Je rêve donc je suis
Robert Sendrey
Moi j'errais tout seul, promenant ma plaie, au long de …….., ces mots trottinaient dans son esprit, souvenirs d’une autre vie, songeait-il. Il y a des moments dans la vie où l’être humain recherche la solitude, la mise entre parenthèses du monde de tous les jours, la face à face avec soi-même : protéger son quant-à-soi. Pour réfléchir, écrire, se remettre en question, progresser, les autres nous gênent. Robert Maxime n'avait qu'une envie ce 20 décembre, quelques jours avant Noël et son anniversaire, c’était de fuir ses collègues des éditions Christo-Hermione Multimédias et de gagner son appartement pour réfléchir, identifier le problème qui le troublait depuis des mois. D’ailleurs, il se sentait surmené. Le travail s’accumulait. Au bout du rouleau, il n’aspirait qu’à quelques jours de vacances, de repos bien mérité, pour reprendre le dessus.
Il avait par le passé constaté qu'écrire était comme une thérapie, et cette pratique créative apportait une solution pour bien comprendre ce qui n'allait pas dans sa vie, pour surmonter cette angoisse du néant qui lui hantait de temps en temps, pour fuir ce stress qui nous accable dans les grandes métropoles du 21e siècle, le bruit, la luminosité nocturne, la pollution (merci les constructeurs d’automobiles). Ce monde qui changeait à une vitesse effrayante le perturbait, d’autant plus qu’il ne comprenait pas les tenants et aboutissants des forces qui transformaient notre quotidien, souvent à notre insu, et dont les implications proches et lointaines demeuraient imperceptibles, même pour les spécialistes et les décideurs les plus réputés sur le plan mondial. Où va-t-on ?
Qui aurait prévu toutes les ondes de choc qui ont traversé la planète depuis quelques années et qui risquaient à termes de mettre en cause la survie même de notre chère humanité. Je ne parle pas du réchauffement du climat, des ouragans qui frappaient les Caraïbes et la côte est américaine de Miami en Floride à Galveston au Texas, aux noms tantôt masculins, tantôt féminins, ces Erinyes, ces Titans, et je passe sous silence les crises bancaires et financières, les méga cracks, les virus informatiques et biologiques, les attaques terroristes avec leurs bombes sales et leurs épidémies latentes, ou les famines et les sécheresses qui faisaient de l’Afrique un continent de misère et de désolation.
Mais le pire n’allait pas se faire attendre trop longtemps.
Dans son cabinet de travail où, depuis des années déjà, il avait coutume d'écrire tout ce qui pourrait constituer son humble témoignage destiné aux générations futures sous forme de blogues, de cahiers, de journaux intimes, il appuya sur la touche de son ordinateur.
Son mot de passe fut demandé. Il entra un mot à six lettres. Il savait pertinemment qu’il faut utiliser les nombres et les signes de ponctuation pour rendre l’intrusion difficile. Autrefois il préférait un nom propre égyptien peu connu, et dont les dernières lettres variaient en fonction des orientations religieuses du pharaon (énigme que vous résoudrez peut-être une fois informé du récit). Robert se passionnait pour l’histoire ancienne et les mythologies religieuses. Mais la lecture d’un poème écrit par une femme au Moyen Âge lui inspira un nom qu’il tenait très à cœur. Un nom de personnage de la littérature chevaleresque est plus facile à mémoriser qu’un code sans signification comme « %bo ;fu ! » par exemple. Il alternait cependant les cases des lettres : ****** apparaissait sur l'écran, dans la boîte réservée au mot de passe.
(Je dois avouer que j’ai conservé son mot de passe (lphishing oblige), ce qui m’a permis de me mettre au courant de ses agissements. Je suis très bien équipé par ailleurs.) Peut-être suis-je déjà entré discrètement, en catimini, chez vous.
Il appuya sur la touche retour, et eut accès à sa page d'accueil. Il choisit son traitement de texte, ouvrit un fichier intitulé onironaute (celui qui voyage dans le monde des songes) et se mit à écrire. Le début était d’une banalité, mais…..je vous laisse décider.
***
Vendredi 20 décembre
Hier après-midi, il faisait exceptionnellement froid. La neige tombe sans cesse à Paris depuis vingt jours. C’est inhabituel. J'ai pris le métro, comme d'ordinaire. Je me suis rendu au centre de recherche cognitive.
Ce centre se situe 3** avenue de l'Observatoire. Au-dessus de la porte d'entrée de cet élégant immeuble en pierre de taille, post haussmannien, se dressent deux statues de femme : à gauche une cariatide dont le drapé laisse deviner les délicieux et voluptueux contours du corps féminin ; à droite une nymphe dont la nudité et le regard qui se dirige vers le ciel évoquent l'extase religieuse ou amoureuse. Elle me fait penser à l’extase de Sainte Thérèse du Bernin que j’ai tant admiré dans Santa Maria della Vittoria à Rome.
Il faut commencer par le commencement. Celui qui lira un jour ce témoignage aura besoin de tous les éléments pour comprendre dans quelle situation diabolique je me suis empêtré.
Je fais partie d'un projet de recherche, je suis une sorte de cobaye. Nom du projet : Intercoma. Étrange nom. S’agit-il du sommeil profond ou du laps de temps qui précède la mort ? C'est un projet qui nous fait dormir, beaucoup. C'est pendant ce sommeil paradoxal que j'ai rencontré Apolline pour la première fois. Bizarre sommeil où on ne rêve pas tout à fait, où on ne dort pas tout à fait…
Comment ai-je connu le centre? Il y a un an environ, à la suite d'une conversation avec Paul Lyris, j'ai contacté le Centre pour participer à une expérience qui me semblait digne d'intérêt, une expérience scientifique fondamentale, m’a-t-on dit. Grâce au réseau, il est possible de rencontrer autrui dans un monde virtuel, le cybermonde onirique, situé dans une zone du cyberespace. On a l'impression de voir, d'entendre et de toucher la personne qui se trouve dans cet univers fantasmagorique, artificiel, ce monde électronique, cet environnement programmé, ce que les Américains considèrent comme une nouvelle frontière. Au fur et à mesure que la mémoire des systèmes de stockage augmente (selon loi de Gordon Moore), que la vitesse de la communication et la quantité d'informations croissent, ce monde à trois dimensions ressemble de plus en plus au monde réel quoique épuré (si on le désire) des désagréments de la vie quotidienne. Une nouvelle génération de logiciels nous prépare les odeurs et les goûts transmissibles à grande vitesse. Le paradis sur terre en quelque sorte est à notre portée, voire l’immortalité.
Cela fait rêver sur les possibilités offertes par de telles technologies. Les êtres virtuels qui paraissent aussi réels que les acteurs du cinéma ou les personnalités de la télévision : cela est d’autant plus inquiétant quand on sait que la télévision actuelle passe par le réseau ! Le plaisir esthétique, le plaisir des sens n’est peut-être que virtuel, illusoire, un rêve éveillé, qui sait ? Un monde de fantômes laiteux…
Le protocole de l'expérience qui m'intéressait, Intercoma, celui-ci était plus saugrenu encore. Coma vient du grec et signifie un sommeil profond. Les participants devaient s'endormir grâce à des techniques très avancées qui permettait de contrôler les phases du sommeil, de capter les ondes du cerveau et de les transmettre à travers le cyberespace vers le saint lieu des convergences. Tous nos rêves y sont stockés, analysés, catégorisés, appariés, comparés. Imaginons une encyclopédie onirique, une base de données remplie de bouts de souvenirs, de connaissances en formation, d’expériences attendant la mise en mémoire. Nos images mentales ressemblent à des taches de couleurs, des éclaboussures aux contours flous et indécis. On est capable de les enregistrer et de les visualiser sur un écran !
Ce qui est frappant, c'est que je ne me souviens que par à-coups de ces voyages irréels et pourtant très présents dans mon for intérieur. Néanmoins, je ne suis jamais très sûr de ces souvenirs-là, de mes rêves qui ressemblent parfois à des faits quotidiens. J'ai comme l'impression que mon âme se dédouble et que je vis entre la vision (paradis/enfer ?) et la réalité si on peut encore utiliser ce terme. Citons Gérard de Nerval dont la lecture me réconforte.
« Le Rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l'image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l'instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l'œuvre de l'existence. C'est un souterrain vague qui s'éclaire peu à peu, et où se dégagent de l'ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres : - le monde des Esprits s'ouvre pour nous. »
Après nos voyages (vogue le navire vers les rivages bordés de Cyprès), nous sommes interrogés par les psychiatres qui gèrent le projet : c'est le débriefing, l’entretient avec le psychologue. Ne devrait-on pas plutôt dire retour d’expérience ?
Cette nuit j'ai voyagé encore. Je perçois l’expérience comme un périple au-delà du réel, une promenade dans un univers parallèle. On nous administre un médicament avant de nous rendre à la salle de décollage (c’est l’âme qui décolle, je trouve l’expression poétique). Allongé sur un divan, éclairé par une lumière bleuâtre, on se laisse glisser vers un sommeil doux et profond. Est-il naturel ? Est-il dénaturé par ce philtre qui nous ouvre les portes d’ivoire, qui nous expédie dans ce paradis artificiel, ce paradis jadis perdu !
« Adam et Eve laissèrent tomber quelques naturelles larmes, qu'ils essuyèrent vite. Le monde entier était
devant eux, pour y choisir le lieu de leur repos,
et la Providence était leur guide.
Main en main, à pas incertains et lents, il prirent à travers Eden leur chemin solitaire. » Milton Livre XII
J’erre tout seul dans une forêt profonde. Des oiseaux chantent les éloges d’un héros tombé dans un guet-apens ; une source d’eau cristalline gazouille, là-bas, près d'un cyprès. Aucune fleur cependant. À droite, en contrebas, une sorte de château blanc avec de multiples tourelles. C'est le lieu où j’ai fais la connaissance d’Apolline Blanchefleur. Elle venait souvent là. J'attendais, des heures, il me semble, car dans ce monde onirique la durée a fait son entrée : un instant peut paraître une éternité. Déçu, certain que je suis de son absence. Intuition, désespoir, angoisse du solitaire ? Je suis comme accroc de cette apparition, cette âme sœur sortie sans doute de mon imaginaire. Encore, à l’oreille, les mots susurrés par ma mémoire : ce fantôme laiteux se désespérant, c’est bien moi !
Toute réflexion faite, elle a dû abandonner le projet pour une raison que moi, j'ignore. Et pourtant je me demande si elle est encore en vie? J'ai comme une étrange intuition ; à vrai dire, je doute de beaucoup de choses qu'auparavant je considérais comme allant de soi. Le monde est devenu moins solide, moins robuste, moins familier. Je marche sur une épaisseur gluante et bourbeuse, c’est mon quotidien.
Quelques heures plus tard....
Au réveil, un sentiment de frustration s’esquissait en moi.
Que faire ?
Je pense que nous nous sommes rencontrés, Apolline et moi, réellement une fois dans une ville pleine d’histoire, mais je n’ai aucune trace de cette rencontre. Je dois préciser qu'il m'est difficile de faire la distinction entre rêve et réalité en ce qui concerne mes rapports avec Apolline. Non, il doit s’agir d’un rêve. Mais j’ai le sentiment que ce rêve est comme une réalité. Il doit y avoir confusion entre ma mémoire des rêves et celle de mon vécu. Et puis, le pire, c’est que, peu à peu, je perds la mémoire. Et pourtant je n’ai que trente-neuf ans !
Il va sans dire que tout contact réel entre des personnes participant à l'expérience était interdit, formellement, par le protocole signé par chacun de nous. Et, soyons pragmatique, comment peut-on donner un rendez-vous dans un rêve !
Mais que faire lorsque deux êtres de chair et de sang désirent se connaître dans un univers réellement tangible ? À moine qu’Apolline ne soit qu’un aspect de moi ? La face cachée, la part de la femme qui existe en tout homme, une projection de moi-même : la Vénus Psychopompe ? Celle qui nous conduit vers les hauteurs, c’est l’éternel féminin qui vient clore le Second Faust de Goethe.
Comment connaître l'identité d'un être lorsqu'on le rencontre dans un rêve? Rien n'est plus difficile et, pourtant, j'ai l'impression de l'avoir fait, de l'avoir connu.
L'esprit a, me semble-t-il, peu de repères dans cet univers et la fantaisie est surtout de mise. Ou bien l'ordinateur suggère-t-il les décors et les scénarios de nos songes? J’en viens à penser parfois que l’univers, notre cosmos, n’est qu’un énorme ordinateur qui nous manipule. Et dans cette expérience que l’on appelle la vie, rien n’est clair et un scénariste nous réinvente sans cesse notre destin. On est frappé par les signaux faibles, les coïncidences qui parfois nous permettent d’expliquer un phénomène, une rencontre, un événement qui advient et qui nous surprend. On a l’impression que tout cela est inéluctable.
***
Il faut préciser que Robert Maxime avait tendance à écrire son journal comme s'il voulait en faire un roman. Hélas, il lui en manquait le talent ! Il transformait les événements de sa propre vie, couplés avec les vicissitudes racontées par autrui, pour en faire un récit imaginaire. Mais il était incapable d’aller plus loin. L’inspiration lui faisait défaut. Le temps aussi, probablement. Il travaillait beaucoup dans la production multimédia pour des musées et galeries d’art.
Il sortit d'un tiroir de son bureau Second Empire, en acajou massif, sur lequel était posé son ordinateur portable, une petite boîte chinoise, ronde et nacrée. Il l'ouvrit et y prit un petit anneau en or très fin, brisé à un endroit de sa circonférence, l'embrassa, et le remit à sa place. C'était le cadeau d'Apolline, être réel et lumineux. En voilà la preuve. Mais aussitôt après, il ne se souvenait plus de l’endroit ni de l’instant où elle lui avait donné ce petit bijou. Comme un flash, l’image de ce moment s’est évanouie. Les grands nénuphars, entre les roseaux, tristement luisaient sur les calmes eaux, lui suggérait Mnémosyne. Giverny ? Des images des tableaux de Claude Monnet lui vinrent à l’esprit dans une explosion de couleurs mauves et une implosion de bonheur indicible.
Ce que Robert Maxime ne savait pas encore, (le saura-t-il un jour ?) c'est que l'ordinateur du Centre enregistrait les impressions récupérées dans ce monde onirique et virtuel que Apolline et lui parcouraient si toutefois l’on veut bien admettre que la jeune femme existât réellement. Les moindres sensations, les moindres sentiments, les plus infimes désirs sont captés, analysés, car on s'intéressait aux activités du cerveau et de l'inconscient dans cet étrange contexte. L’homme vit dans une multiplicité d’univers construits par son cerveau lorsqu’il rêve, lit, fantasme, joue sur sa console de jeux, ou tout simplement regarde un film au cinéma.
