Théorie de l'engagement
Voici les documents fournis par Maximo Foncea du CRIE de Villers
Le powerpoint de sa présentation, suivi de deux textes sur la théorie de l'engagement
La psychologie de l'engagement [1] ou l’art d’obtenir sans imposer
(extraits)
Robert-Vincent Joule
Professeur des Universités
Directeur de la formation doctorale de psychologie
Université de Provence
Introduction
Comment s'y prendre pour changer les mentalités et les comportements des gens ? Si cette question n’est, évidemment pas neuve, son actualité reste brûlante. A cette question qui nous concerne tous, à un titre ou à un autre, la psychologie de l'engagement apporte une réponse originale. Plusieurs décennies de recherche montrent, en effet, que l'on peut influencer autrui, dans ses convictions, ses choix, ses actes, sans avoir à recourir à l'autorité, ni même à la persuasion (cf. Joule et Beauvois, 1998, 2002).
Autorité et persuasion
L'autorité est incontestablement efficace pour peser sur les comportements, tant il est vrai qu'il suffit le plus souvent d'ordonner pour être obéi. Qui douterait, par exemple, que la meilleure façon de réduire les infractions au code de la route est encore de placer un gendarme à tous les carrefours ? Mais l'autorité a ses limites, les comportements obtenus autoritairement ne débouchant pratiquement jamais sur les changements de mentalités qui seraient susceptibles d’en assurer la pérennité. Retirez le gendarme et vous verrez aussitôt les automobilistes retrouver leurs mauvaises habitudes au volant. (…)
Il est donc hasardeux de tabler sur les vertus de l'autorité et de la persuasion lorsque l'on recherche des effets à longs termes ou lorsque l'on souhaite peser efficacement à la fois sur les comportements et sur les idées des gens. C'est la raison pour laquelle nous préférons, pour notre part, tabler sur les stratégies d’ “ engagement ” (cf. Joule, Beauvois, 1998 ; 2002). Plutôt que de contraindre ou de convaincre, il s'agit d'obtenir des actes a priori anodins mais qui n'en ont pas moins pour conséquence d'engager celles ou ceux qui les auront commis à penser et à se comporter par la suite différemment.
Décision et engagement
C’est Kurt Lewin, qui en découvrant l’effet de gel dans les années quarante, allait ouvrir la voie aux travaux sur l’engagement. Lewin fut, en effet, le premier à mettre en lumière l'extraordinaire efficacité de stratégies d'influence ne reposant ni sur les ressorts de la persuasion ni sur les ressorts de l'autorité (promesses de récompenses ou menaces de punitions) mais sur l'obtention d'actes librement décidés, d'actes décisionnels notamment.
La découverte de l’effet de gel par Kurt Lewin
Seconde guerre mondiale. Les ménages américains doivent modifier leurs habitudes alimentaires. L’économie de guerre étant ce qu’elle est, certaines denrées se font rares et pour prévenir les risques de malnutrition il est impératif de les remplacer par d'autres. Il convient, par exemple de remplacer les pièces nobles de boucherie par les bas morceaux. (…)
La première stratégie testée par Kurt Lewin - une stratégie persuasive pourtant bien pensée - se révéla catastrophique. Malgré tous ses efforts (démonstration éloquente, arguments pertinents, distribution de recettes ronéotypées, etc.) le conférencier ne put guère amener que 3% des ménagères l'ayant attentivement écouté à servir chez elles des bas morceaux. Autant dire personne. (…). Une nouvelle stratégie fut alors testée. Lewin remplaça le conférencier par un animateur qui avait pour consigne de communiquer aux ménagères toutes les informations contenues dans la conférence avant de leur remettre les recettes ronéotypées. Mais il avait surtout pour consigne d'inciter les ménagères, au terme de la réunion, à prendre publiquement la décision de cuisiner des abats dans les prochains jours. Ainsi, furent-elles conduites à lever la main pour témoigner de leur décision. Ce petit acte, il est vrai réalisé au vu et su de tous, allait avoir une extraordinaire portée puisque 32 % d'entre elles servirent effectivement des bas morceaux. Dix fois plus qu’avec la stratégie persuasive, donc !
Lewin expliquera cette différence en avançant que le lien entre motivation et comportement, et a fortiori entre attitude et comportement, n'est pas direct. Il est par conséquent nécessaire de faire intervenir un maillon intermédiaire et ce maillon intermédiaire n’est autre, pour Lewin, que l'acte même de décision. La décision de se comporter de telle ou telle manière étant prise, elle va en quelque sorte geler l'univers des options possibles et conduire le décideur à rester sur sa décision. C’est cette adhésion à la décision prise que traduit la notion d’effet de gel. (…).
