« La colline était cachée par la brume et par la nuit, nul rayon de lumière n’indiquait le grand Château. K. resta longtemps sur le pont de bois qui menait de la grand-route au village, les yeux levés vers ces hauteurs qui semblaient vides. » (Franz Kafka, Le Château)
Le Moonshine Poolroom a déjà été une salle de quilles, comme dans le film « Au clair de la Lune » d’André Forcier. Près du bar, une distributrice verse une poignée de noix dans une main gourmande. Ce soir, Joe Pass accompagne Ella Fitzgerald dans les hautparleurs de l’endroit. Je place les boules à l’intérieur de leur geôle. Vince les affranchit de leur inertie par une casse, cataclysme générateur du désordre nécessaire à notre joute. Cette liberté retrouvée les rend vives et brillantes comme les mots éclatés d’un texte trop construit, les passions imprévues d’une vie trop rangée. J’empoche la boule numérotée « un », j’ai les basses, les pleines.
Une vestale vêtue d’un col roulé rouge, d’un collant résille noir et d’une jupe grise replie son parapluie après une entrée discrète. Vince la remarque également.
— Je l’ai déjà rencontrée, lui dis-je pour le distraire de sa concentration.
— Tu la connais ?
— Bien sûr ! J’ai fait sa rencontre il y a de cela un mois, fortuitement, sur la rue Saint-Laurent. Je voulais savoir où était le Cinéma Parallèle.
On discuta de sa boutique préférée et de l’art cinématographique. Et pour compléter ce premier entretien, je lui proposai une ballade sur le Mont-Royal. Équipé de ce qu’il fallait pour saisir tout l’esthétisme de ses expressions singulières, je m’y rendis d’un pas enjoué. Elle prit l’initiative de la première photo. Elle m’immortalisa devant une stalactite de la grotte du chemin de croix en utilisant un cadrage étonnant pour fixer sur une pellicule « noir et blanc » ma tentative d’évoquer un faciès digne d’un film de Fritz Lang. Après m’avoir remis l’appareil, elle se plaça près d’une colonne de l’entrée principale de l’Oratoire Saint-Joseph avec une tête bien nette et un arrière-plan flouté, des lèvres généreuses et des joues pommelées. Puis, me laissant charmer par ses petits gestes anodins pendant qu’elle scrutait le panorama de la ville depuis le belvédère, je compris qu’elle n’était pas qu’une simple étrangère au sourire de bergère, mais plutôt la somme de milliers de visages d’une mosaïque de désirs estompés. Sans façon, elle se retourna pour m’offrir un rictus meurtrier.
— C’était à moi de lui demander si l’on pouvait se revoir, mais j’ai eu froid, j’ai figé comme un glaçon sur le rebord d’un toit d’un chalet des Laurentides. Parfois, j’aurais le goût d’être une plante, c’est moins compliqué, une fleur pas écrapoutillable comme le disait Charlotte Laurier dans le film de Francis Mankiewicz « Les bons débarras ».
La sept puis la deux suivent, sans protester, le mouvement de ma baguette vers leur destination finale.
Je tentai de recréer l’enchantement disparu. Pour ce faire, j’occupai tous mes loisirs à monter un portfolio d’utilisations judicieuses du clair-obscur, inspirées de l’expressionnisme allemand, en prenant pour sujet un couple d’amoureux dans un parc. Toutefois, leurs bras enlacés n’arrivèrent pas à satisfaire cette démarche. Je pris la décision décevante de ranger mon appareil.
Deux autres basses rejoignent les limbes. Elle entrecroise un doux regard avec celui, avide, de Vince. Pour la deuxième fois, je sentais s’évanouir l’espoir de la conquérir, tel que pour cet homme, dans le film « Solaris » d’Endreï Tarkovski, persécuté par l’océan d’une planète d’algues qui utilisait ses souvenirs pour ressusciter inlassablement un clone de son épouse.