L’inconscient, nous dit Lacan, c’est Baltimore au petit matin :
“The best image to sum up the unconscious is Baltimore in the early morning.” (Baltimore 1966)
Personnellement, je n’ai jamais visité Baltimore. Et pourtant je me promène facilement à travers les réseaux.
Vous vous demandez probablement si Apolline n’était pas une création de la machine à rêver comme Ève, la seconde femme de la création. C’est un joli prénom, Apolline, n’est-ce pas ? C’est distingué ? Laissez-moi vous raconter l’histoire de celle qui, la première, a porté ce joli prénom.
Sous l’empereur Dèce, en 250, tous les citoyens romains devaient sacrifier aux dieux pour sauver l’empire en péril : incursions des Germains, menaces des Perses, invasions des Goths sans compter des crises militaires. Les Chrétiens refusaient d’y obéir et furent persécutés.
Apolline faisait partie des martyres : on lui fracassa la mâchoire et lui brisa les dents. Devant le bûcher, elle prit ses bourreaux de court et se jeta elle-même dans les flammes. On comprend pourquoi elle est devenue la sainte patronne des dentistes ! J’aime ce nom, c’est pourquoi elle fut choisi pour accompagner Robert dans sa descente aux enfers.
Cependant, dans Apolline, il y a Apollon, dieu solaire, patron des arts, de la musique, et de la poésie, personnification de l’inspiration. C’est peut-être par cette association que Robert pensait Apolline en images de clarté et d’harmonie.
Visitons un instant le Centre. Le professeur Matthias Jedermann était le grand patron du projet Intercoma. Il avait passé quarante ans de sa vie à étudier les rapports entre l'homme et la machine. Rendre l'ordinateur conscient de son environnement et de sa propre identité, voilà son domaine de prédilection, voilà son projet secret, son ambition dissimulée. Le professeur était un digne disciple de Turing. Il s’agissait d’une recherche plutôt philosophique que purement informatique. Son hypothèse consistait à envisager cette réalisation par le truchement des réseaux qui parcouraient la planète. En effet, une immense base de connaissances comprenant tous les savoirs et toutes les croyances de l'homme serait nécessaire ne serait-ce que pour qu'une machine puisse "comprendre" le langage humain (CYC). Mais comment simuler l'émotion, le sentiment, l'affectif ?
L'idée est venue à l'esprit de Matthias en regardant un jeune enfant se rendre compte de sa propre colère. Par l'expérience, par l'apprentissage. Créer un réseau de processeurs capables de stocker des informations sur le quotidien, et de programmer le réseau à apprendre de l'humain. Cependant il fallait voir ce qui se passait à l'intérieur. Matthias pensait que l'être humain était une machine, d'une terrifiante complexité certes, mais une machine quand même comme le pensaient Descartes et La Maîtrie au 17e siècle. L'esprit (ou l'âme) n'était que la production de l'activité électrochimique du cerveau. L’âme n’était qu’une création erronée des Anciens, surtout les Égyptiens, les Grecs, et par la suite, sous l’influence de ces derniers, les Chrétiens.
Malheureusement, il était très difficile de comprendre suffisamment bien les mécanismes de cet organe pour pouvoir en simuler convenablement l'activité par ordinateur. Jusqu’alors, on restait dans l’approximatif.
Mais si l'on enregistrait ces mouvements de l'âme et les conservait dans la mémoire d'un superordinateur comme on fait avec les mouvements physiques des athlètes pour simuler les personnages dans les jeux vidéo, et si, à partir de ces données, on modélisait les conduites humaines et surtout la conscience? Et si on perçait les mystères de cette terre inconnue qu’est l’inconscient ? Le projet Intercoma était né.
Matthias avait lu quelque part que l'inconscient était le réceptacle de nos atavismes, ces images mentales transmises de génération en génération depuis l'aube de l'humanité; et que ces hérédismes (ou souvenirs des ancêtres) pourraient se faire jour à l'occasion d'un rêve, ou d'un rêve double, partagé par deux personnes. Il avait noté que "les deux dormeurs éloignés évoquent en même temps, les mêmes images mentales". S'il arrivait à faire converger les songes de deux personnes, il pourrait vérifier et confirmer cette hypothèse.
Pour l’informaticien, reproduire les capacités de l’hémisphère gauche (langage, logique) s’avérait plus facile que de modéliser celle de droite, siège des émotions, de la créativité et de l’intuition. Peut-on découvrir ces mystères pendant le sommeil, ce moment privilégié de la mémorisation ?
Le projet était financé par les laboratoires Immortalia. Comme le nom suggère, la recherche s’orientait vers la prolongation de la vie ou l’apparence de jeunesse : crèmes contre le vieillissement, médicaments pour améliorer la mémoire, panacées pour renforcer l’érection chez les plus de soixante ans. La firme à son tour recevait un support grâce à une fondation très discrète, la Confrérerie d’Athanatos. Cette organisation proposait des stages et des séminaires sur la vie éternelle. Depuis longtemps, l’immortalité constituait un moyen très lucratif de duper les humains, d’influer sur leurs conduites, bref un sublime business-model qui a enrichi bien des prêtres, bien des papes, bien des églises depuis des millénaires.
L’origine du mot Athanatos :
Le poète grec Pindare a écrit : n’inspire pas à la vie immortelle, ô mon âme, mais épuise le champ du possible.
(Pythiques 3,110[1])
Athanatos cherchait à épuiser ce champ du réel pour créer la vie éternelle. L’âme existe-t-elle ? L’esprit n’est-il pas la conséquence, la production, la manifestation de l’activité neurale ? Peut-on en faire une copie et la conserver sur un ordinateur, un serveur, une base de données ? Mais une copie qui fonctionne, pleinement capable de ressentir, de raisonner, de décider ? Une existence autonome, indépendante du vivant ! Par le biais d’Immortalia, Athanatos finançait une partie des recherches de Mathias Jedermann. Et que faire du corps humain une fois les données saisies et conservées dans ces maisons d’éternité que sont les mémoires électroniques consacrées à cette tâche ?
Cette association organisait des séminaires sur la vie éternelle. On expliquait comment les anciens Égyptiens la concevaient comme un voyage en barque, un jugement devant le tribunal d’Osiris. Et la sentence fut prononcée : soit la vie éternelle soit le néant. Le cœur du mort est pesé sur le plateau d’une balance ; une plume sacrée sur l’autre. Si le cœur du défunt est plus léger, l’âme peut survivre dans l’au-delà ; mais si l’homme a été mauvais durant sa vie sur terre, c’est la Grande Dévoreuse, Babaï, qui se charge de dévorer le cœur du coupable et au néant d’engloutir son âme. Babaï à la tête d’un crocodile, Babaï dont la crinière est celle du lion, les pattes postérieures celles d’hippopotame et les pattes devant celles de la hyène. Une image composite, réminiscence sans doute d’une religion totémique prépharaonique.
(Petite parenthèse : Essayez un instant de concevoir le néant ! Et pourtant, tous les soirs, vous y entrez lorsque, tout endormi, vous ne rêvez pas. L’esprit est au repos ; peu d’activités au cerveau au moment du sommeil profond ; le signal qui parcourt les deux hémisphères tourne au ralenti, en mode blackout).
Les Égyptiens représentaient cette déesse comme une chimère. Chez les Grecs, le jugement se fait devant Hadès. Les héros et les justes accèdent aux Champs-Elysées ; les méchants descendent au Tartare. Les Chrétiens ont repris cette notion du Jugement dernier. Ce thème devait être très porteur et responsable de maintes conversions tout au long de l’histoire. Si l’on parvenait à garantir la survie après la mort du corps, les gains financiers seraient à la mesure du projet… démesurés. Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ; - Adieu, vive clarté de nos été trop courts !
Robert était plongé dans un autre passé. Il se mit à faire des recherches sur l’origine des machines à penser. Je vais résumer ses découvertes, car il a un style un peu lourd. J’ai pu récupérer son texte sur le disque dur de son ordinateur. Il n’en aurait plus besoin. En voici l’essentiel.
Il s'intéressa tout d’abord à la machine à roues dentées de Blaise Pascal, aux tentatives de l'anglais Charles Babbages à construire une machine mécanique capable de lire un ordre d'opération sur un ruban perforé. Ce fut une femme, Ada Byron Lovelace, la fille du poète anglais, qui, la première, proposa un algorithme informatique.
La machine de Babbage n'a jamais fonctionné durant la vie de son inventeur, faute de moyens financiers. Le gouvernement de sa Majesté ne voulait plus financer cet ambitieux projet. Néanmoins, un siècle plus tard, en 1991, sa Difference Engine No 2, après six ans de travail et d'efforts, et au coût de £ 300 000, exécuta son premier calcul important. Autrement dit, l’Angleterre eût pu posséder un ordinateur avant tous les autres pays au milieu du 19e siècle.
C'est après la Seconde Guerre mondiale que l'ordinateur moderne a vu le jour, grâce aux travaux d'Alan Turing et de Johann Neumann, responsable de la conception architecturale de celui-ci. Il fallait fournir à la machine la capacité de calculer des équations différentielles de Navier-Stockes, complexes et relatives à l’étude de la turbulence dans le cadre du projet Manhattan, projet explosif !
Ensuite, Robert étudia l'histoire de l'Internet, né des projets du Département de la Défense américaine des années 60, et pour terminer, il s'initia à l'intelligence artificielle. Cette intelligence là pourrait bien dominer toutes les autres un jour !
C'est Turing qui le fascinait le plus. Cet Anglais avait perdu un ami proche pendant ses études à l'université de Cambridge. C'est lors de ce deuil qu'il forma le projet de construire un cerveau artificiel qui ne serait pas soumis aux lois de la nature et à l'inévitabilité de la mort. Turing imagina une intelligence immortelle. Soixante ans plus tard, la Confrérie d’Aphanatos collectait les fonds nécessaires et préparait les premières expériences dans le domaine de l’immortalité artificielle. J’en sais quelque chose ! Mais il ne s’agissait pas de la résurrection des morts : il s’agissait de cloner les âmes des vivants et de les installer sur les serveurs. Chacun aurait son ange, son double, son alter ego numérique, son avatar pour l’éternité, moyennant de l’argent !
Il n’est pas difficile de concevoir une certaine opposition de la part des autorités religieuses à l’égard d’un tel projet. Après tout, ces institutions ont profité d’un monopole sur la question de l’immortalité depuis belle lurette.
Mais un mystère subsistait pour Robert. Qui était ce Wilhelm Schickard? Ainsi il a conduit une sorte d’enquête, intrigué par la vie et l’invention de cet allemand, né à Herrenburg en 1592. Cet inventeur de génie avait étudié la théologie à l’université de Tübingen et y avait enseigné l’hébreu. En 1613, il rencontre Kepler et se met à l’astronomie et aux mathématiques. Les deux hommes correspondent et se revoient à plusieurs reprises.
Schickard poursuit son enseignement des langues bibliques et en 1626 devient inspecteur de l’enseignement à Stuttgart. Cependant il continue à s’intéresser à l’astronomie, notamment aux mouvements des planètes. Afin de venir en aide à son ami Kepler, il décide de construire une sorte de machine à calculer. C’est ainsi qu’il conçoit une horloge à calculer, fonctionnant sur le principe des logarithmes de l’écossais Neper. Cet appareil consistait en six cylindres comptant six tables de multiplication. Le système pouvait faire l’addition et la soustraction, et par le biais des logarithmes, la multiplication et la division. Des roues édentées s’engrenaient pour effectuer les calculs.
En septembre, 1623, il écrit à Kepler :
“La même chose, le même calcul que le vôtre, celui que vous avez fait à la main, je viens d’essayer de le faire d’une manière mécanique. J’ai construit une machine qui effectue des opérations, addition, soustraction, multiplication et division, automatiquement sur des nombres donnés en un moment.”
Ce qui était étrange, c’est que la machine fut détruite le 22 février 1624, lors d’un incendie. Bien que Schickard mourût en 1635, onze ans après la destruction de son horloge, il ne cherche pas à reconstruire sa machine, ou il n’ose le faire.
S’agissait-il de la répression ou de l’interdiction de la part des autorités religieuses? À la même époque, en 1633, Galilée se trouvait en butte à l’Inquisition au sujet de ses théories sur le mouvement céleste. L’Église était sans aucun doute, comme elle l’est encore, une force de répression culturelle et intellectuelle, bastion de l’ignorance et de l’obscurantisme, pensait Robert.
Robert Maxime avait le sentiment que concevoir et fabriquer une machine à calculer, une opération que seul l’esprit humain pouvait accomplir, donc un don de dieu, représentait pour l’Église un affront quant à la manière dont celle-ci voyait la création et la place de l’intelligence humaine dans l’ordre naturel des choses. Créer un système qui effectuerait des opérations arithmétiques constituerait déjà le début d’un processus qui, tôt ou tard, conduirait à un cerveau mécanique, à une conscience artificielle, voire à une âme numérique.
À partir des documents, laissés par Schickard, et découverts en 1957, on a pu construire son horloge à calculer plus de trois siècles après l’incendie, dans un centre de recherche informatique de son ancienne université. La firme IBM a également construit un modèle de cette étonnante horloge.
Extrait du journal de RM
Ce fut lors d'un déjeuner avec mon ami, Paul Lyris, que j’ai pris connaissance du projet Intercoma, il y a un an. J’étais à la recherche d'idées pour un article sur le cerveau branché à l’ordinateur. Paul était informé d'un projet franco-américain qui pourrait m’intéresser. Paul fit, ensuite, un exposé de ce projet, et me donna une adresse et la personne à contacter.
Le sommeil me posait alors quelques problèmes. C’est que je me réveillais souvent au milieu de la nuit et je restais éveillé pendant de longues heures. Impossible de m’endormir. Je ne me souvenais guère de mes rêves. Quelques instants au réveil, quelques images me venaient à l’esprit, puis tout souvenir de mes rêves s’évanouissait comme des flocons de neige tombant sur une étendue d’eau.
Parfois, je remettais la lumière et je reprenais ma lecture. Puis la mélatonine se dispersait dans mon sang, arrivait dans mon cerveau : des images et des idées saugrenues remplissaient la surface de mon conscient et je m’endormais enfin une heure avant que le réveil ne sonne.