Lâche ou héros ?
L’action se déroule dans un restaurant.[2] Quelqu'un arrive avec un magnifique cartable en cuir et s'installe. À la table voisine, un client est en train de dîner seul.
Première situation. L'homme au cartable se lève et vient vers lui : “ Excusez-moi, je suis seul. Vous auriez du feu ? ” Le service obtenu, il s'absente en laissant ses affaires. Quelques instants plus tard, un quidam pénètre dans le restaurant. Un cartable sans surveillance, c’est tentant. Il s'en saisit et s'empresse de disparaître. Évidemment, c’est de la comédie, les chercheurs simulant une scène de vol pour étudier à leur insu la réaction des témoins ayant eu un contact avec la victime. Le constat est affligeant : 12,5 % seulement d'entre eux s'interposèrent pour arrêter le voleur. Ce pourcentage serait, évidemment, encore plus bas si le témoin et la victime ne s’étaient pas préalablement parlé. Soit.
Deuxième situation. L'homme au cartable formule une tout autre demande : “ Excusez-moi, je suis seul. Pourriez-vous surveiller mes affaires quelques instants ? ” La suite est strictement identique : durant son absence, le voleur intervient. Il ne pourra cependant jamais commettre son larcin, 100 % des clients l'en empêchant. On passe donc de 12,5 %, presque personne, à 100 %, tout le monde !
Ces résultats sont moins banals qu'on pourrait le croire. Ce n'est pas, parce que les clients du restaurant ont des personnalités ou des valeurs différentes qu'ils se conduisent différemment dans les deux situations. Si, dans la seconde, ils arrêtent le voleur, alors qu'ils ne le font pas dans la première, c'est tout simplement parce qu'ils ont été amenés par les circonstances à prendre la décision de surveiller le cartable. Ni plus, ni moins. (…)
On vient de le voir, on est parvenu à obtenir l’acte citoyen recherché de la part de toutes les personnes, que la main du hasard a placées dans la seconde situation, nous disons bien de toutes, quelles que puissent être leurs valeurs, leurs convictions citoyennes, leur caractère ou leur personnalité. (…)
Rationalisation et intériorisation
Certaines recherches illustrant le processus de rationalisation ont de quoi faire réfléchir parents et pédagogues. (…).
Deux enseignements (…) :
1/ Dans un contexte scolaire, une forte menace n’est pas plus efficace qu’une faible menace pour obtenir un comportement donné.
2/ On peut réduire l’attrait d’un “ objet ” par une courte privation, pour peu que cette privation ait été obtenue dans un contexte de faible menace. (…)
C’est, par conséquent, en recourant à une faible menace, pour obtenir un comportement d’obéissance donné, que l’on a le plus de chance de voir demain nos enfants se conformer à nos attentes, même lorsque nous ne leur demandons plus rien.
Les stratégies dont il vient d’être question reposent sur l’obtention d’un comportement de privation. Il en est d’autres qui, bien qu’obéissant à la même logique, ne reposent plus sur l’obtention d’un comportement de privation. Au lieu d’interdire à quelqu’un de faire ce qu’il souhaite faire on s’arrange, cette fois, pour obtenir de lui un acte qu’il n’aurait pas commis de lui-même. À nouveau, au risque de perdre toute efficacité, il importe d’obtenir sans imposer.
L’art d’obtenir sans imposer
Les techniques qui permettent d’obtenir sans imposer ne manquent pas. Nous en avons, pour notre part, récemment recensé une bonne quinzaine[3]. Nous nous arrêterons à quatre d’entre elles : la technique du pied-dans-la-porte, celle de l’étiquetage, celle du toucher, celle enfin du mais vous êtes libre de.
