de santé publique, économiques mais conduit également à des enjeux autour de l’éthique collective de sa prise en charge.

Le Quotidien du médecin, Karine Brehaux, François Ferriere, le Pr Christophe De Champs, le Pr Laurent Andreoletti, Virginie Tournay, Benoît Vezy*, 1er décembre 2014

Pathogène viral classifié comme fièvre hémorragique (FVH) identifiée depuis une trentaine d’années, la propagation d’Ebola est rapide et elle ne s’accompagne pas de solutions curatives systématiques pour les personnes infectées. Les traitements proposés sont d’abord symptomatiques mais quelques protocoles thérapeutiques expérimentaux (cocktail d’anticorps et/ou molécules antivirales) ont été utilisés avec, dans certains cas, une guérison chez un petit nombre de sujets ayant développé les signes cliniques de la maladie. Dans un tel contexte, les principes d’évaluations scientifiques habituels sont remis en question compte tenu du risque de mortalité élevé et des critères éthiques de l’utilisation des traitements expérimentaux.

Une lutte efficace ?

Sommes-nous efficaces et efficients dans cette politique de lutte sécuritaire et sanitaire contre la contagion ? Les moyens mis en place actuellement en France sont conséquents, basés sur une notion d’alerte avec la détection des cas suspects, une surveillance des signes cliniques, un isolement strict et l’appréciation du risque en fonction du délai de retour depuis une zone épidémique. Ainsi, une prise en charge médicale spécifique, dans un établissement de soin agréé (ESR) est automatiquement adoptée en cas de validation d’un cas suspect par l’INVS (Institut National de Veille Sanitaire) : seuls les résultats virologiques permettent de confirmer la contamination par Ebola. Pour autant, la menace internationale de la pandémie oblige les pouvoirs publics à dépasser la seule logique prescriptive des États-nations.

Outre un contexte de multilatéralisation dans lequel cette politique sanitaire prend place, le changement d’échelle est complexifié par la coexistence de plusieurs scénarios visant à expliquer l’émergence du virus et sa propagation. Ils s’appuient sur des argumentaires scientifiques (mutabilité rapide du virus), environnementaux (rapport de l’homme à la nature, conséquence de la déforestation et de la chasse intensive en brousse), économiques (pays sud-africains en voie de développement, population de réfugiés en Guinée en quête de subsistance en foret) et sociaux (pratiques professionnelles et manque de ressources et d’infrastructures hospitalières organisées). Cette conjoncture a permis la sortie du virus Ebola depuis son réservoir naturel (la chauve-souris frugivore) vers l’homme qui déforeste et chasse pour vivre.

Décloisonner les politiques ; changer d’échelle

Cette pluralité des causes nécessite de décloisonner les politiques sectorielles nationales au profit d’une régulation transnationale. Pour autant, ce changement d’échelle ne peut pas tout résoudre. L’incertitude des traitements expérimentaux en cours est irréductible à toute action publique, même transnationale.

Au-delà des aspects inhérents au contexte d’expérimentation de nouvelles thérapeutiques, il est difficile de trouver les mesures politiques adéquates. Les différentes logiques de prises en charge des territoires touchés par le virus ou susceptibles de l’être nous incitent à revenir aux fondements éthiques des politiques de santé. Quatre axes sont traditionnellement identifiés dans la littérature. Tout d’abord, le principe de justice qui correspond à la solidarité inter-peuples. Il impose une co-responsabilité et une aide envers les plus vulnérables (rôle des ONG, appuis logistiques, moyens humains et médicaux) ; il s’oppose à des logiques économiques exclusives portées par des industries pharmaceutiques et interroge les prises de décisions en santé. Le deuxième est le principe de non-malfaisance qui consiste à ne pas nuire aux populations. Suivant cette logique, l’OMS remplit son rôle de protection des populations ciblées en apportant ses ressources. Les gouvernements, mettent en place des mesures de prévention, de protection de leurs citoyens (veille sanitaire et mesures mises en place par le ministère de la Santé). Le troisième principe est la bienveillance qui invite à respecter autrui et à poser l’égale dignité pour chaque être humain. Il impose des actions envers ses compatriotes (l’exemple du rapatriement avec les risques de propagation inter-pays que cela peut engendrer) et les personnes infectées. Le quatrième principe est l’autonomie de toute personne de disposer d’un accès aux soins lui permettant une prise en charge globale.

Une épreuve nouvelle pour l’humanité ?

La menace internationale de cette pandémie engendre une polémique autour des politiques sécuritaires à mettre en place dans les pays du Nord. Edgar Morin nous rappelle que la conception même de l’homme (in extenso de son humanité) ne peut être fragmentée et doit être pensée comme un tout, y compris dans ses fondements biologiques …). Si bien que l’épidémie Ebola est une épreuve nouvelle pour l’humanité touchée dans ses fondements biologiques (comparable à l’émergence du VIH) et dans son rapport à la Nature, épreuve redoublée d’une inégalité économique entre les pays du Nord et du Sud.

La mise en œuvre de ces principes est complexe à gérer par les mouvements de population contrôlés (cas d’une personne infectée par le virus et arrivée sur le sol américain par transport aérien) et amplifiée par l’existence de filières non identifiées (sans papiers) qui restent difficiles à détecter. Si ces personnes en situation de précarité, familles et proches touchées par la pathologie peuvent être prises en charge par les services d’urgences des hôpitaux publics, l’importance globale des risques associés à ces filières ne peut pas être facilement estimée. Au-delà des actions de sensibilisation adressées à des publics larges ou à des populations ciblées, un défi réside dans la détection précoce de la maladie lorsque la personne est encore asymptomatique et peu contagieuse. En outre, quelle que soit l’option choisie, la conduite de traitements expérimentaux ne peut satisfaire l’ensemble de ces principes éthiques.

En raison de leur nombre limité, le choix peut être fait, dans un premier temps, de réserver ces traitements aux pays qui les ont conçus afin de les évaluer dans des conditions optimales de suivi. Le risque ici est de marquer l’inégalité d’accès entre les pays du Nord et ceux du Sud.

Inversement, il peut être décidé d’appliquer ces traitements en Afrique. L’exposition de populations vulnérables à l’incertitude des effets de ces molécules devient la contrepartie. Cette tension éthique est également palpable au niveau des choix individuels, sur un plan déontologique tel que le droit de retrait du soignant ou politique comme le droit d’asile dans des situations d’alerte sanitaire. En outre, la faiblesse des accords multilatéraux dans la prise en charge de cette pandémie en complique le pronostic d’évolution. Si bien que l’apparition de Fièvres classifiées comme Virus Hémorragique (Ebola, Lassa, fièvre de Marburg) est malheureusement à redouter en Afrique de l’Ouest et centrale dans les années qui viennent.

*Karine Brehaux, Docteur en science politique de l’IEP de Paris et Philosophe, Coordonnateur de l’Espace de Réflexion Éthique de Champagne-Ardenne ;

François Ferriere, Cadre supérieur Pôle Urgences-Réanimation-Anesthésie-Douleur, CHU de Reims ;

Pr Christophe De Champs, Laboratoire de Bactériologie-Virologie-Hygiène Hospitalière, CHU Reims, EA4687 SFR CAP-Santé [FED 4231], Université de Reims-Champagne-Ardenne, CHU de Reims ;

Pr Laurent Andreoletti, Laboratoire de virologie et EA 4684, CHU et Faculté de Médecine de Reims ;

Virginie Tournay, Chercheur CNRS, CEVIPOF-SciencesPo ;

Benoît Vezy, Biochimiste