Je me demande à quoi ressemblaient mes rêves de jadis. Parfois je volais au-dessus des montagnes ou des villes, pas des villes contemporaines, mais des villes d’un autre siècle, peut-être les villes de mon enfance, mais surtout des villes antiques. C’est comme si je nageais dans l’air et je ressentais une certaine frustration de ne pas voler beaucoup plus vite et plus haut. J’avais hâte de retourner à la maison de mon enfance et la voie la plus courte passait par la lévitation. Étrange. Au moment où j’écris, je me remémore certaines scènes. C’est un air du Siegfried de Richard Wagner qui me propulsait dans les airs, toujours la même mélodie. Un oiseau qui chante…
J’errais tout seul dans un village qui se dressait telle une forteresse au sommet d’une colline ; au loin s’élever un château massif et gris. Je voulais m’envoler pour retourner chez moi. Au bord d’une falaise, j’ai compris que je tomberais si je m’élançais vers la liberté des airs. Une voix m’a fait comprendre que ce village était la résidence des morts et que moi, comme les autres, j’étais destiné à y demeurer pour l’éternité !
Et l'épais linceul, des ténèbres, vint noyer les suprêmes rayons du couchant dans ses ondes blêmes ; et les nénuphars, parmi les roseaux, les grands nénuphars sur les calmes eaux, me susurrait la voix berceuse et apaisante de Mnémosyne.
***
Robert Maxime, quelques jours plus tard, à la suite de sa discussion avec Paul Lyris, se rendit au Centre de recherche, fut reçu par le professeur Jedermann, et signa le protocole d'expérimentation. L'idée directrice du projet n'était pas très éloignée de l'arrière-plan scientifique dans lequel s'inscrivait son projet d’article.
Les participants ne devraient jamais chercher à se contacter, pour ne pas créer du désordre dans leur vie affective. Et en cas de décès, le corps devait être légué au Centre pour permettre une autopsie spéciale, relative aux produits (sans aucun danger pour la santé par ailleurs) administrés durant les expériences.
La semaine suivante, après une visite médicale très poussée, Robert commença son premier voyage sur OSIRIS net, le réseau de nos plus beaux rêves.
Les descriptions des rêves proviennent d’une base de données, piratée par mes soins. Le Centre en enregistrait les images, puis les transmettait à leurs chercheurs pour en faire des synthèses et des comparaisons.
La première fois que Robert rencontra Apolline fut quelques mois après le début de sa participation au programme de recherche. Il se promenait dans une ville éblouissante, une ville qu'il ne parvenait pas à reconnaître ni à nommer, une ville sans visage, sans identité, une ville très belle, très ancienne, mais une ville dont les fleurs faisaient tristement défaut.
- Pourquoi il n’y a pas de belles fleurs, jaunes, violettes, bleues, oranges, blanches dans cette belle ville? Je voudrais voir des myosotis, des iris, des orchidées, des fuchsias, des pervenches, des dahlias, des roses trémières et surtout des belles de nuit.
Et une voix de lui répondre :
- C'est moi la mère des fleurs, et mon ventre est vide.
Il regardait autour de lui et ne vit personne.
Dans une forêt, près d’un lac, se promenait une jeune femme. Elle se déshabillait puis elle plongea dans l’eau. Elle nageait un temps puis sortit, nue, de l’eau. Une servante lui apporta une robe blanche et un manteau bleu fleur de lysé d’or[2], bordé d’hermine. Elle mit la robe, et s’apprêta à partir. On eût dit une femme d’une autre époque, sortie d’un paysage du Moyen Âge. S’agissait-il d’une jeune reine ? Sous la blancheur de sa robe transparaissait la forme délicate et gracile de son jeune corps.
Quelques instants plus tard, il voyageait à travers ce qui semblait être les pages coloriées d’un livre : les très riches Heures du duc de Berry. Un château blanc avec un toit bleu se dressait, un paysan, de rouge vêtu, à cheval, labourant son champ ; un semeur habillé de bleu, et des pies qui picotaient les grains. Des couleurs vives. Images hypnopompiques, hallucinatoires, incompréhensibles et paralysantes !
Pas de mauvais rêve : ne pensez qu’à vos amours, pas de mauvais rêve : les belles toujours ! Encore cette voix mélancolique et mélodieuse lui annonçait le réveil.
- As-tu une idée de ce que sera l'ordinateur de l'an 2020?
Robert déjeunait avec son ami, Paul, dans un restaurant qui donnait sur la place du Marché Sainte-Catherine, petite place juxtaposant la place des Vosges.
- Les ordinateurs vont continuer à prendre de la puissance, donc plus rapides et plus performants. On est loin du seuil quantique des circuits intégrés.
- Quantique? J'ai entendu parler de la recherche sur les ordinateurs quantiques. De quoi s'agit-il ?
-Ah! C'est autre chose. Pour le moment, ce n'est que théorique. Bien que...
Paul hésita un instant, fit signe au garçon, réfléchissait quelques secondes, commanda son entrée, puis poursuivit.
- L'idée d'un ordinateur quantique universel vient d'un certain David Deutsch de l'Université d'Oxford. Il affirme dans un article écrit, en 1985, qu'il serait possible de coder des informations en se servant des principes de la mécanique quantique.
- Mécanique quantique? Cela me semble un peu trop invraisemblable.
- Ce n'est pas très compliqué, mais la théorie va à l'encontre de nos intuitions concernant le monde, l'univers et la physique.
- Peux-tu simplifier ton propos pour moi?
Les entrées arrivèrent. Le garçon débouchonna une bouteille de Château Avalon 1992, un margaux que les deux appréciaient et commandaient toujours dans ce restaurant.
- On peut coder des données en utilisant des impulsions électriques, c'est ce que l’on fait généralement avec n'importe quel P.C. Mais on aurait pu concevoir et construire des ordinateurs biologiques, mécaniques, et même optiques. Selon l'hypothèse célèbre de Church et de Turing, tout ce qui est dans la nature peut se servir d'ordinateur, et par corrélation, tout ordinateur peut simuler les phénomènes naturels. Le principe de base de l'ordinateur quantique c'est d'utiliser des particules de lumière, les photons, ou des atomes, par exemple, celui du bore, et d'exploiter certaines caractéristiques quantiques.
Paul se mit à parler de superposition, de phénomènes d'intrication d’états, de polarisation verticale et/ou horizontale...
- Stop ! j'y perds mon latin. J'ai l'impression que tu fais un cours à tes étudiants. Que veux-tu dire par intrication ?
- Je vais illustrer mes propos par une comparaison. Prenons des jumeaux. Le premier se trouve à Paris, le second à Rome. Quelqu'un donne un coup sur la tête du premier, et le second ressent une vive douleur aussitôt à la tête, il a même une bosse. C'est une analogie dans le monde que nous connaissons de ce qui se passe quand deux photons corrélés se trouvent dans deux endroits différents. Si chaque jumeau possède une information, il y a aussi une information supplémentaire liée à leur interaction à distance en quelque sorte. Bref, au lieu de coder en unités binaires, on peut coder en unités ternaires et plus. On appelle ces unités des qubits par rapport aux bits. On lit 1, 0, et 1 et 0. Cela fait trois pour le prix de deux !
- Et peut-on réellement exploiter ce phénomène d'intrication d’états quantiques?
- Difficilement. Car lorsque l’on essaye de le faire, on doit observer le système, et, par conséquent, on crée la décohérence, on détruit la corrélation des photons, nos jumeaux deviennent à nouveau deux corps séparés et distincts pour ainsi dire et se trouvent l’un à Paris, l’autre à Rome sans que l’information passe entre eux spontanément. Mais les chercheurs font quand même des progrès dans ce domaine. Tiens, voici un petit dé. Il a six faces, numérotées de 1 à 6. Imaginons que c’est un atome qui posséderait six superpositions distinctes. Jette-le.
- Le dé est tombé sur le chiffre 3.
- Tant que l’on n’aura pas lancé le dé, ou observé l’atome, on ne saura pas quel est le chiffre qui va se manifester ou quelle sera la position observée. Mais tout est possible avant l’observation. L’ordinateur quantique pourrait effectuer des calculs sur les six faces simultanément. Peter Shor, professeur au MIT, a fourni un algorithme quantique capable de déchiffrer des codes du type RSA[3], en théorie tout au moins.
- Néanmoins l'ordinateur quantique n'est pas encore pour demain.
- Je ne le pense pas. Si cela t'intéresse, tu peux lire des articles de Seth Lloyd ou de David Deutsch. Tu peux les googler facilement sur le Web. Selon ce dernier, l’ordinateur quantique serait capable de simuler le comportement de l’univers. On connaît ses prouesses en cryptographie, chiffrement, factorisation et même téléportation. Conserve le dé, je t’en fais cadeau.
- Merci. Je possède à présent le dé qui contient le mystère de l’infiniment petit.
Voici le soir[4]…
Le même soir, Robert se rendit à l'Opéra où l'on donnait une représentation très acclamée d'une œuvre, qui jadis avait fait scandale à Paris. C'était l'histoire d'une célébration primitive du renouveau. Une jeune fille est choisie et sacrifiée pour régénérer la terre. La victime de ce rite barbare porte une robe ensanglantée et elle danse aux cadences diaboliques jusqu'à la mort. La mise en scène était de Pina Bausch. Les danseuses de l'Opéra portaient des tuniques blanches transparentes, qui salissaient au contact du sol recouvert d'une couche épaisse de poussière sombre. Les danseurs portaient des pantalons noirs et restaient torses nus. Seule la vierge, celle qui est vouée à la mort, était de rouge vêtue.
Robert fut saisi par la beauté brutale du spectacle. Il se rendit compte que la musique n'avait de sens que grâce à la chorégraphie. Les mélodies, les rythmes saccadés, flottaient à la lisière de sa conscience bien après la représentation. Stravinsky! 1913.
En sortant du palais Garnier, il faillit se faire renverser par une Jaguar noire au moment où il voulait traverser l'avenue de la Paix. Il avait tendance à être distrait et, perdu dans ses réflexions sur la signification du ballet, il s'était engagé sur le passage clouté sans vérifier si, oui ou non, arrivait une voiture : Mene, Mene, Tekel Upharsin[5], lui murmura la voix sournoisement.
En recherchant sur le Web le lendemain soir, Robert tomba sur un article intéressant : le denkenexperiment[6] de Erwin Schrödinger de 1935.
Il entra son code d'accès, et ouvrit un nouveau dossier, intitulé Q-computer. L'article étant en anglais ; il fallait le traduire. S'intéresser à ces techniques sans connaître la langue de Mickey Mouse était devenu impossible. Il sourit en pensant qu’un mickey était un mot d’argot informatique pour désigner le mouvement de la souris (mouse).
Pour illustrer l'étrange monde de la physique quantique, Erwin Schrödinger élabora une expérience théorique pour essayer de démontrer ce qui se passerait si le monde quantique et le monde classique se rencontraient.
Voici les données de l'expérience. Un chat est enfermé dans une boîte. Une fiole de poison peut s’ouvrir ou non par un mécanisme qui dépend de la désintégration d'un seul atome radioactif. Si l'atome se désintègre, le mécanisme ouvre la fiole et le chat meurt. Il n'y a aucun moyen de prévoir la désintégration de l'atome en question : c'est un processus totalement aléatoire, donc non déterministe. Selon la théorie quantique, l'atome existe en une superposition d'états, soit plusieurs états en même temps. L'atome est à la fois désintégré et pas désintégré ou les deux à la fois! Ce n'est qu'en observant l'atome que la superposition est détruite, et l'on voit soit un état, soit l'autre, mais jamais les deux simultanément.
Cela va à l'encontre de notre connaissance quotidienne à propos du monde. Selon Schrödinger, le sort du chat dépendrait d'un seul atome. Le chat, comme l'atome, ne serait qu'une superposition de vie et de mort en attendant qu'un observateur ouvre la boîte et y jette un coup d'œil. Quand on regarde le chat ou l'atome plus précisément, on provoque un choix inexorable d'un seul des états : le chat est vivant ou le chat est mort.
Ne dit-on pas qu’un chat possèderait neuf vies…mais seulement une superposition ?
Le problème posé est le suivant : où se situe la transition entre l'infiniment étrange du monde quantique et le monde classique que nous éprouvons au quotidien, monde dans lequel un chat est soit vivant, soit mort. Si l’on peut comprendre ce moment-là, on pourrait maîtriser les techniques nécessaires à l'ordinateur quantique.
On voit clairement la difficulté technique posée par l'ordinateur quantique. Robert ne put s'empêcher de penser à un autre chat, celui de Louis Carroll, alias Charles Hodgson, professeur de logique à l’université d’Oxford. Le chat avait la fâcheuse tendance à disparaître à volonté, surtout au milieu d'une conversation, ce qui consternait la petite Alice. C'est la queue qui disparaissait en premier, ensuite le corps, puis la tête et enfin la grimace, un peu comme le fading out au cinéma, ce qui fait dire à Alice "I have often seen a cat without a grin, never a grin without a cat."
Un article de Seth LLoyd, de 1993, intitulé A Potentially Realizable Quantum Computer, évoquait la possibilité de traiter l'information "massivement en parallèle". Un tel ordinateur permettrait des calculs qui jusqu'à nos jours restent impossibles et qui exigeraient un temps de calcul irréaliste (quelques millions d'années, et j'en passe !). Il pourrait exécuter des milliards d'opérations en même temps. Et factoriser les très grands nombres, ce qui lui permettrait de décoder n'importe quel message crypté. L’enjeu est de taille. Les militaires et les policiers s’y intéressent, cela va de soi.
À l’avis de ce chercheur, une telle machine donnerait un pouvoir inimaginable à celui qui la posséderait.
Robert était de retour au Centre. Il dormait paisiblement. Une musique douce et reposante fut d’abord administrée et l’expérience commença. Dr. Dennard surveillait le dispositif. Lorsque Robert se mit en sommeil paradoxal, on changea la musique et lui fit entendre les murmures dans la forêt et le chant de l’oiseau de la forêt de Richard Wagner. Cette mélodie provoquerait-elle un rêve de lévitation comme Robert l’avait décrit lors d’un d »briefing précédent ?
Hei ! Siegfried gehört nun der Niblungen Hort[7] !
Hei, Siegfried, maintenant le trésor des Nibelungen
Le sommeil paradoxal se caractérise par des mouvements oculaires rapides. Ce stade, le cinquième, suit la période de sommeil à ondes lentes. C’est pendant cette dernière phase que l’on rêve et que l’on peut se rappeler ces rêves-là. Il arrive souvent que le dormeur soit réveillé pour noter ce dont il se souvent. Mais le dispositif utilisé par le docteur Dennard permet d’enregistrer les images mentales, et l’on peut laisser le rêveur continuer son sommeil sans interruption.