La technique de pied-dans-la-porte
On doit cette technique à deux chercheurs américains[4]. Son principe est très simple : obtenir un peu avant de demander beaucoup. Dans une de leurs recherches, ils demandèrent à des ménagères de répondre au téléphone, à quelques questions, sur leurs habitudes de consommation. Il s'agissait, à proprement parler, de mettre un pied-dans-la-porte en obtenant un premier acte peu coûteux (acte préparatoire) avant d'en solliciter un second bien plus difficile à obtenir (comportement attendu). Quelques jours plus tard, en effet, les ménagères furent priées de bien vouloir recevoir chez elles, deux heures durant, dans le cadre d'une enquête sur la consommation des ménages, une équipe de cinq ou six hommes ayant toute liberté pour ouvrir tiroirs et placards. Les chercheurs constatèrent que leurs chances de voir accepter une telle requête étaient deux fois plus fortes en procédant ainsi, c’est-à-dire en recourant à la technique du pied-dans-la-porte. (…)
En somme, la technique du pied-dans-la-porte nous a permis dans cette recherche de gagner sur deux registres:
1/ Elle nous a permis d’obtenir le comportement citoyen recherché (registre des comportements)
2/ À la différence de la séduction, de l’autorité et même de la persuasion, elle nous a permis d’obtenir ce comportement dans des conditions telles que celui qui en est l’auteur ne peut en appeler qu’à ce qu’il est (quelqu’un de serviable, quelqu’un d’honnête) pour l’expliquer (registre des traits et des valeurs). (…)
La technique de l’étiquetage
Aix-en-Provence, un jour de marché. Un premier expérimentateur s’étant glissé dans la peau d’un touriste sollicite quelqu’un en train de faire ses courses. Il le prie de bien vouloir l’aider à se repérer sur un plan de la ville. Le service obtenu, l’expérimentateur a pour consigne d’aider son interlocuteur à établir un lien entre ce qu’il vient de faire et ce qu’il est en procédant à un étiquetage : “ J’ai eu de la chance de tomber sur quelqu’un de bien comme vous. ” Cette façon de procéder correspond, à proprement parler, à un pied-dans-la-porte avec étiquetage. (…) Mais laissons là la terminologie et revenons sur le marché d’Aix-en-Provence. Dans la cohue, un second expérimentateur met dans la main de certaines personnes en train de faire leur course un billet de banque : “ Tenez, je crois que vous avez oublié ce billet. ” La probabilité qu’un aixois refuse de prendre de l’argent ne lui appartenant pas fut cinq fois plus forte que dans la condition de contrôle dans laquelle le second expérimentateur était le seul à intervenir. Elle fut deux fois plus forte que dans une situation de pied-dans-la-porte sans étiquetage, dans laquelle le premier expérimentateur s’était contenté de remercier chaleureusement son interlocuteur pour le service qu’il venait de lui rendre.
Il est donc relativement aisé d’optimiser un pied-dans-la-porte en recourant à un étiquetage bien choisi, c’est-à-dire à un étiquetage mettant l’accent sur le trait ou les valeurs correspondant au comportement ultérieur recherché. Il va sans dire que quelqu’un de bien ne prend pas de l’argent ne lui appartenant pas.
Cette recherche[5] nous a permis de montrer que l’on pouvait, en recourant à la technique du pied-dans-la-porte avec étiquetage, rendre les gens honnêtes. Mais on a pu également montrer[6] qu’en utilisant la même technique on pouvait rendre les enfants courageux. Cette recherche est d’autant plus intéressante qu’elle concerne la socialisation. Elle montre comment des élèves du primaire peuvent en arriver à acquérir les valeurs que doivent satisfaire leurs comportements.(…)
Une autre recherche permit aux mêmes chercheurs de montrer qu’en matière de performance scolaire aussi (résultats obtenus à des exercices de mathématiques) l’étiquetage était une stratégie plus efficace que la persuasion, Les étiquetages utilisés étaient cette fois du type :“ capables comme vous l'êtes ... ” et du type “ motivés comme vous l'êtes... ”).
