Est-ce qu'un arbre fait du bruit lorsqu'il tombe dans la forêt et qu'il n'y a personne pour l'entendre ?
Non, car le bruit sous-entend un émetteur et un récepteur.
Mais cette réponse sonne faux, incohérente, le gros bon sens voudrait que l'arbre fasse du bruit en tombant, peu importe la présence ou non d'une oreille pour l'entendre tomber. Il n'y a plus de bruit si l'auditeur s'en va, il n'y a que des ondes sonores qui ondulent dans une masse d'air.
Cet exemple illustre bien les limites du langage naturel.
Wittgenstein se plaisait à exposer ces limites dans ses classes de Cambridge afin de démarquer ce qui a du sens de ce qui n’en a pas.
Qu'est-ce qui l'a amené aux jeux de langages et aphorismes de son dernier ouvrage, les investigations philosophiques ?
Tout d'abord Gottlob Frege, un mathématicien logicien philosophe, qui a été le père fondateur du formalisme nécessaire à la compréhension des fondements logiques des mathématiques. Pour parler de la nature des nombres, de la sémantique des équations, il inventa un métalangage, les idéographies. Par exemple, il pleut dehors, je dois sortir mon parapluie se traduit en logique par a implique b, a et b étant respectivement les propositions "il pleut aujourd'hui" et "je dois sortir mon parapluie". Il s'agit d'utiliser ce procédé en remplaçant le vocable de tous les jours par les mathématiques et l'on peut étudier sa sémantique.
Puis Betrand Russel qui trouva des incohérences dans les travaux de Frege et qui voulu les corriger dans ses propres travaux, sa solution à l'axiomatisation de l'arithmétique, les principia mathematica. Il s'agit d'un système formel, un générateur d'axiomes. On ne recherche plus la vérité, mais plutôt des énoncés démontrable et vérifiable mécaniquement. Dans ce système, empruntant les règles de Frege, un ensemble restreint d'inférences permet de générer l'ensemble des propositions logiques qui ont leurs équivalents dans la formulation arithmétique. Il prétend être complet et cohérent et que toutes les vérités arithmétiques pourraient être générées par ce système.
Et ensuite, David Hilbert posa les jalons d'une recherche sur les fondements des mathématiques, ce que l'on appelle le programme de Hilbert.
Finalement Kurt Gödel qui voulut au départ apporter sa contribution à ce programme, mais qui mit fin aux espoirs des positivistes. Il remettra en question le bien fondé des travaux de Alfred North Whitehead et Russel, plutôt que d'enrichir le programme de Hilbert. Pour ce faire, il démontra dans ses théorèmes que les Principia sont incomplets et incohérents. Son argument repose en partie sur l'autoréférence axiomatique, par exemple, l'énoncé "je mens toujours", le paradoxe du menteur, est indécidable. Mais toutes les théories mathématiques n'ont pas le même sort. La géométrie euclidienne s'avère résister au théorème de Gödel. Les théories fécondent semblent donc reposer sur de petits ensembles de règles plutôt que par l'usage d'une approche holistique voulant couvrir trop de domaines.
Wittgenstein se consacra à des travaux similaires, sur un ouvrage qui résume, selon lui, tout ce qui est possible de dire sur la philosophie. Il s'agit du tractatus logico-philosophicus qu'il autoréfutera plus tard pour proposer plutôt les investigations philosophiques. Dans le tractatus, la "picture theory" est en quelque sorte son système formel. Dans cette théorie, une image est un mot avec ses ramifications sémantiques. Plus spécifiquement, l'image est la transformation et ses règles entre la théorie et le monde réel. On parlera de faits du monde réel qui retrouveront leur correspondance dans les proposition du système. Ces propositions pourront être découpées en propositions élémentaires qui seront les faits atomiques d'une réalité. La proposition élémentaire sera une concaténation de noms désignant des objets réels.
Ses investigations philosophiques sont un résumé posthume de son enseignement à Cambridge. Ce sont des expériences de pensées et des jeux, organisés en aphorismes.
Wittgenstein reçu Alan Turing lors d'une session de cours qu'il soutenait à Cambridge à l'automne 1938 [1]. Turing s'était inscrit à un cours sur les fondements des mathématiques, mais il assista plutôt à sa critique. Il eu un échange avec lui sur le paradoxe du menteur. Les travaux fondateurs de l'informatique découlent sans doute de ces réflexions méta-mathématiques.