Ensuite, on le laissait entendre, pendant une heure, un poème de Verlaine pour étudier sa faculté à apprendre par cœur pendant le sommeil :
Le couchant dardait ses rayons suprêmes
Et le vent berçait les nénuphars blêmes ;
Les grands nénuphars entre les roseaux
Tristement luisaient sur les calmes eaux.
Enfin, on lui implanta électroniquement, une séquence de rêve d’un autre participant.
- Nous verrons bien ce que cela donnera, dit Dennard à la jolie Pénélope, son assistante, qui portait une chemise blanche presque transparente, laissant deviner ses amples et généreuses courbes.
De retour chez lui, Robert fit l’entrée suivante dans son journal.
Il y a un type de rêve qui me fait peur. Je me réveille dans ma chambre et je ressens une certaine angoisse. Inexplicable. Je cherche à mettre la lumière, mais l’interrupteur ne fonctionne pas. Pourtant j’ai l’impression d’être réveillé. Je recommence. Et pourtant la lampe ne s’allume pas. Je suis toujours dans les ténèbres.
Une fois je percevais des formes étranges, troublantes, puis une petite femme vêtue de noir s’approcha de moi, mit ses bras autour de mon cou. J’ai réussi cette fois à trouver l’interrupteur et enfin à allumer et d’éclairer la pièce. A sortir de ce rêve pernicieux. Un succube ?
Quel est donc ce monde entre le réel et le rêve ?
Je pense à une épisode particulière dans le roman Dracula. Jonathan Harper se promène dans les pièces interdites du château. Il rencontre trois dames qu’il décrit ainsi :
« Je voyais sur le plancher éclairé par la lune les traces de mes propres pas dans la poussière. Mais en face de moi se tenaient trois jeunes femmes, des dames de qualité à en juger par leurs toilettes et leurs manières. À l'instant où je les aperçus, je crus que je rêvais car, bien que le clair de lune entrât par une fenêtre placée derrière elles, elles ne projetaient aucune ombre sur le plancher. Elles s'avancèrent vers moi, me dévisagèrent un moment, puis se parlèrent à l'oreille. Deux d'entre elles avaient les cheveux bruns, le nez aquilin, comme le comte, et de grands yeux noirs, perçants, qui, dans la pâle clarté de la lune, donnaient presque la sensation du feu. La troisième était extraordinairement belle, avec une longue chevelure d'or ondulée et des yeux qui ressemblaient à de pâles saphirs. Il me semblait connaître ce visage, et ce souvenir était lié à celui d'un cauchemar, encore qu'il me fût impossible de me rappeler au moment même où et dans quelles circonstances je l'avais vu. Toutes les trois avaient les dents d'une blancheur éclatante, et qui brillaient comme des perles entre leurs lèvres rouges et sensuelles. Quelque chose en elles me mettait mal à l'aise, j'éprouvais à la fois désir et épouvante. Oui, je brûlais de sentir sur les miennes les baisers de ces lèvres rouges[8]. »
Je pense à l’idée d’Henri Corbin, qu’il y aurait un monde imaginal, médian et médiateur entre le monde intelligible et le monde sensible :
« La fonction du mundus imaginalis et des Formes imaginales se définit par leur situation médiane et médiatrice entre le monde intelligible et le monde sensible. D’une part, elle immatérialise les Formes sensibles, d’autre part, elle « imaginalise » les formes intelligibles auxquelles elle donne figure et dimension. Le monde imaginal symbolise d’une part avec les Formes sensibles, d’autre part avec les Formes intelligibles. C’est cette situation médiane qui d’emblée impose à la puissance imaginative une discipline impensable là où elle s’est dégradée en « fantaisie », ne secrétant que de l’imaginaire, de l’irréel, et capable de tous les dévergondages[9]. »
Pr. Jedermann appuya sur le bouton de son interphone et demanda que l’on envoie Nestor avec du thé. Ensuite, il se remit à travailler à son bureau.
On frappa à la porte. Entra une sorte d’homo erectus (pas encore sapiens sapiens) métallique. Il marchait comme un grand singe, penché légèrement en avant. Sur son dos, un grand sac contenant son unité centrale et la myriade de microprocesseurs qui constituaient son cerveau. Dans les mains, un plateau sur lequel étaient posées théière et tasse. Gauchement, Nestor plaça le plateau sur le bureau, leva la théière et miraculeusement versa le thé dans la tasse.
Ouf! pensa Matthias. Il fait des progrès. Cette fois-ci, il ne l’a pas versé à côté.
Son laboratoire expérimentait un dispositif capable de transférer les signaux en provenance du cerveau humain vers un robot par l’intermédiaire d’un dispositif qui amplifiait ceux-ci et les traduisait en commandes interprétables par le robot. Le cerveau humain émet des signaux qui sont trop faibles pour être captés par autrui à moins de passer par un système d’amplification. On va bientôt pouvoir transmettre nos pensées, directement sans passer par le discours.
Construire un robot capable de marcher et même de monter l’escalier était un exploit de technologie et de programmation. Des Japonais avaient réussi les premiers à concevoir et à produire un sumo-robot qui pesait deux tonnes, un robot capable de faire ce qu’un enfant âgé d’un an pouvait accomplir naturellement. Nestor était une copie réduite du sumo nippon, et il était capable, lui aussi, d’exécuter un certain nombre de tâches élémentaires. Il apprenait aussi à corriger ses erreurs.
Était-il conscient pour autant? Il se comportait comme s’il reconnaissait son environnement, les objets qui pouvaient bloquer son chemin, des passages par lesquels il pouvait se mouvoir. Il naviguait à travers le bâtiment et élaborait des trajets à parcourir pour accomplir un ordre. Il reconnaissait les voix de Jedermann et de son équipe. Mais était-il conscient d’être, d’exister au sens cartésien du mot? Cogito ergo sum. Arrivera-t-on un jour à concevoir une véritable conscience dans une machine? Pourrait-il se reconnaître dans une glace ?
La porte s’ouvrit, et Nestor, à grands pas de zombie, s’éclipsa.
Si Jedermann s’intéressa à la conscience, c’est qu’il avait un projet étonnant et dont il ne parlait à personne. Il avait lu une étrange histoire dans sa jeunesse, dans un roman d’André Hardelet, intitulé Le seuil du jardin. Ce roman court n’est plus édité et les éditions qui existent se font rares[10].
Le récit est très bizarre. Un homme invente une machine qui permet de revivre les plus belles et plus profondes expériences de la vie du sujet, enfouies dans la mémoire. Imaginons la possibilité de revivre son premier baiser d’amour, de retrouver les êtres chers depuis longtemps disparus ou de goûter aux sublimes instants de joie et de plaisir!
Et maintenant, ce retour au paradis perdu, ces retrouvailles avec la femme jadis tant aimée, ce bonheur ineffable, ces premiers soupirs d’amour, tous ces moments étaient à portée de la main, ou plutôt à portée de la pensée grâce à la réalité virtuelle et aux informations données par le projet Intercoma et le réseau Osiris net.
Lui aussi, bientôt, il voyagera dans cet espace si exquis et si personnel qu’est la mémoire et retrouver peut-être son bonheur perdu.
Matthias avait perdu sa femme dans un accident quand il avait quarante ans. Il ne s’était jamais remis de sa perte et il restait seul. Il se consacrait à ses recherches. Construire une machine à remonter le temps, le temps personnel. Tous nos souvenirs se cachent dans notre inconscient. Tout est enregistré. Il nous faut découvrir le chemin d’accès, le moyen de les ressusciter. Certains souvenirs peuvent apparaître aléatoirement pendant le sommeil ; mais, hélas, nous ne pouvons en contrôler ni le déroulement ni le scénario. D’autres forces, obscures et parfois malsaines, restent maîtresses de nos rêves ! Pour l’instant !
La mémoire se construit comme un palais. Cicéron, Saint Augustin et d’autres, parlent de lieux et d’images frappantes à construire à l’intérieur d’une architecture. On entre par le vestibule (vestibulum), ensuite, on passe par l’atrium, et on poursuit son itinéraire de pièce en pièce. Chaque pièce est associée à une image ou une idée spécifique. Il suffit de visiter plusieurs fois un édifice, une église, un palais en respectant toujours le même ordre de la visite. Puis, on remémore les lieux en suivant le même itinéraire. À chaque endroit, on associe une image ou un symbole.
En littérature, à mon avis, la meilleure illustration en est donnée par Umberto Eco dans le Nom de la Rose.
***
Fugit irreparabile tempus
Six semaines plus tard, après avoir voyagé quelques heures sur Osiris net, Robert fut réveillé et conduit dans la salle de débriefing où l'attendait le docteur Dennard. Il n'avait guère conscience du temps passé.
- Alors, Monsieur Maxime, avez-vous fait de beaux rêves?
Robert avait l'impression de suivre une psychanalyse alors qu'il n'en était pas question quand il s'était porté volontaire à ce protocole expérimental. Cependant, il découvrait beaucoup sur lui-même.
- On commence ?
- Allons-y.
On l'avait réveillé presque à la fin de la période de sommeil paradoxal, la phase où nous rêvons, afin qu'il pût se souvenir de ses songes; car s'il se fût réveillé en phase de sommeil lent, il aurait probablement tout oublié.
- Je me promenais dans une région montagneuse, peut-être s’agit-il des Rocheuses. Je suivais un ruisseau qui pénétrait dans une profonde vallée. Le paysage a changé tout d'un coup. Une plaine recouverte de neige. Un soleil très fort, rutilant, l'un de ces beaux soleils de novembre qui vous coupe le souffle par sa beauté et son éclat. Un vol d'oiseaux est apparu à l'instant même du couchant. Oiseaux ; blancs, trois, au cou long et élancé.
- Des cygnes peut-être?
- Probablement ou des oies sauvages. Un autre oiseau, noir cette fois-ci, un prédateur, se présente à l'horizon, et fonce sur les oies blanches. Une des trois est blessée et tombe à terre, se ressaisit, et s'envole. Je m'approche de l'endroit où il a chu et je vois quelques gouttes de sang [11]sur la neige. Je fixe la neige ensanglantée. Le tableau change. Je contemple le visage d'une jolie jeune femme, d'une beauté éblouissante, angélique. Un visage triste et fragile, serein et résigné. Je ne me souviens plus de rien.
- Vous en être certain, rien d'autre ?
- Le vide total.
Robert quitta la salle et se rendit à la chambre où il pouvait terminer sa nuit. Il s'en dormit paisiblement grâce aux médicaments que lui administra une jeune infirmière en blouse blanche.
La beauté de ce monde, pensait-il, si éphémère, si fragile, si déliquescente. Je regrette les temps où la sève du monde…., murmura la voix cristalline du sommeil qui s’approchait. Confusion, descente sous une eau trouble et profonde.
De retour dans son appartement, Robert ouvrit les fenêtres et regarda longuement le parc aux couleurs du printemps qui s'éployait devant lui. Il aimait la solitude. C'était la condition sine qua non de sa réussite: pour concevoir ses sites web et ses produits, il lui fallait silence et méditation. Il venait d’avoir trente-neuf ans, menait une vie très aisée, et semblait ne pas s'intéresser aux femmes. Certains de ses amis se demandaient s'il n'était pas indifférent au sexe. Il n'en parlait jamais, car il vivait intensément certains moments privilégiés puis recherchait à nouveau la solitude de son appartement, et l’intensité de sa vie intérieure À vrai dire, il n'aimait pas trop s'investir dans une amitié comme dans un amour. Il préférait se considérer un peu comme l’un de ces libertins de la littérature française du XVIIIe siècle : le plaisir sans le sentiment, le jeu de la séduction. Ses liaisons, car il y en a eu, ne durèrent jamais plus de quelques mois. Les femmes lui reprochaient son égotisme, sa distance à l'égard de la tendresse (il prenait facilement la fuite) et son manque d'enthousiasme. C'est qu'il ne savait pas montrer ses sentiments. Et puis, il aimait plus l’attente que l’action :
Ne hâte pas cet acte tendre,
Douceur d’être et de n’être pas,
Car j’ai vécu de vous attendre,
Et mon cœur n’était que vos pas[12].
Lors d'une promenade en Sologne, il avait vingt-cinq ans à l'époque, il errait un soir le long d'une douve remplie d'eau. Derrière lui le soleil se couchait au-dessus de l'horizon formé d'un château de XIVe siècle en pierre grise et d'un bois verdoyant. Les dernières lueurs du jour traversaient les interstices formés par les troncs des arbres et par les entrelacs des branches et se reflétèrent dans l'eau de la douve. Mais quelle beauté féerique! À vous couper le souffle! On eût dit une nappe d'or en ébullition. Cette révélation ne dura qu'un instant, puis l'or liquide se fondit dans l'eau de la Loire.
Le lendemain, il acheta par hasard un livre très ancien : un recueil de poèmes du Moyen Age. Il l'ouvrit au hasard et tomba sur le récit de Lanval. Les sonorités du mot lui plurent. Il l’utiliserait comme code secret. Comme Robert, Lanval était en quête d’absolu. Il avait une image idéalisée de la femme, image qu'il refusait d'abandonner. Ce qui le motivait en amour n'était pas en réalité de rencontrer cette femme idéale, mais de poursuivre sa quête, d’aller éternellement à sa recherche. Toutes les femmes qu'il avait connues possédaient en elle un je-ne-sais-quoi de cet idéal féminin: la beauté du regard, la douceur de la voix, l'intelligence du cœur ou l'espièglerie dans les jeux amoureux, la grâce dans la démarche et dans l'ondulation du corps.
Un poème de l'écrivain grec, Konstantinos Cavafis, lui avait laissé une très forte impression : Ithaca. Il s’amusa à le traduire du grec. Il ne fallait pas se presser pour rejoindre Pénélope, mais plutôt profiter du voyage, profiter des aventures que le périple nous procure, il fallait aimer les Nausicaa, les Circé, les Calypso de ce monde tout en évitant les pièges des Sirènes.
Après avoir fait l'amour avec une nouvelle connaissance - il refusait des termes comme maîtresse (trop conventionnel), conquête (trop libertin), petite amie (trop banal)- il lui arrivait de se demander qui serait la remplaçante, la prochaine, la nouvelle. Comment serait-elle ? Son nom ? La couleur de ses cheveux, celle de ses yeux ? Le timbre de sa voix? C'était avant tout la quête de l'impossible et de l'irréel, la délectation dans l'éphémère et le plaisir de l'instant qui gouvernaient sa vie affective. Robert Maxime, à la différence d’Ulysse, n'était pas pressé de gagner Ithaque. Il aimait ce type de voyage et il était toujours prêt à partir vers l’aventure.