La technique du toucher
Les recherches sur le toucher ne datent pas d’hier. Les chercheurs s’intéressent sérieusement aux effets du toucher depuis au moins le milieu des années 70. Dans l’une de leurs recherches[7] les personnes qui pénétraient dans une cabine téléphonique avaient la bonne surprise de trouver sur la tablette quelques pièces de monnaie. Évidemment, comme l'aurait fait n'importe qui, elles utilisaient les pièces pour téléphoner ou, à tout le moins, les glissaient dans leurs poches en partant. Un peu plus loin un inconnu les interceptait : “ N'auriez-vous pas trouvé quelques pièces de monnaie sur la tablette ? ” L’inconnu n’est autre, on s’en doute, qu’un expérimentateur. Une fois sur deux, il ne se contentait pas de cette sollicitation, purement verbale. Il touchait, en outre, le bras de son interlocuteur pendant une ou deux secondes. Ce contact physique lui permit d’augmenter significativement le taux de restitution des pièces oubliées. (…) Ainsi encore, des personnes hospitalisées éprouvent moins de stress avant une intervention chirurgicale si une infirmière les a préalablement touchées. Initialement mis en évidence aux Etats-Unis, dans une culture de “ non-contact ”, le phénomène de toucher ne perd rien de sa vigueur en France, un des pays latins où les gens se touchent le plus. Un chercheur français[8] a, par exemple, constaté qu’on avait deux fois plus de chance d’obtenir d’un quidam une pièce de monnaie en lui touchant le bras au moment de notre requête. Dans une autre recherche, il a pu observer[9] que le même contact physique (toucher du bras), durant une séance de travaux pratiques, permettait à un enseignant de tripler, ou presque, la probabilité que ses élèves se rendent volontairement au tableau pour corriger un exercice. Cette dernière recherche s’inscrit dans la tradition des recherches américaines qui montrent qu'un enseignant peut aider un élève à améliorer ses performances scolaires en recourant à un simple contact physique.[10]
La technique du “ mais vous êtes libre de ”
( ;;;) Il a été récemment montré, qu’en en appelant explicitement au sentiment de liberté, on pouvait amener les gens à faire ce qu’ils n’auraient pas fait d’eux-mêmes. Grâce à la technique du “ mais vous êtes libre de ” des chercheurs[11] sont parvenus, par exemple, à multiplier par 4 leur chance de se voir offrir de l’argent par un inconnu. La technique est pourtant d’une simplicité enfantine. Après avoir formulé une requête donnée, on utilise une formule comme : “ Mais vous êtes libre d'accepter ou de refuser. ” C’est précisément cette formule qu’utilisèrent les chercheurs au terme d’une banale sollicitation : “ Excusez-moi, auriez-vous un peu de monnaie pour prendre le bus ? ” Et les donateurs se montrèrent plutôt généreux puisqu’ils donnèrent une somme correspondant à peu près au prix d'un ticket de bus, deux fois plus que les personnes sollicitées en faisant l’économie de la technique du « mais vous êtes libre de ». (…)
La psychologie de l’engagement
C'est dans la psychologie de l'engagement[12] qu'il convient de rechercher l'assise théorique sur laquelle reposent les principales techniques permettant d’obtenir sans imposer.
Définitions de l'engagement
On doit la première définition de l'engagement à Kiesler et Sakumura[13] : “ L'engagement est le lien qui unit l'individu à ses actes comportementaux. ” Si cette définition a le mérite de donner un statut tout particulier aux actes - ce sont nos actes qui nous engagent et non pas nos idées, nos convictions ou nos croyances - elle n'est pourtant pas satisfaisante. Elle néglige totalement, en effet, la situation dans laquelle l'acte est réalisé. Or, c'est la situation qui, en fonction de ses caractéristiques objectives, engage ou qui n'engage pas l'individu dans ses actes. Aussi préférons-nous, pour notre part[14], définir l'engagement en donnant à la situation la place qui lui revient : “ L'engagement correspond, dans une situation donnée, aux conditions dans lesquelles la réalisation d'un acte ne peut être imputable qu'à celui qui l'a réalisé. ”
Les effets de l'engagement
- Sur le plan cognitif, l’engagement débouche sur une consolidation des attitudes, et sur une plus grande résistance au changement (effet de gel), il peut même déboucher sur un meilleur ajustement de l'attitude à l’acte réalisé (effet de rationalisation).
- Sur le plan comportemental, l’engagement débouche sur une stabilisation du comportement et sur la réalisation de nouveaux comportements allant dans le même sens (effet de pied-dans-la-porte par exemple).
Aussi, la psychologie de l’engagement propose-t-elle un éclairage théorique différent de certains processus psychologiques (appropriation, rationalisation, cristallisation ou extrémisation d'attitude, escalade d'engagement, etc.) en jeu dans les organisations, processus susceptibles de favoriser le changement ou, au contraire de le freiner.
C. Comment obtenir un fort engagement ?
On peut obtenir un fort engagement en jouant sur plusieurs facteurs, dont les principaux sont :
- Le contexte de liberté dans lequel l’acte est réalisé : un acte réalisé dans un contexte de liberté est plus engageant qu'un acte réalisé dans un contexte de contrainte.
- Le caractère public de l'acte : un acte réalisé publiquement est plus engageant qu'un acte dont l'anonymat est garanti.