Karl Popper proposa la logique de la découverte scientifique comme ouvrage présentant son critère de démarcation. Le programme de Hilbert étant abandonné, il s'agit maintenant de définir qu'est-ce qui démarque l'entreprise scientifique de celle qui ne l'est pas. En résumé, ce qui est falsifiable répond positivement au critère. Si les outils permettant de réfuter une hypothèse n'existent pas, elle répond négativement au test. Par exemple, tous les cygnes sont blancs est une hypothèse valable car l'observation d'un cygne noir permet de la réfuter. Bref, il s'agit d'avoir un outil d'analyse autocritique pour participer à une entreprise féconde. On parle ici d'une démarche plutôt que d'une recherche de la Vérité absolue, la Science, ou plutôt ses domaines, n'ayant plus la prétention de certitudes, le doute est roi et la théorie ne sera jamais définitive, elle sera toujours une hôte d'agréable compagnie pour des convives contestataires. Elle évoluera, comme tout ce qui fait partie de la nature.
Un projet scientifique est donc, en quelque sorte,
une démarche d’analyse autocritique qui permet de définir un système formel qui est la portée des connaissances que l'on peut découvrir sur l'objet de notre étude.
On ne recherche plus la Vérité absolue, mais plutôt des connaissances démontrables dans un contexte bien défini. Tout est relatif, on n'a plus un système unifié, complet et vérifiable mais plutôt une collection dont chaque élément est cohérent et bien délimité.
Les systèmes formels, tels que les Principa, sont des langages. Tout comme la musique, la peinture et le cinéma. Que ce soit des notes sur une portée, les mots d'une phrase, ou les diagrammes de Feynman pour illustrer des interactions de particules en mécanique quantique, la finalité est la même pour Wittgenstein. Les Principia ne sont pas plus fondamentaux que la musique. D'ailleurs, les grands compositeurs étaient, pour lui, plus géniaux que les savants modernes.
Sigmund Freud, un autre autrichien de la même période, influença les travaux de Wittgenstein. La psychanalyse est pseudo-scientifique, car elle ne permet pas d'énoncer des hypothèses falsifiables. Il s'agit d'une démarche du regard sur soi, un peu comme les investigations philosophiques de Wittgenstein, qui sont le regard de la philosophie sur elle-même. Mais, n'aurait-il pas fallu considérer la psycho-analyse comme champ d'investigation qu'une médecine ? Ne fournit elle pas des connaissances plutôt qu'un remède ?
L'un des plus éminents éthologues, Konrad Lorenz, un autre autrichien, ami d'enfance de Karl Popper, consacra sa vie à l’étude du comportement animal (les poissons et les oies cendrées plus particulièrement). L'éthologie, étudiera l’instinct et l'acquis du comportement d'une espèce animale. Lorenz s'intéressa, entre autres comportements, au cérémonial de triomphe d'une oie cendrée. Ce cérémonial est en quelque sorte l'expression d'une satisfaction et d'une fierté d'avoir repoussé l'intrus de son territoire. Par la suite, ce rituel, qui se traduit par des battements d'ailes compulsifs et une encolure menaçante, sera répété sans même qu'il y est menace, c'est à dire présence d'un intrus. Le rituel devient les mots qui seront interprétés par la femelle comme une sorte de fierté d'être au côté d'une oie cendrée qui défend bien son territoire. Le comportement ritualisé "à vide" devient ainsi les bases d'une grammaire. Le rituel fait revivre une sensation, sans la présence du stimulus d'origine (l'intrus). Le cinéma, la littérature, les jeux de langages de Wittgenstein opère de la même façon. On utilise un artifice (ou une illusion) pour transmettre une émotion, plutôt que d'être en présence avec la source qui provoqua la première manifestation de l'émotion.
Chaque science a son dialecte et sa cohérence interne. Elles sont issues de démarches curieuses visant l'enrichissement des connaissances qui nous seront utiles pour construire beaucoup de maisons!
Et que soit brisé tout ce qui peut être brisé par nos vérités ! Il y a encore bien des maisons à construire!
Ainsi parlait Zarathoustra.
[1] Wittgenstein's Lectures on the Foundations of Mathematics, Cambridge, 1939, p. 211