Mais désormais, il avait fait la connaissance de cette Reine des Fées et des fleurs dans ses voyages à travers les contrées étranges et parfois périlleuses de Osiris net, celle qui portait un manteau bleu fleur de lysé d’or, bordé d’hermine, apparition dont l’éclat du visage apparaissait sur la neige tachetée de sang.
Qui était réellement cette Apolline? A-t-elle existé ? Ne s’agit-il pas de son idéal de femme, distante et inaccessible, qui ne peut se matérialiser que dans un rêve ?
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.
Encore la suave voix de Mnémosyne murmurait ces vers, appris naguère, quand il étudiait la poésie parnassienne en première année de lettres à la Sorbonne.
Le professeur Jedermann faisait visiter son laboratoire à une jeune stagiaire, qui passait quelques mois dans son service pour étudier le projet Intercoma et le réseau à haut débit Osiris net.
-Et voici, Mlle Bianca, le centre nerveux de toutes nos installations, dit le professeur, tout en ouvrant une porte blindée. C'est ici que se trouve le superordinateur baptisé ESI qui supervise l’enregistrement et l’indexation des rêves de nos participants tout en gérant notre réseau planétaire, notre intranet. ESI veut dire Enhanced Stimulation of the Imaginary, n'est-ce pas? Une sorte de stimulateur de l'imaginaire. On lui a donné les attributs d'une femme, une sorte de Mère des rêveurs, notre Grande Déesse. Elle organise en un environnement virtuel les paysages de nos dormeurs. Elle génère son univers à elle à partir des mythes et des archétypes imaginaires et oniriques de l'humanité. Nous pouvons d’ores et déjà implanter des rêves des uns chez les autres, concevoir des scénarios pour chacun, remonter le temps de la mémoire et faire vivre les moments les plus précieux de la vie.
- Est-ce un intranet hyperprotégé ? Professeur ?
- Exactement. Nul n'y a accès sans mot de passe et compte. Nous avons installé de puissants coupe-feux. Vous connaissez les grands principes derrière Osiris net ?
- Vaguement, c'est un projet classé confidentiel aux États-Unis où j’ai commencé mon stage d’ingénieur. J'ai dû signer une déclaration de confidentialité avant d'être autorisée à suivre ce stage. Le Département de la Défense est très strict sur ce point.
- Eh bien, Osiris net et le projet Intercoma cherchent à créer une base de connaissances sur les grands symboles et scénarios de nos rêves afin de compléter celle qui traite du sens commun et les connaissances que l'homme a sur l'univers et sur lui-même à l'état conscient. Je fais allusion au projet CYC qui a débuté, il y a environ trente ans, à Austen dans le Texas, si je ne me trompe pas ?
- Oui, je connais bien ce projet, j'ai même travaillé là-dessus là-bas.
- Excellent! Donc, notre ordinateur a plusieurs tâches à exécuter. Il doit enregistrer les images mentales du sujet, les classer et les indexer par mot-clé. Par exemple, Voler, Feu, Eau, Chute, etc. Une percée technologique nous permet de visualiser ces images. La résolution n'en est pas très précise encore. On voit des formes grossières et des couleurs peu nuancées – de grosses tâches de bleu, de rouge et de jaune, mais nous travaillons sur une application qui devrait les embellir et les rendre plus facilement identifiables. Nous ne sommes qu'au début de nos recherches, mais nous nous progressons à grands pas.
- Et le projet Convergence?
- Ah ! Cela est fort intéressant. Nous n'avons qu'un seul et unique cas de réussite. On les appelle notre Adam et notre Ève du Cyber- onirisme.
-C'est quoi exactement ?
-En quelques mots, l'ordinateur peut envoyer un signal à deux sujets séparés dans l'espace, même à une distance de quelques milliers de kilomètres. Si deux participants ont régulièrement des images mentales très semblables et une structure de scénario assez proche, une application intelligente peut les relier en temps réel et même prendre en charge la "scénarisation" ou la mise en scène onirique. On peut les réunir et créer leur expérience commune comme s’il s’agissait de la réalité ou presque.
- Un seul cas ?
- Pour le moment.
- Et le troisième projet. Celui dont personne ne veut parler. Le projet Dormition.
- Ah ! Ce projet-là n'est pas sûr de voir le jour. Nous n'avons ni l'autorisation ni la possibilité de le mettre en place pour l'instant.
- C'est dommage, soupira la jeune étudiante. Que veut-on dire par dormition. Ne s’agit-il pas de l’état dans lequel la Sainte Vierge a été placée après sa mort ?
- Quelque chose comme cela, oui. Il s’agit du dernier sommeil pendant lequel Marie a réalisé son assomption.
- Une démonstration?
- Volontiers.
Le professeur introduit son nom et ensuite son mot de passe. Il appuya sur la touche Entrée, choisit une fenêtre, et opta pour FEU. L'ordinateur lui présenta une liste de quelques centaines d'exemples d'image. Il en sélectionna une catégorie et appuya à nouveau sur la touche.
Ils contemplèrent une image d'une maison en bois qui brûlait le temps d'un soupir. Puis l’eau arrive pour étouffer l’incendie ; mais c’est déjà trop tard. Il ne restait qu’un squelette noirci par les flammes.
-Mademoiselle, je suis ravie de vous avoir parmi nous. Je vous ai mise avec l’équipe qui travaille sur la projection de scénario. C’est cette unité qui expérimente sur la suggestion ou l’implantation de faux souvenirs. On suggère une histoire, puis on laisse passer un laps de temps, disons, trois semaines, et on interroge le participant. Neuf fois sur dix, il croit qu’il a réellement vécu une expérience inventée de toutes pièces. Vous pouvez m’appeler par mon prénom, Matthias.
-Appelle-moi Anaïs.
“If we take the Pythagorean formula z2 = x2 + y2, not all solutions are integers. We need the Euclid formula which provides an infinite number of solutions when p and q are not equal and are positive: (p2 + q2) 2 = (p2 – q2) 2 + (2pq) 2
Fermat must have been aware that if n > 2, there can be no integer solutions without adding an additional integer because the right hand side of the equation is bigger than the left hand side.
Let z =(p2 + q2), x = (p2 – q2) and y = (2pq) and apply the formula to n > 2.
Thus it is easy to show that (p2 + q2) n ≠ (p2 – q2) n + (2pq) n .
The equation can be expressed as:
(p2 + q2) n = (p2 – q2) n + (2pq) n + λ where λ is a positive integer. λ is negative only when n = 1, λ = 0 when n = 2, and λ increases positively when n > 2.
Thus λ = (p2 + q2) n - (p2 – q2) n- (2pq) n For p = 2, q = 1, n = 3,
λ = 34. This is what I call Fermat’s intuition. » J. Wisdom
Quant au professeur Matthias Jedermann, Robert voulait en savoir un peu plus. Peut-être dans la bibliographie de ce savant, trouverait-il quelques indices sur le type de recherche que ce dernier poursuivait.
Il se connecta à son fournisseur de services et utilisant son logiciel de navigation, Firefox, il consultait le moteur de recherche qui lui permettrait de trouver, il l'espérait, ce qu'il cherchait.
Robert écrivit les mots-clés « Jedermann » et « publications », appuya sur la touche Entrée, et attendit quelques microsecondes. On lui proposa une liste de plus de 200 articles. Il choisit de consulter la première page.
Douze titres, soulignés en bleu, se présentèrent à lui.
Jedermann and cognitive studies
Jedermann "the Quest for order in the Mind"
Jedermann et la conscience artificielle
Il poursuivit sa recherche, passant de page en page, jusqu'à ce qu'un titre lui semblât particulièrement intéressant.
Jedermann et le sommeil du singe
Il pointa la flèche sur ce titre et cliqua. Quelques instants plus tard, l’image d'un singe apparut sur son écran, suivie d'un résumé de l'article. Celui-ci pour une fois était écrit en français. Robert le parcourut du regard.
Il s'agissait d'un compte rendu d'une expérience pratiquée au début des années quatre-vingt sur le cerveau d'un singe. L'animal, une fois anesthésié, fut disséqué, et son cerveau placé dans un récipient et alimenté artificiellement en sang riche en oxygène. On pouvait de la sorte maintenir le cerveau en vie un certain temps. Celui-ci fut scanné pendant tout le temps de l'expérience par tomographie à émission de positrons (TEP) et l'on avait constaté que le cerveau continuait de fonctionner, d'envoyer des messages par les myriades de réseaux neuraux bien qu'il fût coupé de tout signal, afférent ou efférent, provenant de l'extérieur ou allant vers celui-ci.
L'article ne faisait pas mention de la durée de l'expérience. Une conclusion s'en dégagea cependant : le cerveau d'un animal pouvait être maintenu artificiellement en vie sans qu'il existât un corps pour envoyer des informations sensorielles de l'environnement et du corps même. Pas de douleur, donc, car seul le corps souffre, pas le cerveau, qui ne perçoit pas de signal de douleur en provenance de lui-même.
Une expression étrange frappa l'imagination de Robert. C'était une citation de Jedermann : " Nous avons pu mettre un singe en dormition." Ensuite, il choisit le même document et en fit une copie.
Matthias Jedermann : la conscience artificielle
« Ce qui différencie parmi bien d'autres facteurs la compréhension humaine avec une éventuelle compréhension artificielle, c'est la création d'imagerie mentale. Lorsqu'un être humain entend une phrase, il y a souvent la production d'images mentales et d'association d'idées. Par exemple : si je dis à quelqu'un : "l'homme a marché sur la lune", il est fort possible que l'interlocuteur imagine la scène, ou se souvient de l'image télévisée ou se représente la couverture du livre de Tintin. On se rappelle la date de l'événement, le nom de Niel Armstrong, la quasi catastrophe de la mission d'Apollon XIII.
Nous n'avons pas encore des machines capables de fantasmer, de générer des images appropriées. C'est peut-être là une des clés de la conscience : l'imagination, en tant que création d'images structurées, scénarisées, nous représentant l’univers.
Construisons un système capable de mettre en corrélation un mot et une image, voilà ce qu'il nous faut. Pour chaque concept, une représentation schématique. Ce n'est qu'un point de départ. Une phrase engendrerait une suite d'images.
L'autre condition nécessaire est une immense base de données qui favoriserait l'accès à des connaissances sur notre monde et sur nos conduites, coutumes, croyances et qui permettrait à tout système intelligent d'expliciter ce qui est ambiguë dans tout message. »
La Confrérie d’Athanatos tenait un colloque sur la maison d’éternité.
Voici le discours du Grand Maître.
Les anciens Égyptiens croyaient en l’au-delà des Justes. Ils construisaient pyramides et tombeaux pour héberger les momies des défunts en route vers l’éternité. Le christianisme aussi promettait la vie éternelle. Mais cette survie après la mort impliquait la notion d’âme immortelle. C’est-à-dire une conscience et une mémoire qui continueraient à fonctionner au-delà de la vie biologique. Or, nos connaissances du cerveau, depuis une cinquantaine d’années, excluent toute pérennité de l’âme. La mémoire, comme la conscience, n’existe que grâce aux réseaux alimentés en oxygène et en nutriments.
Notre projet consiste à faire une copie du cerveau et de la maintenir sur le réseau que nous construisons à cet effet. La vie éternelle est à notre portée tant qu’existeront les bases de données et les télécommunications numériques.
Comme les anciens Égyptiens, nous construisons nos maisons d’éternité, permettant aux âmes numériques de se promener à travers le cybermonde.
Ensuite un initié fit un exposé sur les mastaba.
« Le mastaba est le premier type de tombe élaborée dans l'ancien empire ; il était utilisé par les nobles et les hauts dignitaires du régime (grands prêtres et fonctionnaires). Il est composé d'un noyau compact de sable, de terre, de moellons et de gravats bloqués par un revêtement solide de briques jaunes ou noires, ou de pierre. La forme est rectangulaire avec des faces légèrement en pente, les dimensions sont variables. »
Un autre initié prit la parole.
« Le mastaba[13] est composé de deux parties.
La partie visible abrite une chapelle destinée à célébrer le culte funéraire, son entrée est à l'est. À l'ouest, qui est le domaine des morts, une stèle permet à l’âme du défunt de communiquer avec le monde des vivants. La chapelle peut être décorée avec des scènes de culte, d'offrandes, d’agricultures, de chasses et de pêches. : c’est-à-dire tout ce qui évoque la vie terrestre. Le serdâb[14] est une pièce qui abrite uniquement les statues du défunt. Des fentes étroites, à hauteur d'yeux, permettent aux statues du défunt de communiquer avec la chapelle et de profiter des offrandes et des rites sous forme de prières, et d’encensement, effectués par les prêtres et par la famille du mort. »
« La partie souterraine est invisible. Elle est composée de la chambre funéraire creusée dans la roche. Elle abrite le sarcophage contenant le corps momifié du défunt. Le mobilier funéraire et des offrandes sont déposés dans cette pièce ou dans des magasins annexes le jour des funérailles. Elle est composée également d’un puits pour descendre le sarcophage dans le tombeau. Le puits est comblé après les funérailles pour éviter le pillage de la tombe. »
« Les offrandes sont impératives puisqu’elles permettent au mort de continuer de vivre dans le monde souterrain. De son vivant, le futur mort doit donc prévoir avec sa famille ou les prêtres d'un temple la manière dont les offrandes seront assurées pour qu'il survive, il doit ainsi léguer une partie de ses biens à cet effet. Sur les murs de la chapelle ou sur la stèle, on représentait le défunt assis devant une table d'offrandes bien approvisionnée. En prononçant des formules magiques, le mort pouvait, en cas de besoin, donner de la réalité à ces offrandes. Les murs des tombes seront décorées ultérieurement des scènes de la vie quotidienne qui montrent la fabrication de la nourriture : du labourage du champ à la fabrication du pain ou de la bière, des scènes de boucherie... Ainsi, le défunt était assuré de trouver toute la nourriture dont il avait besoin, à tout moment, en prononçant les formules rituelles. »
Le premier initié projeta une image sur l’écran fixé au mur de la salle.
source[15]
« Le système informatique que nos chercheurs ont adopté est inspiré de ce modèle. Le sarcophage est constitué par un ensemble de bases de données contenant l’âme numérisée du défunt. L’interface entre l’âme et le monde des vivants se situe entre le serdâb et la chapelle. L’électricité et la maintenance constituent la nourriture, les offrandes, bien entendu. »
Ils s'étaient donné rendez-vous à Prague un an auparavant. Robert Maxime ne savait pas exactement pourquoi ils avaient choisi cette ville de la République tchèque. C'est le mot qui leur vint, Apolline et lui, à l'esprit simultanément. Il avait envoyé son message par courrier électronique, et elle aussi avait pensé à cette ville pour le rendez-vous qu'ils souhaitaient. Comment ont-ils pu se contacter, cela reste un mystère.