- Le caractère explicite de l'acte : un acte explicite est plus engageant qu'un acte ambigu.
- L'irrévocabilité de l'acte : un acte irrévocable est plus engageant qu'un acte qui ne l'est pas.
- La répétition de l'acte : un acte que l'on répète est plus engageant qu'un acte qu'on ne réalise qu'une fois.
- Les conséquences de l'acte : un acte est d'autant plus engageant qu'il est lourd de conséquences.
- Le coût de l'acte : un acte est d'autant plus engageant qu'il est coûteux (en argent, en temps, en énergie, etc.).
- Les raisons de l’acte : un acte est d’autant plus engageant qu’il ne peut être imputé à des raisons externes (par exemple : promesses de récompenses, menaces de punition et qu’il peut être imputé à des raisons internes (par exemple : valeurs personnelles, traits de personnalité).
La psychologie de l'engagement débouche sur quelques principes d’actions qui, bien utilisés, peuvent permettre d’optimiser certaines pratiques sociales.
VI. Quelques principes d’action
Le principe de renforcement de surcroît
En somme, on peut produire de l'engagement en amenant quelqu'un à réaliser, dans un contexte de liberté, un acte visible et de quelque importance, en se gardant de lui fournir des justifications d'ordre externe. Il ne faut pas, en effet, nous venons de le voir, que ces justifications (promesses de récompenses notamment), puissent être "traitées" comme des facteurs causaux de la conduite. Est-ce à dire qu'il ne faille jamais récompenser ? Evidemment non. L'essentiel est, nous y avons suffisamment insisté, que la personne puisse tisser un lien entre elle et ses actes. (…)
Le principe de naturalisation-dénaturalisation
Ce principe revient à sanctionner le producteur lorsque le comportement réalisé correspond à nos attentes, mais la production lorsque le comportement réalisé ne correspond pas à nos attentes.
On peut favoriser l'établissement d'un lien entre la personne et les actes socialement utiles dont nous avons pu être le témoin, ou l'instigateur, en utilisant des phrases comme : "cela ne m'étonne pas de toi" ou "c'est un plaisir de fréquenter des gens aussi serviables (sérieux, travailleurs, responsables ...) que toi", "toi, tu as la bosse des maths" ou "j'ai l'impression que c'est dans ta nature de défendre les bonnes causes" etc. Plutôt que de sanctionner positivement la production (le travail) on se cantonne à sanctionner positivement le producteur (l'enfant, l'élève, le travailleur ...) le but étant de favoriser la naturalisation du trait le plus en rapport avec la production du comportement désirable. Il en va de l'internalisation et de l'intériorisation des valeurs et des utilités sociales. A l'inverse, il importe que la personne ne puisse pas établir de lien entre elle et les comportements indésirables qu'elle a pu réaliser. Aussi, convient-il lorsque le travail est mauvais, de couper le lien qu'elle pourrait être tentée d'établir entre ce qu'elle est (aptitudes, attitudes, motivations ...) et la médiocrité de son travail en recourant à des phrases comme : "Votre travail est mauvais, mais attention, je ne dis pas que vous, vous êtes mauvais. Je pense exactement le contraire". Qui nierait que la meilleure façon de s'y prendre pour rendre quelqu'un paresseux, est encore de le traiter de (et en) paresseux. L'erreur fondamentale[15] étant ce qu'elle est, les instituteurs, les contremaîtres, les DRH, en appellent volontiers à ce que sont les gens pour expliquer leurs échecs ou leurs difficultés, hypothéquant par là même leur avenir scolaire ou professionnel.
Le principe du verrouillage décisionnel
Ce principe consiste à ne jamais laisser prendre une décision sans s'être donné les moyens de sa concrétisation. Une décision prise doit évidemment être tenue. Ce principe basique en matière éducative, managèriale et même thérapeutique, n'est pas utilisé comme il le pourrait. (…)
Le principe de la réversibilité décisionnelle
Ce principe revient à ne jamais prendre une décision, ou à ne jamais laisser prendre une décision, sans s'être préalablement donné les moyens d'en changer.(…)
Conclusion
Pour une communication engageante
(…)En somme, en matière de communication, la question à se poser, lorsqu’on recherche des effets comportementaux ne doit pas se limiter, comme on le fait traditionnellement, à : “ qui dit quoi, à qui, dans quel canal et avec quel effet ? ” Elle doit plutôt être : “ qui dit quoi, à qui, dans quel canal, en lui faisant faire quoi, et avec quel effet comportemental ? ”[16]
Il n'est, évidemment, pas de notre propos de minimiser l'intérêt et la portée des très nombreux travaux réalisés dans le champ de la communication en général et de la communication persuasive en particulier. Il est plutôt de militer en faveur d'une articulation entre ces travaux et les travaux réalisés dans le cadre de la psychologie de l’engagement. Cette articulation nous semble prometteuse, avec peut-être en prime la clé d'une efficacité nouvelle en matière de communication interne et externe. Il y a là, pensons-nous, de belles perspectives de recherche, en psychologie sociale certes, mais peut-être aussi en sciences de gestion et en sciences de l'information et de la communication[17], notamment la perspective de fonder une théorie de la "communication-action" qui ne négligerait pas les comportements préparatoires à obtenir du récepteur et donc le soubassement comportemental engageant.