Je lui décris mon périple à l’Île d’Anticosti pour détourner son attention. J’observai en cinémascope, du haut d’un canyon de plus de cent mètres d’escarpement, bâti d’une maçonnerie naturelle d’animaux fossilisés et de plantes endémiques qui laisse entendre à l’oreille attentive des bavardages d’oiseaux invisibles, la réincarnation d’une divinité grecque à la chevelure ondulante. Elle improvisait une balade près d’une rivière couleur émeraude, résultat d’un phénomène karstique de dissolution du calcaire. Je voulus plonger vers mon Aphrodite, mais mon corps éjointé ne put la rejoindre. Boire ou s’abandonner au délire pour cesser de vivre dans l’illusion d’une rencontre improbable avec une sirène saumon de l’Atlantique Nord remontant sa rivière natale en quête de la semence de l’Homme Atlantide, tel fut mon dilemme. Épris de vertiges dans ces hauteurs de tournures avilissantes de vers au verbe sans fond, aux récupérations sulfuriques d’une Terre de Feu, je perdis pied et devins le servile poète du nihilisme prisonnier d’une mer d’or et d’azur. Comme chez le Werther de Goethe, mes chimères compromettaient mes aspirations à un destin heureux.
Je condamne la cinq puis l’ultime boule. De l’autre côté de la table, Vince emprisonne nos amies. Le magnifique fracas engendré par ma tige rebelle ne me fut pas salutaire. La Noire, trop pressée de recouvrer sa liberté, glisse sur elle-même, frôle une bande et chute dans un coin pendant que ressuscitent dans ma mémoire de vagues souvenirs tarkovskiens. La cigarette de Vince se consume lentement. Se dessine sur son visage un sourire menaçant. Il expire sa boucane. Elle contribue maintenant, avec celle des autres adeptes de la clope, à former un nuage de fumée entravant la lumière blafarde des néons. Un silence inconfortable en toile de fond aux « tocs » des tables voisines. Des gens sortent après avoir joué pendant des heures tandis que d’autres se préparent pour une première partie.
* * *
La marée est haute à Saint-Jean-Port-Joli. J’avais besoin de sortir de la ville, de fuir mon cafard. J’entre dans la cabane construite sur le bord de la grève par mon grand-père. Cet homme de la côte, bavard, chaleureux et fier ne ressemblait en rien à mon autre grand-paternel, un habitant du Nord, calme et serein. On retrouvait chez ces deux personnes tout ce qui caractérise les continentaux et les maritimes, la terre silencieuse et le vent du large.
Il sera bientôt minuit. Une tête d’orignal occupe un espace démesuré par rapport à la dimension de la pièce. Elle me lance un regard d’animal traqué. Le claquement de la porte provoque une détonation aussi forte qu’un gros calibre de chasse. Ainsi suis-je accueilli par le vent du fleuve, son temps gris, ses nuages obèses.
Mes moindres gestes semblent épiés par ces yeux immenses dominant un museau longiforme et des oreilles dressées, les restes naturalisés d’un ruminant qui devait être d’une grande taille. Le bruit des vagues m’inquiète, pourvu que mon abri ne soit pas avalé par le fleuve. Je m’endors, des rêveries me téléportent ailleurs pendant qu’à la radio un Gainsbourg va et vient, en suivant le rythme de la marée. Mon nouveau domaine est une forêt de peupliers, d’épinettes, de bouleaux et de sapins.
Je trottine entre des feuillus appétissants. Ma fourrure est légèrement mouillée par la rosée du matin. Alors qu’à mon insu il se rapproche d’un marais, en l’occurrence un garde-manger garni de toutes les pousses qui composent le meilleur des festins, j’entends ce bruit assourdissant, comme le claquement d’une porte frappant son cadre après avoir été poussée violemment par un coup de vent intempestif. Je le rejoins tout en gardant mes distances. Sans ne pouvoir rien faire, je le vois s’écrouler. Avec les yeux grands ouverts, le corps étendu sur le sol vaseux, il se tourne vers moi pour me lancer un regard de supplicié. Des vapeurs chaudes sortent une dernière fois de ses naseaux.