Ils devaient se rencontrer à la place de l'hôtel de ville, devant l'horloge. L'heure de la rencontre était fixée à 15 heures 15. Robert était là vingt minutes en avance. Des groupes de touristes se rassemblaient devant l'horloge pour voir les personnages mécaniques s'activer à 15 heures pile. Au-dessus du double cadran qui représentait à la fois l'heure et les signes du zodiaque, les apôtres défilaient en même temps que la mort, squelette inexorable, qui battait le rythme.
Les touristes se dispersaient lentement. Robert était un peu éberlué par le spectacle. Il sentait en lui cette angoisse douce et pourtant légèrement écœurante que l'on éprouve lorsque l'on est dans l'attente, dans l'expectative, lorsque l'on a rendez-vous avec une femme dont on ne connaît ni le visage ni l’aspect physique. Est-elle belle ? Distinguée ? Séduisante? Les Américains appellent ce genre de rendez-vous une « blind date », un rendez-vous aveugle.
Il pensait à la sémantique du terme. Hypallage. Ce sont des participants qui sont (au préalable) aveugles l'un par rapport à l'autre.
15 heures 30
Il ne voyait pas encore de jeune femme habillée en robe d'été blanche, et portant un sac à main turquoise. C'était le signe de reconnaissance convenu.
15 heures 45
Toujours pas de personne correspondant à la description. Quant à lui, il portait un léger costume d'été en soie, vert clair, et des lunettes de soleil noires, des Ray Bans. Il les retira et les tint à la main.
Quelques jeunes filles passèrent, mais aucune d’elles n'était habillée en robe blanche. Aucune ne portait un sac turquoise. Robert Maxime se mit à penser qu'elle avait dû changer d'avis, qu'elle ne voulait pas, en dernière analyse, faire sa connaissance dans le monde réel. Il ressentait une grande déception. Il s'était levé tôt ce matin-là pour prendre l'avion, faire plus de mille kilomètres pour en fin de compte se trouver seul dans une ville où il ne connaissait personne. Il avait même retenu deux chambres à l'hôtel. Il serait contraint d'annuler la seconde réservation.
Quelqu'un lui toucha l'épaule. Il se retourna et prit le soleil en pleine figure. Un visage lui souriait.
- Monsieur Maxime, je présume. Elle riait avec gentillesse et même avec espièglerie.
- Mais vous ne portez pas de robe blanche !
- Voyons, Monsieur. Je voulais vous observer avant de me présenter à vous. Je ne suis qu'une jeune femme qui voyage seule. Je voulais être sûre que vous êtes quelqu'un de convenable. Après tout nous ne sommes ici que parce que le hasard de nos rêves nous a fait partager certaines scènes étranges.
Sa voix évoquait la pureté cristalline d’une eau de source. Ses yeux, bleus marines contrastaient fortement avec son épaisse chevelure noire qu’elle portait sur les épaules.
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique[16] !
Il prit son sac de voyage et il l'emmena à l'hôtel qu'il avait choisi pour sa situation centrale et la qualité de ses prestations.
Le second jour, Apolline et Robert visitèrent le quartier du Château. Ils se débrouillèrent très mal pour trouver le tramway qui mène au château, et après avoir rebroussé chemin, car ils furent allés trop loin, ils furent contraints à aller à pied. Ils passèrent la journée à visiter et le soir, ils dînèrent dans un restaurant qui surplombait la vieille ville.
- J'ai l'impression que j'ai eu autant de mal à atteindre ce château que l'arpenteur K dans le roman éponyme de Kafka.
- C'est que vous n'êtes pas très doué pour l'orientation, mon cher, dit Apolline sur un ton persifleur, et puis K n'atteint jamais le château. C'est une frustration insupportable pour le lecteur. Ce pauvre K ne reçoit pas la grâce !
- Je crois bien que la langue de ce pays me perturbe. Je ne reconnais aucune racine latine ni allemande. Ce qui aide beaucoup quand on voyage dans un pays dont la langue nous est inconnue, ce sont les mots qui ressemblent à des termes reconnaissables. Exemple, platz pour place. Ici qui saura que Hrad veut dire château, et j'en passe.
Ils se mirent à parler de leurs vies respectives. Elle venait d'Aix, avait fait ses études de droit à Paris, avait rencontré un ami, il y a deux ans, puis elle s'était installée avec lui en Californie.
- Vous êtes une femme comblée à ce qu'il me semble.
- Si l’on se tutoyait? demanda-t-elle.
Elle avait bu un peu de vin blanc pétillant, pezsgő, et se sentait plus décontractée, plus spontanée, et puis elle le trouvait amusant. Il la mettait à l'aise.
- Que fais-tu de tes journées ?
- Mon ami ne voulait pas que je travaille. D'ailleurs, je n'en avais pas besoin. Je suivais quelques cours à Berkley : un séminaire en littérature américaine – Hawthorne, the Scarlet letter. Je m'occupais de la maison; nous recevions beaucoup : des hommes importants, sénateurs, hommes d'affaires, parfois intéressants, souvent ennuyeux, comme beaucoup d'Américains, ils étaient très imbus de leur personne, le genre d’hommes qui ont appris à toujours se dire I must be the best ou always be positive. Et qui affirme sans vergogne dans la soirée : I am worth 2 million dollars a year.
Elle imitait l’accent américain en l’exagérant quelque peu.
- Et ton ami ?
- Mon ex. On est séparé. Il était insupportable !
- Plus âgé que moi. Presque quinze ans de plus. Je n'aime généralement pas les hommes de mon âge. Je les préfère plus âgés, plus mûrs, expérimentés, tu vois ce que je veux dire ?
- Que fait-il dans la vie ?
- Il est scientifique. Il a intégré l’ École polytechnique il y a une vingtaine d’années. Ensuite, il a fait son PH.D. à Stanford.
Après le dîner, ils se promenèrent dans la vieille ville parmi les milliers de touristes, prirent un dernier verre sur une terrasse qui donnait sur le Vltava, la rivière qui coupe Prague en deux, et retournèrent à l'hôtel.
Succube ou ange ?
Vers trois heures, Robert fut réveillé. On frappait légèrement à la porte. Il se leva, enfila sa robe de chambre, et ouvrit la porte. Apolline se tenait devant lui, sa longue chevelure noire déliée. Elle portait une longue robe de chambre blanche en dentelle à l'ancienne.
- J'ai une insomnie, dit-elle sur un ton qui frisait le désespoir. Je peux entrer?
- Bien sûr. Robert avait du mal à dissimuler sa surprise. Elle était rayonnante …. d'une beauté quasi céleste, svelte, élancée, proportionnée à la perfection. Un être lumineux. Il fut fasciné par la blancheur de sa peau. Elle demeurait quand même en Californie, le Golden State, pays de soleil, d’agrumes, et du cinéma.
Elle lui prit la main délicatement.
- J'ai cette terrible sensation de solitude, de vide en moi et, pourtant, j'ai passé une journée formidable.
Ils se mirent au lit.
- Je suis contente que nos rêves se soient convergés. Mais je ne comprends pas pourquoi. Un rêve ne se partage pas, c'est quelque chose d'intime, de personnel, d'unique.
Elle se tut un instant, réfléchit, puis elle murmura à son oreille : « Embrasse-moi. »
Son baiser évoquait la douceur même. Un instant Robert pensait qu’il était sur le point de perdre connaissance. Ses mains se mirent à parcourir son délicieux corps, ses petites rondeurs, sa peau chaude et lisse. Elle était très mouillée.
- Doucement, je suis fragile.
Son pénis entra en elle très lentement et ils trouvèrent le bon rythme après quelques minutes. Elle leva ses jambes et envoya les draps hors du lit. Elle soupirait, murmurait, et au bout d’un quart d’heure, elle émit un long profond râle.
Lorsque Robert voulait parler de sa fragilité, Apolline devenait très réticente.
- Tu sauras peut-être le pourquoi des choses un jour. C'est une longue histoire que j'aie du mal à comprendre moi-même. Je te promets que je t'en parlerai un jour. Promis. Tu dois dormir maintenant.
Robert Maxime avait beaucoup de difficultés à trouver le sommeil. Elle s'était endormie rapidement. Il écoutait tendrement les petits renflements qui indiquaient qu'elle se mettait à rêver. Elle avait quitté cet univers pour l'autre que tous les deux, ils avaient quelquefois partagé, événement unique jusqu'alors. Mais cette nuit-là, bien que leurs corps se fussent convergés, leurs rêves restaient la propriété de chacun.
Le lendemain de leur nuit d'amour, ils se levèrent tard, déjeunèrent copieusement à la praguoise, et partirent pour le quartier juif. Ils visitèrent le cimetière et ne virent que l'extérieur de la synagogue Vieille-Nouvelle qui datait de 1270 car c'était le vendredi et le cimetière était fermé.
Ils empruntèrent la rue Maisalova. Le nom d'un restaurant surprit Apolline.
U GOLEMA
- Au Golem. Il porte le nom d'une étrange créature que, selon la tradition, le rabbin Löw avait modelée de glaise un peu à la manière de Dieu quand il créa le premier homme, Adam. Il avait étudié la Cabale, et avait acquis, paraît-il, les secrets de la vie.
- C'est une sorte de monstre de Frankenstein?
- Tout à fait. On prononce le mot, "emet", ce qui signifie la vérité en hébreux, et le monstre s'anime.
- Et pour l'arrêter ?
- Le mot "met" qui veut dire mort.
- Fascinant. Il a vécu à quelle époque, ce brillant rabbin ?
- Au seizième siècle, me semble-t-il.
- Et le golem servait à quoi ? demanda-t-elle, songeuse.
- Il était destiné à protéger la communauté juive en cas d'attaque, une sorte d'arme secrète. Gustav Meyrink en a fait un roman. Selon cet écrivain, le monstre se réveillerait tous les trente-trois ans. Il habiterait dans une chambre sans porte à l'intérieur d'un vieil immeuble dont la crépissure écaillée des murs laisserait imaginer ce fantasque personnage. Un jour, des artisans faisaient fondre du plomb ; et le visage du golem est apparu une fois le métal solidifié.
Dans quel village me suis-je égaré ? Y a-t-il donc ici un Château ?
Ils prirent le tramway et se rendirent à nouveau au quartier du Château. Ils commencèrent leur visite cette fois-ci par le couvent de Strahov et Apolline fut particulièrement fascinée par la bibliothèque et la célèbre salle philosophique. Ensuite, ils prirent la direction du Château et par hasard, en sortant du frais des arcades, ils débouchèrent sur une place ; un massif monument sur leur gauche, en contrebas, un bâtiment blanc et or, surmonté de plusieurs tours et de petites coupoles vertes.
- J'ai l'impression d'être déjà venue ici, affirma Apolline. Elle avait de la peine à cacher son désarroi.
Ils se rapprochèrent de l'édifice, la main dans la main.
C'était une église qui ne ressemblait pas à une.
Ils payèrent à l'entrée et commencèrent la découverte de ces lieux éblouissants. Des cloîtres entouraient une étrange maison située dans un agréable jardin. Quelques jeunes femmes travaillaient à restaurer la façade de la petite demeure. Ils entrèrent dans une petite chapelle baroque où sentait bon l’encens. Ils regardèrent, ensuite, à l’intérieur de la petite maison dont la simplicité frappait par rapport à l'opulence de l'ensemble. Des images de la vie de la Sainte Vierge ornaient les murs extérieurs en bas-relief.
- Quelles délices pour les yeux ! s'exclama Apolline.
- Magnifique !
Tous les deux étaient très émus par ce spectacle de pierre.
- C'est la Santa Casa ?
- Oui. La maison de l’Annonciation.
- Peux-tu me l’expliquer? Je ne suis pas chrétienne.
- La Santa Casa est supposée être la maison de la Vierge Marie dans laquelle l'archange (Gabriel, me semble-t-il) aurait annoncé la naissance de Jésus.
- Ah oui. Je me souviens d'avoir vu une scène de film, un film de Pasolini sur la vie du Christ. Ce qui m'avait frappé, c'est que l'ange avait le même visage à la fin du film après la crucifixion qu'il avait au début en annonçant la naissance. Trente-trois ans s'étaient écoulés, Marie paraissait très âgée et, pourtant lui, l’ange, était toujours le même, jeune et beau, enfantin, céleste.
- L'immortalité, le rêve le plus profond de l'humanité.
- Le rêve le plus fou !
- Selon la tradition, en 1278, quand les infidèles menaçaient la maison à Nazareth, les anges l'emportèrent à Lorette, en Italie, près d'Ancône. D'où le nom de l'église, Notre-Dame-de Lorette.
- Et pourquoi est-elle ici à Prague ?
- Pour combattre le protestantisme, la Contre-Réforme a fait construire un certain nombre de répliques de cette maison, ici, en Bohème. On espérait séduire la population révoltée par la beauté des images pieuses.
- Et quelle beauté féerique !
Ils se rendirent devant une belle fontaine. L'eau en sourdait délicieusement.
- L'Assomption.
- C'est le moment où Marie entre dans l'immortalité, élevée au ciel par les anges. Elle entre en dormition, c'est-à-dire en sommeil profond, pour l’éternité.
- Je ne comprends pas la logique de tout cela.
- C'est une belle histoire quand même, pleine d'espoir et riche en puissants symboles. Mais elle relève de l’inconscient des fidèles, pas des faits historiques. C’est toute la différence entre l’histoire et la religion.
***
Ils dînèrent ce soir-là dans le quartier du Petit Côté, en contrebas du château, à côté de l'Église des chevaliers de Malte. Apolline portait une longue robe noire qui passait sous le bras droit, puis montait sur l'épaule gauche, où une broche à deux serpents, l’un en or et l’autre en argent, attachait l'ensemble.
Il faisait très doux : un léger vent venant du fleuve rafraîchissait la terrasse. Elle sortit de son sac à main bleu-vert une écharpe irisée et la mit sur ses épaules.
- Ce qui m'a choqué cette après-midi, c'était le crucifix en haut de l'escalier de l'église.
- Effectivement, très réaliste.
- La blessure à la poitrine est énorme, béante.
- Les artistes de la Contre-Réforme insistaient sur ce genre de détail. Cela frappe l'imagination, cela insiste sur la souffrance, sur le sacrifice du Christ pour l'humanité.
- Qui a percé le Christ sur le flanc droit ?