Courte bibliographie
Joule R.V. et Beauvois J.L. (2002) Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens. Nouvelle version. Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble.
Joule R.V.et Beauvois J.L. (1998) La soumission librement consentie, Paris, Presses universitaires de France.
[1] Ce document de travail emprunte l’essentiel à des textes déjà publiés et en particulier aux deux ouvrages cités en bibliographie : Joule et Beauvois (1998) et Joule et Beauvois (2002).
[2] Moriarty, T. (1975). Crime, commitment, and the responsive bystander : two field experiments. Journal of Personality and Social Psychology, 31, 370-376.
[3] Joule, R.V. et Beauvois, J.L. (2002). Opus cit.
[4] Freedman, J.L. et Fraser, S.C. (1966). Compliance without pressure : the foot-in-the-door technique. Journal of Personality and Social Psychology, 4, 195-202.
[5] Joule, R.V, Tamboni, F. et Tafani, E. (2000) cité dans Joule, R.V., Beauvois, J.L. (2002). Opus cit.
[6] Beauvois (2001) Beauvois, J.-L. (2001). Rationalization and internalization: the role of internal explanations in the generalization of an obligation. Swiss Journal of Psychology, 60, 223-239
[7] Kleinke, C. (1973). Compliance to requests made by gazing and touching experimentaters in fielf settings. Journal of Experimental Social Psychology, 13, 218-223.
[8] Guéguen, N. (2002a). King of touch, gender and compliance to a request : A pilot study. Studia Psychologica, 44, 167-172.
[9] Guéguen, (2002b). Encouragement non verbal à participer en cours : l’effet du toucher. Psychologie et Education, 51, 95-107.
[10] voir : Steward, L. et Lupfer, M. (1987). Touching as teaching : The effect of touch on students' perceptions and performance. Journal of Applied Social Psychology, 17, 800-809.
[11] Guéguen, N. et Pascual, A. (2000). Evocation of freedom andcompliance : the "but you are free of..." technique.Current Research in Social Psychology, 5, 264-270.
[12] Voir : Joule et Beauvois (1998). Opus cit. et Joule et Beauvois (2002). Opus cit. Voir aussi : Kiesler, C.A. (1971). The psychology of commitment. Experiments liking behavior to belief. New York, Academic Press.
[13] Kiesler et Sakumura (1966). Cité dans Kiesler (1971). Opus cit.
[14] Joule et Beauvois (1998). Opus cit. p.60.
[15] S'agissant d'expliquer le comportement d'autrui, l'erreur fondamentale renvoit à cette tendance que nous avons à surestimer les facteurs personnologiques et à sous estimer les facteurs situationnels.
[16] Joule, R. V., Py, J. & Bernard F. (à paraître). Qui dit quoi, à qui, en lui faisant faire quoi ? Vers une communication engageante. Dans M. Bromberg et A. Trognon (Eds.). Psychologie sociale de la communication. Paris : Dunod.
[17] Bernard, F. (2003). Figures communicationnelles de l’engagement. Dans J. Walter et V. Meyer (Eds.). Engagement et Société. Nancy : Presses Universitaires de Nancy.