Un animal se déplaçant sur deux pattes, à fourrure rouge et noire, se précipite sur sa dépouille. D’autres bipèdes viennent l’aider pour ramasser les restes de cette bête lumineuse, tout droit sortie du film de Pierre Perrault.
Immobile et secoué, je suis comme une montagne après une explosion thermonucléaire, des cendres sur mes versants et plus d’herbe nulle part. Plus une fleur dans ma chair. Je suis seul dans mon univers, dans mon hiver nucléaire. À la nuit tombée, je lance à la Lune mon brame de désespoir. Il n’y a que le loup, complice inespéré, pour accompagner ma complainte dans cette contrée humide et froide.
Au lever du Soleil, une brise trouvera son chemin à travers une fenêtre mal calfeutrée pour venir caresser ma joue. J’entendrai se poursuivre le déferlement des vagues des grandes marées et les premiers sifflements du merle pendant que les joncs, les galets et les rochers stratifiés de ce relief côtier affronteront la durée.
* * *
Ces quelques jours de répit, dans cette couche si peu douillette, ne m’ont pas procuré le sommeil réparateur escompté. Je dois retourner à Montréal. Je prends la route cent-trente-deux, une sorte de labyrinthe à cet endroit, car je ne sais plus où je suis, ni où je m’en vais, ni à quelle vitesse je dois rouler. Il y a un tueur sur la route ou c’est elle qui est une tueuse. Elle veut ma peau. Près d’un tournant, une église. J’y fais halte, car je ne peux plus conduire, mes idées brumeuses deviennent un dangereux barrage routier. Je sors du véhicule et piétine une tuile aux motifs perlés de fleurs réalisées par un artisan local. Je veux laisser une note sur le pare-brise, mais je n’y arrive pas. Il fait nuit. Il fait jour. Le temps est élastique. C’était une incohérence de la nature ou peut-être un nuage ou un mauvais tour de Chronos. Je m’étends sur un banc de l’église pour dormir jusqu’à la nuit, dans l’espoir de revenir à la normale. Quelques minutes plus tard (ou quelques heures), je me rends chez le curé du village. Une grande bâtisse avec deux arches, on dirait un ancien restaurant Macdonald converti en presbytère. Le père Ronald vient à ma rencontre. « Entrez jeune homme, que puis-je faire pour vous? ». Je lui réponds que mon désir est de trouver un gîte pour la nuit. Il m’entretient sur son emploi du temps pendant que les aiguilles de la vieille horloge Westminster avancent jusqu’à ce que sonne enfin son carillon. J’acquiesce à sa proposition de me reposer dans la sacristie. Un crucifix de Médard Bourgault, orné d’essaims d’abeilles sculptés, trône au-dessus du meuble central sur lequel traîne une image du Frère André. Je m’installe sur une banquette garnie de coussinets au confort relatif et feuillette un livre manuscrit avec une reliure rouge et noire. Je lis des passages. « …Je mangerai le fruit défendu de tes entrailles immaculées, la fleur à peine éclose, l’enfant de nos passions. Puis, je me blottirai dans tes bras qui deviendront mon linceul pour la nuit... ». Je me dirige vers l’auberge « la Belle Époque », je ne tiens pas à abuser de l’hospitalité du père Ronald. Arrivé à destination, un touriste me demande si je suis au fait de la disponibilité des chambres. Je lui réponds qu’il devra sans doute se contenter d’une paillasse, ce que nous confirme l’aubergiste à la réception. Mais, si nous le souhaitons, il nous permet de nous installer sur le toit. Je sors et gravis les échelons donnant accès à cette véranda suspendue. Je me déshabille et me borde avec la catalogne prêtée par notre hôte. Ma peau d’encre noire luit sous les reflets de la Lune.