- Un soldat romain, me semble-t-il, Gaius Cassius Longinus : c’était un centurion. Robert eut un instant de révélation, une vision, une image mentale d’un homme cueillant le sang qui coulait abondamment dans une coupe en or. Vision floue et fugace.
- Si le sang coule, c’est que le crucifié est encore en vie, ajouta-t-il.
- D'où vient le culte de Marie ?
- Je pense qu'il s'agit d'un grand mythe de l'humanité. Le culte de Marie, mère de Jésus, s'est développé au IVe siècle de notre ère avec le christianisme triomphant dans l'empire romain. C'est à Ephès, ville où l'on célébrait le culte de la Grande Déesse, que Marie fut proclamée Theotokos, la mère de Dieu, par le concile en 431. Ce culte remplace celui d'Isis.
- Isis ?
- C'est le nom grec désignant la déesse égyptienne Esi : la Reine. Isis était la sœur et femme d'Osiris et la mère d'Horus. Elle était souvent représentée allaitant son enfant.
- Je vois le rapprochement.
- C'est Isis qui ressuscite son époux après sa mort.
- Comment ?
- À l'origine de la mort d'Osiris, il y a une histoire de jalousie. Son frère, assassin, fratricide, enferme le corps d'Osiris dans un coffre de bois et le plonge dans le Nil. Isis retrouve le corps et le cache. Le vilain frère retrouve la cachette et coupe le corps en morceaux.
- Et Isis doit retrouver les morceaux ?
- Avec l'aide d'Anubis, elle parvient à ressusciter son époux. Elle conçoit Horus par la suite.
- Ils sont maintenant trois.
- Et tu crois que cette légende est à l'origine du christianisme
- Sans doute, y a-t-il des points communs, une tradition orale bien répandue au Moyen-Orient. Mais pas seulement. Ce mythe révèle quelque chose de profond et d'angoissant en nous. C'est un récit qui illustre le rôle du bien et du mal dans le monde. La triade, Osiris, Isis, et Horus, représentent le bien, la bienveillance qui surmonte le mal provoqué par la jalousie.
- Ce mythe raconte ce qui est au tréfonds de nous-mêmes, n'est-ce pas ?
- Et Marie ? Elle représente quoi pour toi ?
- L'amour d'une mère pour son enfant, amour maternel, amour que nous avons toujours peur de perdre.
- Mais, ma foi, je vois une larme !
- Je pense à ma propre mère qui est décédée, il y a quelque temps.
Le soleil se couchait et la bise devenait plus fraîche. Le couchant dardait ses rayons suprêmes, lui murmura Apolline à l’oreille et lui prit la main. Ils retournèrent à l'hôtel.
***
De retour à Paris, Robert Maxime se remit au travail. Il avait besoin de consulter un document sur une œuvre d'art qui faisait scandale. Il s'agissait d'une toile de Courbet.
Il mit son ordinateur en marche, ouvrit son lecteur de CD-ROM et inséra un disque. Le Musée d'Orsay. Il parcourut l'espace virtuel qui permettait l'accès aux salles de peinture et cliqua sur le tableau qu'il cherchait.
La partie inférieure d'un corps féminin, opulent et nu, se présenta à lui......
Tout d’un coup, il imaginait le bas-ventre d’une femme percé d’un anneau en or fin. Il revoyait le beau corps d'Apolline. Pourquoi portait-elle un anneau en or fin à cet endroit précis, comme un sceau qu’il fallait briser, comme le signe d’un produit intact ! Et il se souvint du bruit sec que fit l'anneau au moment où il le brisa. Ou bien, s’agissait-il d’un fantasme qui lui était propre ? Le produit de son imagination ? Un faux souvenir ?
Les lèvres vaginales sont des replis cutanés formant la partie externe visible de la vulve. Dans l’appareil génital féminin, elles forment deux paires de larges replis superposés, verticaux, les petites lèvres situées à l'intérieur des grandes lèvres et des poils pubiens qui les couvrent. Dans le tableau de Courbet, les lèvres extérieures étaient rouges, sans doute à cause du frottement des rapports sexuels. Le modèle était la maîtresse de Whistler, son ami, et Courbet voulait lui faire comprendre qu’il lui avait fait l’amour.
Chez Apolline, l’anneau était placé pour connecter les lèvres extérieures au niveau du vestibule.
Il ne put s'empêcher de penser à toute la mythologie qu'évoquait cette image. La Naissance du Monde, la femme en tant que créatrice de vie, la mère de l'humanité tout entière. La représentation de ce petit mouflard, rebondi, bien embouché du bouton vermeillet, était répandue dans tous les cultes anciens de la Méditerranée et fut progressivement interdite par les autorités religieuses de la chrétienté. Vinrent à son esprit les noms de ces déesses et personnages bibliques qui incarnaient l'éternel féminin : Lilith, Ève, Ishtar, Astarté, Cybèle, Isis, Artémis, Aphrodite et la divine Anaïtis. Et les Prostituées Sacrées de Babylone qui permettaient aux hommes d'atteindre la divinité. La femme en tant qu'apothéose du désir. Il pensa à ces représentations de la vulve, agressivement ouverte, sculptées sur les façades des églises irlandaises, ces vulves qui menaçaient d'engloutir l'être et de l'anéantir. Il imaginait la mort comme un retour dans l'utérus avant que l'âme ne soit régénérée pour l'éternité.
Il entra quelques phrases qu'il voulait au début de ce nouveau chapitre de son journal intime.
« Le premier univers virtuel est celui de notre imagination, songes, rêveries et pensées fugaces, fantasmes orgiaques, images mentales de toutes sortes.»
Curieusement, je ne trouve aucune trace matérielle de mon voyage à Prague : pas de reçu bancaire, pas de souvenir, de photo, de billet d’avion. Comment expliquer cela ? Ai-je tout simplement rêvé de ce séjour, ai-je tout simplement imaginé les scènes d’amour et de tendresse, ai-je tout simplement inventé des visites et des dialogues avec Apolline ?
Six mois, presque, s'étaient écoulés depuis la rencontre à Prague. Ce que Robert Maxime ne pensait plus possible se produit. Il était retourné au Centre.
Voici belle lurette qu'il n'avait pas revu Apolline en rêve.
Endormi dans la pénombre bleuâtre de la salle de décollage, il rêvait de la ville de Prague. Cette fois-ci il la reconnaissait. Il montait à pied, à travers un beau jardin sauvage, vers le Château. La vue sur la vieille ville était splendide; il parcourait du regard les ponts qui traversaient le Vltana et arriva bientôt à la place devant l'église Notre Dame de Lorette. Il s'approcha de la porte d'entrée, et l'ouvrit. Elle semblait se rétrécir à vue d'œil. Il eut beaucoup de difficulté à se faufiler pour s'introduire à l'intérieur de l'église. Une éternité lui semblait-il ! Il avait le sentiment que sa tête était devenue trop grosse.
Une fois entré, il se dirigea vers la petite maison en pierre, et vit Apolline.
- Enfin, toi ici.
Elle ne lui répondit pas. Elle sourit et regarda la maison.
Des fleurs, des milliers de fleurs se mirent à pousser sur celle-ci : des roses rouges, des roses jaunes et des roses blanches, des jonquilles jaunes, des violets, et des pâquerettes, des narcisses blancs et jaunes, des lys et des fleurs de jasmin ; une symphonie de couleurs et de formes florales.
Il se retourna, mais Apolline était déjà partie. À son réveil, Robert Maxime fut conduit à la salle de débriefing.
- Vous pouvez commencer quand vous voulez, Monsieur Maxime.
Robert lui narra ce qu'il avait vu, tout en omettant la rencontre avec Apolline.
- Et vous êtes resté seul tout ce temps ?
- Totalement, mentait-il.
Étrange, pensait le psychologue, quand il regardait les images enregistrées sur ESI.
- On dirait une forme féminine, blanche. Il m'a menti. Je me demande pourquoi ?
Il entra dans une fenêtre réservée aux informations sur la modalité de l'échange :
Convergence réussie en temps réel.
089970 Apolline
Dormition réussie.
Dormition ? Dr. Dennard ne connaissait pas ce paramètre.
Il décida de poser la question à Jedermann le lendemain.
***
Quelques jours plus tard, Robert retourna au Centre. Il souffrait depuis quelque temps d'insomnies. Il se réveillait vers les trois heures du matin et ne parvenait à s'en dormir qu'à l'aube. Peut-être les médicaments que l'on lui administrait au Centre y étaient-ils pour quelque chose.
Une jolie infirmière le conduit à la salle où il avait coutume de s'endormir. Elle était blonde aux yeux verts, et vêtue d’une blouse blanche, légèrement décolletée. Il avait le sentiment qu'elle ne portait rien sous celle-ci. Elle sentait bon une fragrance qu'il reconnaissait : Senso, le parfum que portait Apolline lors de leur séjour à Prague, parfum qui évoquait le jasmin et les fleurs de la Méditerranée au coucher du soleil. Un léger désir - quelques souvenirs flirtaient avec son imagination- s'éveillait en lui. Puis la drogue fit son effet, et il s’endormit.
Comme il avait signalé son problème d'insomnie, on lui avait prélevé un échantillon de son sang pour en faire des analyses, et on lui avait injecté un produit légèrement radioactif afin de pouvoir, pendant la période de sommeil paradoxal, faire une TEP (tomographie à émission de positrons), ce qui permettait de filmer l'activité de son cerveau pendant qu'il rêvait.
Au débriefing, Dennard lui posa la question rituelle et Robert Maxime se mit à parler. Il avait fait un songe très singulier.
-Mais vous faites des cauchemars ! s'exclama Dennard.
Il se souvenait d'un insecte, peut-être s'agissait-il d'une libellule turquoise ou d'un papillon bleu et vert, fixé à une table d'opération. Des chirurgiens lui plantaient des aiguilles en or et en argent. L'insecte pleurait et suppliait qu'on lui donnât la mort. Il avait la drôle de sensation que le patient ou supplicié n'était personne d'autre que la chanteuse américaine Madonna (étrange association d'idées, pensait-il).
Ensuite, on apporta à la chanteuse un ensemble de sous-vêtements féminins blancs, puis un autre ensemble noir. Une infirmière en blouse blanche entra dans la salle d'opération. Sur son bras gauche, des bas blancs et sur l'autre bras, des bas noirs.
- Pour votre voyage vers l'au-delà, à vous de choisir ?
Dennard, après vérification, nota le contenu du rêve, et remarqua qu'une sorte de convergence avait eu lieu. Deux personnes partageaient le même cauchemar. Voilà ce qui était nouveau !
Pr. Jedermann, accompagné de sa très belle stagiaire américaine, était attablé à une terrasse du boulevard Port-Royal. Ils prenaient le café.
- Dites-moi, professeur, que veut dire rêver pour vous ?
Elle parlait avec un léger accent, ce qui lui conférait un charme supplémentaire.
- Le rêve est la première forme de multimédia. L'image, le son, le mouvement. Il ne manque que le texte et un moyen de contrôler l'interactivité. Encore que l’on ait fait beaucoup de progrès ce dernier temps…
- Comment rêvons-nous ?
- Il y a essentiellement plusieurs aspects au sommeil : grosso modo le sommeil lent et le sommeil paradoxal. Plus précisément, les phases du sommeil se partagent en cycles de 90 minutes, composés de deux périodes de sommeil léger, deux de sommeil profond, et une phase de REM (Rapid Eye Movement).
- Pourquoi paradoxal ?
- Paradoxal car au plus profond de notre sommeil, lorsque le corps est le plus inerte, le cerveau agit le plus intensément.
- Comment peut-on le savoir ?
- On peut scanner et représenter cette activité par tomographie. C'est pendant la phase paradoxale que nous rêvons épisodiquement.
- Quand a-t-on découvert ce sommeil paradoxal?
- Si je ne me trompe pas, ce fut en 1953. On l'appelait alors REM-sleep, le sommeil du souvenir. C'est probablement pendant cette phase que le cerveau mémorise les événements survenus dans la journée. Les informations passent de la mémoire du travail à la mémoire à long terme, du RAM au disque dur pour ainsi dire. On rêve aussi pendant de courtes périodes hors REM, mais il s’agit d’instants de raisonnement sans l’aspect hallucinatoire associé au REM.
- Sur le plan physiologique, que se passe-t-il quand on rêve?
- Il faut savoir tout d'abord que l'on peut mesurer l'activité du cerveau grâce à un électroencéphalogramme. Lorsque l'on est éveillé, celui-ci se caractérise par des ondes de faible amplitude et de grande fréquence.
Jedermann fit un petit dessin qui évoquait plutôt une ligne droite, légèrement tremblotante.
- Ensuite lorsque l'on ferme les yeux et que l'on soit détendu, l'onde est d'amplitude légèrement plus grande et de plus faible fréquence.
Cette fois-ci la ligne de son dessin était encore plus droite, moins nerveuse, moins accidentée.
- En s'endormant, un être vivant passe par une phase caractérisée par une onde très ralentie. La fréquence tombe de 2 à 0,5 cycles la seconde et l'amplitude augmente lorsque le sommeil lent commence. Trois stades correspondent au sommeil lent pendant lequel le rythme respiratoire se ralentit et le tonus des muscles devient très faible.
Il dessina une ligne qui faisait pensait à une chaîne de hautes montagnes. La jeune femme écoutait attentivement.
- Le sommeil paradoxal est le moment où le tonus musculaire est le plus faible et où l'activité cérébrale est la plus intense. L'onde est proche de celle de la veille. On respire irrégulièrement. La plupart de nos rêves sont produits pendant cette phase. Si on réveille quelqu'un pendant cette période, celui-ci se souviendra de ses rêves, ce qui n'est pas le cas quand on le réveille pendant le sommeil lent. C'est pourquoi nous réveillons nos sujets au milieu de leurs rêves afin de passer au debriefing. Autrement, le sujet ne se souviendra pas de son voyage, n'est-ce pas?
- Il n'y a qu'une seule phase de sommeil paradoxal?
- Non, il peut y avoir plusieurs ; en général, les phases durent plus longtemps à la fin de la nuit.
Source[17]
***
Il était près de trois heures de l'après-midi quand Robert, remontant le boulevard de Port-Royal, passait devant l'hôpital militaire du Val de Grâce. Il était absorbé par ses pensées et se souciait peu des passants et du bruit de la circulation qui était somme toute modérée à cette heure de la journée.
Une voiture klaxonna au loin, mais le bruit suffit pour faire sortir Robert de sa rêverie. Il croisa une jeune femme.
- Apolline! s'exclama-t-il, incrédule.
La jeune personne s'arrêta et le regarda, perplexe.