La recherche relative au développement durable et à l'éducation pour le développement durable
Titre : Information , persuasion et engagement
Auteur : Robert-Vincent Joule, Laboratoire de Psychologie Sociale de l’Université de Provence
mots-clés : communication, communication engageante, écocitoyenneté, éducation, engagement, information, persuasion
Il ne suffit pas d’avoir les « bonnes idées » pour avoir les « bons comportements » Il ressort d’une très sérieuse étude longitudinale récemment réalisée aux Etats-Unis (Peterson et al., 2000) que la probabilité d’être fumeur à 17 ans n’est pas plus faible chez des élèves ayant pourtant suivi pas moins de 65 séances de « sensibilisation » entre 8 ans et 17 ans (condition expérimentale) - et donc parfaitement informés des méfaits du tabac – que chez des élèves n’ayant pas suivi ces séances (condition contrôle). Et cette étude n’est qu’une des très nombreuses recherches qui illustrent le décalage qu’il peut y avoir entre nos idées – en l’occurrence nos « bonnes idées » - et nos actes. Ce décalage est particulièrement net dans le champ de la protection de l’environnement et du développement durable. Evidemment, cela ne signifie pas que qu’informer ne sert à rien ou qu’ argumenter ne sert à rien. L’information et l’argumentation servent incontestablement au fil du temps à modifier les savoirs, les idées, les attitudes et même, certainement, à provoquer de réelles prises de conscience. L’information et l’argumentation sont donc nécessaires mais pas suffisantes. Un exemple : on peut être parfaitement convaincu de la nécessité de donner son sang et ne jamais le faire. Nous avons pourtant les « bonnes idées » dans notre tête. Nous savons, notamment, que ce don peut sauver des vies. D’ailleurs, nous sentons bien qu’il suffirait de « peu de chose » pour que nous agissions conformément à nos idées. Depuis une soixantaine d’années, des chercheurs - des psychologues sociaux notamment - ont fait de ce « peu de chose » leur objet d’étude, si bien qu’on dispose aujourd’hui de connaissances scientifiques sur lesquelles on peut s’appuyer pour favoriser le passage aux actes citoyens recherchés. S’agissant de peser sur les comportements écocitoyens et pas seulement sur les idées et les connaissances, nos propres travaux nous ont conduit, à la suite de Lewin et de Kiesler, à développer, une démarche d’intervention qui repose sur la notion d’engagement : la communication engageante.
Communication engageante et éducation à l’environnement
Les recherches-actions ci-dessous s’inscrivent toute dans le paradigme de la communication engageante (Joule, 2004 ; Bernard et Joule, 2004, 2005 ; Joule, Py et Bernard, 2004).
Ce paradigme de la communication engageante relève d’une articulation entre, d’une part, les travaux sur l'engagement (Kiesler, 1971 ; Joule, 2001) et sur l’identification de l’action (Wegner et Vallacher, 1984), d’autre part, les travaux sur la communication en général et sur la communication persuasive en particulier. L’option prise consiste à conférer à la cible un statut d’acteur et plus seulement de récepteur. D'un point de vue pratique, conférer à la cible un statut d’acteur revient à l'amener à réaliser des actes préparatoires « engageants » (au sens de la théorie de l’engagement) consistants (au sens des théories de la consistance) avec les influences ultérieures auxquelles on souhaite qu’elle soit sensible (messages éducatifs notamment).
Aussi, si dans une action de communication, les questions centrales à traiter restent : « quelles sont les bonnes informations à transmettre ? », « quels sont les meilleurs arguments à mettre en avant ? », « quels sont les meilleurs canaux, outils, supports et médias ? », « quelles sont les pratiques pertinentes de médiation des savoirs ? », etc., il s’en rajoute deux autres : « quel(s) acte(s) préparatoire(s) doit-on obtenir de la part de celles et de ceux dont je recherche le concours ? » et « quelle identification de l’action promouvoir ?».
La communication engageante au service de l’écocitoyenneté : deux exemples
A l’échelle d’une école
La première (Joule & Bernard, 2004) a été conduite dans 11 écoles primaires de l’Académie des Alpes-Maritimes. Elle a été mise en oeuvre à la demande du Service Environnement et Energie de la Région Provence-Alpes-Côtes d'Azur dans le cadre du projet européen ALTENER. Le but était de promouvoir des comportements éco-citoyens chez les élèves de 9-10 ans et chez leurs parents. Elle s’est déroulée durant l’année scolaire 2002-2003. Elle a concerné 700 familles et impliqué 28 enseignants.