* * *
Assise sur un banc de la vieille ville, elle se distrait en regardant les enfants s’amuser. Pas de balançoires, ni de carrés de sable, mais une ambiance de fête, de jour de congé. À la garderie du Vieux-Port, il y a du grand air, des arbres, du gazon, un lac, un pont, tout pour plaire à ces bambins. Tout au long de l’avenue du parc, on croise sur notre chemin des piqueries, le cinquante et un seize, la Skala, des prostituées, la mafia montréalaise, des restaurants grecs. Sur Saint-Viateur et sur Fairmount, on déguste de bons souvlakis et de délicieux bagels. Un peu plus au sud, sur la côte du Beaver Hall, les gens font la file au Victory Hot Dogs.
L’horizon y est blême, poudré par le smog, un kilomètre et demi d’espaces verts, des monuments historiques et la rue de La Commune. La vieille ville et la nouvelle avec ses tours, celle de Bell, de la Banque Nationale, de la Bourse qui a été financée par le Vatican et conçue par Luigi Moretti. Notre Wall Street qui gère l’économie émergente des plus récentes technologies de la jeune technopole du savoir.
Elle contemple au loin ce lieu de culte moderne : le Casino de Montréal. D’ailleurs, on parle de l’agrandir, de le déménager sur l’autre rive. Elle se dit qu’un jour viendra où les enfants qui s’amusent dans ce parc iront y payer leur dîme.
Un chien attire son attention par sa prestation de chasseur d’écureuil, répondant plus à des instincts aliénés que par nécessité. Quand il veut sa pitance, il va vers sa gamelle. Il ne pourchasse pas des rongeurs. C’est un bâtard du type cinquante-six variétés, castré et laid. Un mutant stérile dont l’état n’est pas moins lamentable que celui d’un survivant du film « Vingt-huit jours plus tard » . Combien de fois a-t-elle écouté sa bande sonore post-apocalyptique et lancinante composée par le groupe montréalais « God Speed You! Black Emperor »? Finalement, il retournera penaud vers sa maîtresse, sa proie s’étant réfugiée dans une forteresse de branchages.
À proximité du casino, la Ronde, elle aussi enlacée par ce même fleuve aux grandes eaux, lui remémore d’inoubliables moments passés en famille. Les veilles de Noël ne lui étaient pas plus euphorisantes. Que sont devenus ces manèges, ces pommes au sucre d’orge? Une roue qui tourne et qui lui donne mal au cœur.
Sa pause-midi écoulée, elle retourne d’un pas lent vers son travail, un poste d’acheteuse de produits dérivés à la Bourse de Montréal. Au boulot, elle ne se permet pas une minute de rêveries. Son repas au resto du coin n’était pas très bon. Un prétendu pâté au saumon. Plutôt le foie d’un chien de laboratoire macéré à l’urine de cheval et gavé d’une mixture de poissons pêchés au cyanure.
Il est déjà seize heures trente, elle doit quitter son travail avant que les métros ne soient trop bondés et être à l’appartement avant l’arrivée de son nouvel ami. Elle marche au même tempo que les autres citadins dans les tunnels de la ville souterraine. Les « clop clop » aliénants des talons des marcheurs du métro Square Victoria résonnent dans ces couloirs interminables et deviennent un ver d’oreille, le « We Will Rock You » de sa torpeur quotidienne. Heureusement, ce soir, cette sensation de vacuité qui émane de sa vie désenchantée commencera à se dissiper lorsqu’elle humera les premiers effluves d’un Château de Lustrac et la quittera complètement lorsque nous regarderons ensemble, sa tête penchée sur mon épaule, la dernière scène du film « Le rayon vert » d’Éric Rohmer à l’affiche au Cinéma Parallèle.
Montréal, octobre 2018 (première version, mai 1993).