Du Travail de l’Argent et du Pouvoir vers l’Automatisation, la Gratuité et l’Égalité
Le festin de Babette, c’est l’histoire d’une servante qui organise un grand repas pour des notables de sa région. Derrière son récit, il y a l’apparence de la renonciation à sa liberté financière obtenue au moyen d’une somme de 10 000 francs gagnée à la loterie. Elle la dépensera pour un repas digne des plus grands restaurants, en l’occurrence, de l’un de ses anciens employeurs, le Café Anglais, dont elle a utilisé le menu. Mais c’est aussi le souhait de poursuivre cette vie heureuse qu’elle entretient avec cette fratrie des sœurs Filippa et Martine qui l’apprécient et qu’elle aime. Son action se révèle par des gestes d’une grande générosité qui ne sont pas imposés par l’autorité et qui est en contraste avec le contexte rigoriste luthérien dont on devine le poids. On n’a jamais exigé d’elle qu’elle prépare ce repas ni qu’elle dépense tout cet argent pour le préparer. C’est de sa propre initiative. Sa bonne fortune devient au final libératrice, mais pas de la manière envisagée. Elle est portée par des aspirations typiquement françaises plutôt que par le rêve américain de l’argent et du pouvoir qu’il procure.
Ce récit a une filiation avec l’histoire du berbère qui aide l’aventurier égaré dans le désert du Sahara, qui lui donne gîte, nourriture et eau, sans rien demander en retour. Il évoque aussi le commerce des premières nations d’Amérique du Nord qui partagent leurs biens collectifs (potlatch, réserves de nourritures, etc.). Il nous amène, finalement, dans la vie des kibboutz juifs où l’entraide et l’absence de hiérarchies sont les fondements de la structure sociale.
On peut aujourd'hui se permettre de rêver à des organisations sociales plus coopératives que hiérarchisées, à de plus en plus de biens et de services gratuits et à une plus grande automatisation du travail. Pour bien répartir les richesses issues des ressources naturelles ou de la production humaine, il faudra bien départager ce qui est immatériel de ce qui ne l’est pas. L’effort humain nécessaire pour offrir un service, les ressources pour produire un bien sont de nature des choses matérielles. Percevoir une redevance sur la copie d’un logiciel, revient à pouvoir s’enrichir à l’infini. Il n’y a pas de limite à la reproduction numérique. Tout ce qui n’est pas issu de l’effort humain ou de la nature pourrait être gratuits. Par exemple, le secret industriel. Ce qui se cache derrière une chaîne de montage sans ouvriers ou une moissonneuse-batteuse entièrement automatisée, sans fermiers. On se doute que ce sont des secrets industriels jalousement gardés et des brevets exclusifs qui les opèrent. Cela donne des privilèges à ceux qui détiennent de la propriété intellectuelle. Néanmoins, sans cette voûte, comment faudra-t-il envisager nos échanges commerciaux? Plutôt que d’échanger, pourquoi ne pas gérer un garde-manger commun sans cheminer vers les dérives des systèmes totalitaires?
L’immoralité, que je circonscris ici à obtenir un gain à la souffrance d’autrui, est trop présente dans nos sociétés. C’est le propriétaire qui me vend sa maison cent fois le prix qu’elle vaut et que je devrai rembourser à la banque, au fil des années, trois fois le prix d’achat, si, évidemment, on m’autorise le prêt hypothécaire. La souffrance d’une personne participe à la jouissance d’une autre. La loi de la jungle, la nature, n’évolue pas en ce sens. Le lion mange la gazelle mais cette dernière court très vite, elle a des moyens pour fuir, c’est naturel et légitime de sauver sa peau.
Petit à petit, notre monde fondé sur le travail humain, l’argent et les hiérarchies est remplacé par des sociétés exemptes de structures organisationnelles oppressives et aliénantes, par l’automatisation et par la réduction du coût des biens et des services.
Le secret industriel, c’est l'énigme de Samson, c'est le savoir dans une boite noire. C'est de là que provient sa force, pas de ses cheveux. L'énigme : « De celui qui mange est sorti ce qui se mange, et du fort est sorti le doux ». La solution est seulement dans sa tête (la boite noire). Il perdra son pari si elle est révélée. C'est comme le logiciel propriétaire, une entreprise garde dans une voûte « son » code source et fait des milliards de dollars avec cet obscurantisme. Elle perdrait tous ses revenus si elle révélait ses secrets.
Dans notre énigme, la solution est la suivante. De celui qui mange (le lion) est sorti ce qui se mange (le miel), et du fort (le lion) est sorti le doux (le miel). Bref, la réponse à l’énigme est cet essaim d’abeilles qui s’était installé dans le cadavre du lion que Samson avait tué. On peut interpréter métaphoriquement qu’il s’agit d’abeilles qui butinent dans les fleurs du champ des connaissances et qui produisent du miel dans les alvéoles de l’essaim, métaphores des « cases » du cerveau.
Il mit au défi ses trente compagnons de résoudre l’énigme en échange de vêtements pour les vêtir tous, dans le cas contraire, c’est eux qui devront lui fournir autant de chemises et de pantalons. Ces vêtements, ce sont autant de taxes à l’ignorance.
Le modèle de l’« open source » libre et gratuit : mettre en commun son expertise (le code source) en ne laissant personne l'exploiter à des fins pécuniaires. Ça rejoint le mythe de Prométhée. Redonner au peuple le feu de l’Olympe. Le feu symbolise ici le savoir qui se propage, chaque chaumière peut maintenant brûler son bois. La colère de Zeus ne s’applique pas, car il ne s’agit pas du vol d’une propriété intellectuelle mais bel et bien d’un usage protégé par les législations.
Ce mouvement s'accorde avec le rôle des universités qui assure l’accès à l’arbre des connaissances et enrichit le patrimoine collectif. Tout le monde a le droit, sinon le devoir de cueillir ses fruits. L'ère des chamans, détenteurs d'un droit exclusif sur l’expertise humaine est sur son déclin avec l’arrivée du logiciel libre. La racine étymologique du mot "logiciel" est logos, un mot grec signifiant "raison" et "langage", on navigue donc ici dans les mêmes eaux que la liberté de pensée, de réfléchir. Ses restrictions sont tout à fait Orwelliennes, à la différence que l'on a ici des éditeurs d'applications qui font voter des lois sur la protection intellectuelle qui ne semblent pourtant pas compatibles avec celles protégeant les libertés fondamentales.
Mais le coût de transférer l'idéologie de l'échange, de la création de richesse, vers le partage du bien commun fait peur. On ne veut pas subir le sort d'Icare, voir la réalité en face, le rationnel. On préfère vivre dans l'ombre de la caverne de Platon. Dans Wikipedia, on interprète joliment ce mythe:
"Le mythe d'Icare aborde des thèmes de la transgression dans les relations parents/enfants ou entre les groupes sociaux esclaves et libres et, plus généralement, entre nature et culture. L'Humain est confronté à l'effet néfaste que peut avoir un conseil ou une interdiction et son désir de repousser toujours plus loin les frontières de l'exploration et de la connaissance, au risque de soumettre sa condition humaine à une épreuve fatale."