Les principaux actes préparatoires que les élèves étaient amenés à réaliser, au grè des semaines, sont au nombre de quatre. Il s’agissait d’abord (premier acte préparatoire) d’effectuer une observation à l’école afin de noter « ce qui est bien » et « ce qui l’est moins » en matière d’économie d’énergie et de protection de l’environnement. Il s’agissait ensuite (deuxième acte préparatoire) d’effectuer une observation à la maison, chaque élève devant noter les habitudes familiales qui pourraient être changées sans que cela soit gênant pour personne. Il s’agissait encore (troisième acte préparatoire) de remplir, avec l’aide de ses parents, afin évidemment de les impliquer aussi, un long questionnaire sur le thème des économies d’énergie à la maison. Il s’agissait enfin (quatrième acte préparatoire) de mettre un auto-collant –en fait un magnet- en faveur de la protection de l’environnement sur le réfrigérateur familial.
A la fin de l’année scolaire chaque enfant d’abord, chaque famille ensuite, étaient invités à s’engager par écrit à modifier une de ses habitudes (éventuellement deux), par exemple pour les enfants : prendre une douche plutôt qu’un bain ; par exemple pour les parents : ne plus prendre la voiture pour les très courts trajets ou éteindre systématiquement la veille du téléviseur. Ces engagements se concrétisaient par la signature de deux bulletins d’engagement : celui de l’élève que l’enfant signait seul et celui de la famille que l’élève et ses parents devaient signer. L’année scolaire se terminait aussi par une grande exposition. Cet événement était l’occasion de présenter aux familles les productions (affiches, films, photographies, CD-Rom…) réalisées par les élèves durant l’année scolaire en faveur de la protection de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie. Lors de l’exposition un diplôme, notamment signé par le Président de la Région, l’Inspecteur de l’Académie et l’enseignant était remis aux familles.
Le bilan est très encourageant. Dans des proportions très élevées (jusqu’à 100% dans certaines classes), élèves et parents d’élèves se sont engagés, par écrit, à réaliser des actes précis susceptibles de se traduire par une baisse de la consommation énergétique (par exemple : éteindre systématiquement la veille du téléviseur, etc.). Par ailleurs, la dynamique enclenchée par la démarche a débouché sur des actions comme : le remplacement d’ampoules à incandescence par des ampoules basse consommation dans certaines écoles, la mise en place de tri sélectif pour les papiers de classe dans d’autres écoles. Enfin, les élèves de plusieurs classes ont pris l’initiative d’adresser au maire des courriers pour lui demander, par exemple, de faire installer des minuteries pour l’éclairage des couloirs ou d’améliorer la sécurité des accès piétons à l’école ; autant d’actions qui ont permis aux élèves de faire l’expérience de la citoyenneté et, par delà, de s’approprier les valeurs citoyennes recherchées.
A l’échelle d’une ville
La seconde recherche-action (cf. Joule, Py & Bernard, 2004) visait à promouvoir l’éco-citoyenneté à l’échelle d’une ville. Comme la précédente elle a été mise en oeuvre à la demande du Service Environnement et Energie de la Région Provence-Alpes-Côtes d'Azur. Elle a été réalisée en 2002 dans une ville de moyenne importance des Alpes-Maritimes. Sur la base du volontariat un collectif de personnes « relais » a été constitué. Il s’agissait d’élus, de responsables d’institutions locales, d’enseignants, d’animateurs d’associations et de commerçants de la ville concernée. Chaque personne relais avait la responsabilité d’enclencher une action précise en faveur de la protection de l’environnement en impliquant le plus de monde possible, dans le cadre qui était le sien (écoles, centre aéré, maison des Jeunes et de la Culture, clubs sportifs association de locataires et de propriétaires, etc.). Toutes ces actions, qui sont autant d’actes préparatoires, étaient rendues visibles lors d'une journée de créations événementielles, afin que chacun sache et voit ce que les autres avaient fait concrètement. Cette journée, programmée un dimanche, était l'occasion de diverses manifestations (expositions, débats avec les élus, etc.). Elle était aussi, et surtout, l'occasion d'obtenir des engagements concrets de la part des habitants qui étaient invités à signer, en famille, un bulletin d’engagement. Parents et enfants choisissaient l’engagement qu’ils souhaitaient prendre dans une liste d’une dizaine d’engagement possible. Chaque bulletin d’engagement signé était symbolisé par un soleil qui était immédiatement accroché sur un grand filet tendu sur la place de la mairie. Un simple coup d’œil sur le filet, permettait ainsi de suivre la progression du nombre d’engagements pris tout au long de la journée. Plus de 500 engagements furent ainsi signés durant cette seule journée ! De quoi être optimiste, quand on sait, que les engagements à faire tel ou tel acte précis ayant fait l’objet d’une signature sont particulièrement efficaces et perdurent dans le temps (Girandola & Roussiau, 2003).