- Vous connaissez ma sœur, Monsieur? Elle prononça Monsieur, avec un léger accent anglo-saxon.
- Vous êtes la sœur d'Apolline. Comme vous vous ressemblez!
Ils prirent la décision de chercher un endroit calme pour parler.
Installés dans un café, au coin de la rue Saint-Jacques, ils commandèrent deux thés. Elle était ravissante, les yeux bleus marines, ce ton de bleu qui évoque la profondeur de l’océan.
- Quand avez-vous connu Apolline ?
- Il y a un an environ. C'était à Prague. Je l'ai rencontrée par hasard lors d'un séjour improvisé. Il mentait, car le rendez-vous devait rester secret, confidentiel.
- Ma sœur a disparu. Je suis en France à sa recherche.
- Mais vous êtes visiblement américaine tandis qu'Apolline est française.
- À la suite du divorce de mes parents, je suis restée à New York avec ma mère, alors qu'Apolline a insisté pour rejoindre Papa en France. Elle a été élevée en France. Papa est français.
- Je n'ai pas pu la contacter depuis notre séjour à Prague. Je suppose qu'elle ne veut plus me voir. Elle ne répond pas à mon courrier électronique.
- Elle a disparu. Moi aussi, je n'ai aucune nouvelle d'elle. Il y a douze mois environ, elle a quitté son ami, et il me semble qu'elle est revenue en France.
- C'est ce qu'elle m'a écrit, avant de disparaître.
- Même avec sa propre sœur, elle a coupé tout contact?
- Comment vous y prenez-vous pour la retrouver?
- Je travaille au Centre du Professeur Jedermann. Je sais qu'elle participait à une expérience, Intercoma, et j'espère y trouver quelques renseignements.
Robert Maxime ne dit pas mot. Mais il ne laissa pas de penser.
- Et vous croyez être sur une piste ?
- Le Centre possède une énorme base de données. Peut-être que j'y trouverai quelque chose.
- Vous avez une clé d'accès, un mot de passe?
- Je m'y connais en cryptographie informatique. J'ai des outils nécessaires.
- On pourrait, peut-être, travailler ensemble. J'aimerais beaucoup savoir ce qu'elle est devenue.
Ils échangèrent adresses et numéros de téléphone. Ils se donnèrent rendez-vous le surlendemain, à la même heure, au même café.
Deux jours plus tard, Robert Maxime traversait les Jardins du Luxembourg pour se rendre au petit café de la rue Saint Jacques. Il venait de la rue d'Assas, et il avait coutume de prendre ce chemin plutôt que de prendre le bus qui l'aurait déposé avenue du Port-Royal.
Les arbres étaient en fleurs et un doux soleil de printemps chauffait agréablement cette fin d'après-midi. Ah ! les premières fleurs, qu’elles sont parfumées ! Pensait-il, soufflé par cette voix qui venait de loin.
Il arriva avec dix minutes d'avance sur l'heure du rendez-vous, s'installa dans un coin, et se mit à lire son journal téléchargé sur sa tablette.
Il commanda un thé fumé noir, un lapsang souchong impérial, regarda sa montre. Elle devait arriver bientôt. Un quart d'heure passa, puis une demi-heure.
Êtes-vous Monsieur Maxime ? s’enquit le garçon de café.
- Oui, pourquoi. Un appel pour vous.
Il se leva, s'approcha du comptoir, et prit le combiné.
- Bonjour, c'est moi, Maxime.
- Bonjour Monsieur, c'est moi, la sœur d'Apolline. Je voulais vous prévenir que je ne peux pas vous rejoindre aujourd'hui. Je crois qu'on me suit. Je ne peux pas parler très longtemps. Où pourrions-nous fixer un rendez-vous? Je ferai le nécessaire pour me débarrasser comment dirais-je, du type qui me suit.
- Je vois (en réalité, il ne voyait pas du tout). Voulez-vous un endroit extérieur?
- Oui, un café est trop enfermé. On aurait trop de mal à semer un importun.
Robert réfléchissait un instant.
- Si on se retrouvait aux Buttes-Chaumont, près de la grande cascade ? On peut emprunter plusieurs chemins si jamais quelqu'un cherchait à nous suivre.
- Quand, à quelle heure ?
- Demain, vers les cinq heures.
- OK. À demain donc.
Elle se raccrocha aussitôt. La conversation avait à peine duré cinquante secondes. Robert retourna à sa table. Quelle étrange histoire !
Le lendemain, Robert Maxime sortit de son immeuble, rue Manin, qui donnait sur le parc des Buttes-Chaumont. Il traversa la rue, et pénétra dans le parc par l'entrée en face de la rue Cavendish. Le soleil brillait, des enfants jouaient, il y avait un je-ne-sais-quoi d'estival dans l'air bien que l'on fût au mois d'avril, comme si l'été eût été avancé de quelques mois. Les châtaigniers étaient déjà en fleurs. Il prit à droite et monta vers le Pavillon du Lac. Ensuite, il tourna à gauche pour emprunter le pont de suspension qui permet de se rendre à l'île. Il traversa, observa un instant la surface du lac où un cygne noir poursuivait un cygne blanc. Un vers de poésie lui vint à l'esprit.
Sur les eaux d'agréments, à la cheville nue des cascades, on voit glisser le cygne.
En contrebas, sur sa gauche, un petit bateau blanc où flottait allègrement un drapeau tricolore traversait le lac, conduisant quelques touristes à l'île. Le batelier, un petit bonhomme chauve et trapu, vêtu d'un T-shirt à petits carreaux, blanc et bleu, faisait tourner une grande roue rouge dans le sens des aiguilles d'une montre pour faire avancer son embarcation. Robert Maxime imagina un tableau, un Monet ? Un Renoir ?
Il prit le chemin qui mène au petit belvédère kitsch, lequel surplombe le parc. De cet endroit, on voit la coupole de l'immeuble de Robert Maxime, et derrière, au loin, en haut de la Butte Montmartre, l'église du Sacré-Cœur. Mais au lieu de tourner à gauche, il emprunta un sentier bordé d'acacias, et passa sur un autre pont qui lui rappelait ceux des chemins de fer du 19e siècle. À un jeune homme, qui avait installé sur le pont son étalage de bonbons, il acheta un paquet de pralines enrobées de chocolat qu'il offrirait à la jeune femme. Il sentit tout d’un coup le parfum du chèvrefeuille. Tournant à gauche, il descendit une allée de conifères. Il entendait déjà le bruit de la cascade. Un chemin escarpé menait au lac. Une fois en bas, il se dirigea vers la grotte, mais sans y entrer, il préféra s'installer devant le lac et, en attendant l’arrivée de la jeune femme, il contempla la perspective. Un solitaire nuage, qui avait éclipsé le soleil un instant, libéra la lumière : la surface du lac se mit à grésiller à nouveau.
Une voix de femme le fit sortir de sa contemplation.
- Déjà ici ?
Robert se retourna, et vit la sœur d'Apolline, habillée en robe d'été blanche. Elle tenait à la main droite un petit sac turquoise.
- J'habite à quelques pas d’ici, dit-il.
Ils partirent en passant sous le pont en briques rouges et Robert lui fit découvrir des sentiers où ils seraient à l'abri des regards indiscrets.
- Vous avez l'impression que l'on vous suit ?
- Depuis quelques jours. Peut-être des gens de l'ambassade. Qui sait ? Le travail du Centre est classé top secret, en France comme aux États-Unis. Cela pourrait être également des agents français.
- C'est depuis que vous me connaissez ?
- Avant notre rencontre.
- Comment avez-vous réellement connu ma sœur ? Ce n'est pas vous l'autre convergé ?
Robert Maxime hésita, réfléchit, et décida de lui faire confiance.
- Oui, vous avez vu juste. Nos rêves ont convergé pour je ne sais pas quelle raison.
- Vous vous êtes aimés ?
- Le temps d'un week-end, un peu plus, quatre jours.
- Parlez-moi de l’ex-copain de ta sœur. Que fait-il dans la vie ?
- Il est directeur d'un Centre de recherche lié à l'Université de Berkeley, mais c'est le Département de la Défense qui finance et qui a initié ses travaux. Sa spécialité à l'origine était la physique des particules, mais il s'est progressivement orienté vers l'informatique et l'architecture de puissants superordinateurs. D'ailleurs, c'est lui le père d'ESI, le système qui gère Intercoma et Osiris net.
- Que savez-vous d'ESI ?
- C'est un nouveau type d'ordinateur, beaucoup plus puissant que la génération des CRAYs. Il peut gérer des réseaux à haut débit et effectuer des milliards d’ opérations à la seconde comme de grands calculs en parallèle. C'est comme si on avait connecté des milliards d'ordinateurs ensemble pour travailler à l'unisson.
- Il est quand même électronique ?
- Je suppose que oui. On ne sait pas grand-chose à propos de son architecture ou de ses principes de fonctionnement à part ce que je viens de vous dire. Sauf un détail. Il se sert de la lumière.
- Comment pensez-vous vous y prendre pour retrouver votre sœur ?
- J'ai repéré sa page Web, mais il faut un code d'accès. Il y a un message destiné à RM. Je présume qu'il s'agit de vous. Je dois repartir maintenant travailler au Centre. On se voit demain?
- Passez chez moi, demain soir, et l’on regardera ensemble.
Il sortit de son portefeuille une carte de visite et y écrivit le code d’accès à son immeuble.
- Tenez.
- OK, à demain soir, vers les huit heures.
Ils se quittèrent, en prenant des chemins opposés.
Le parc des Buttes-Chaumont se situe au nord-est de Paris. Le 30 mars, 1814, une bataille y faisait rage : Paris capitula deux jours plus tard. À la demande du Baron Haussmann, Jean-Charles Alphand dessina un jardin sur 23 hectares, qui devint le parc des Buttes-Chaumont, en 1869, et au Centre duquel se dresse toujours un îlot rocheux, surmonté d'un belvédère, à l'emplacement de l'ancien site des carrières.
Frères humains, qui après nous vivez,
N'ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous mercis.
Vous nous voyez ci attachés, cinq, six:
Quant à la chair, que trop avons nourrie,
Elle est piéça dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poudre.
De notre mal personne ne s'en rie;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!
Un poème de François Villon lui vingt à l’esprit. L'endroit était tristement célèbre, d'autant plus qu'à l'emplacement actuel du marché Secrétan, à quelques pas seulement du parc, s'érigeait autrefois le Gibet du Montfaucon, sorte de supermarché de l'exécution en masse du Moyen Age. On y laissait pourrir des cadavres pendant des mois!
Le parc des Buttes-Chaumont, vu du haut, a la forme d'un bonnet de nuit.
Robert habitait au cinquième étage d'un immeuble en pierre de taille, construit vers 1900. L'angle de l'immeuble avait la forme d'une tour, et la pièce du sixième, où il avait installé son cabinet de travail, était coiffée d'une sorte de petite coupole. Il avait passé la journée dans le parc à herboriser, à cueillir des plantes et des fleurs qu'il ferait sécher par la suite. Cela lui permettait de supporter l'attente de la visite nocturne. Les châtaigniers étaient en fleurs; il aimait ces petites fleurs roses striées de blanc.
Il laissait libre cours à son imagination pendant sa promenade. Il faisait toujours beau, un ciel d'été, sans la moindre trace de nuages. Au moment où il contournait le lac, il vit devant lui une petite foule d'enfants et d'adultes rassemblée autour d'un orgue de Barbarie. Des passants s'arrêtèrent pour écouter une musique militaire très connue, la Marche Radetzky (c’est cette marche qui met fin au concert du Nouvel An dans la Goldener Saal du Musikverein à Vienne. Robert s'arrêta à son tour. C'était une marche de cavalerie rapide et pleine d'entrain.
Vienne Henri Fourier France
Quatre personnages en cuivre agitaient des cymbales aux cadences martiales de la musique. Il resta cinq minutes à contempler la scène, à en noter mentalement les détails, puis il repartit.
Il théorisait sur les techniques du romancier. Une idée, agacer le lecteur, le faire patienter, lui qui est avide de connaître la suite. Des détails en apparence sans importance, et pourtant qui détermineraient l'interprétation du récit. Mais il ne fallait pas tomber dans le bavardage, le verbiage inutile. Saviez-vous qu’une idée, une pensée, entre et sort du flux de la conscience toutes les cinq à sept secondes ? La plupart du temps, on passe du coq à l’âne sans s’en rendre compte. Oh ! là ! là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !
Elle arriva vers les huit heures, comme prévu. Habillée tout en noir, manteau, robe très courte et portant des bas en résille noire et un collier de perles dont la blancheur contrastait avec l’ensemble.
Il la fit s'asseoir dans le salon. Les fenêtres de la grande baie étaient ouvertes et ils entendaient monter de la rue Manin le bruit de la circulation. Robert s'avança pour les fermer.
- Voulez-vous un thé au jasmin?
- Avec plaisir.
Robert servit le thé dans des tasses chinoises légères et translucides, une spécialité de la Compagnie anglais des Indes. Ensuite, ils montèrent au cabinet de travail, où Robert avait son ordinateur. La jeune Américaine se connecta rapidement au serveur, et en passant par la fenêtre LOCATION trouva l'adresse et le site qu'elle désirait.
C'était un site de l'université de Berkeley. Robert se souvenait qu'Apolline poursuivait des études dans cet établissement.
L'ordinateur se mit à télécharger la page, et une image se dessina lentement en haut, au milieu.
- Les images prennent toujours du temps, constata la jeune femme.
- Je n’ai pas une bonne connexion ici.
Le ravissant visage d'Apolline paraissait sur l'écran, visage doux et lumineux. En-dessous, son nom, quelques fragments d'un curriculum vitae, et des indications d'autres pages qu'elle avait choisies pour l'éventuel visiteur.
Une page était destinée à RM.
On cliqua sur le mot souligné en bleu, et une nouvelle page fut téléchargée. Un mot de passe fut demandé.
- On est devant la porte du château et on n'a pas la clé : une couleur, une ville ?
- Il se fait tard, je vais rentrer maintenant, et je vais y penser. On se verra demain, same place, same time.
- Je vous accompagne jusqu’à la station de métro.
Robert retourna à la page Web d'Apolline qu'il avait conservée dans un signet.
Quelle est la ville sans fleurs ?
Quelle est la fleur de la Vierge ?
Quel est l’objet qui fait obstacle à la porte du plaisir ?
Pour chaque question, Robert donna sa réponse. Une page apparut progressivement sur son écran.
Très cher Robert.
Tu as choisi le jasmin. J'avais le sentiment que tu le ferais car tu connais l'amour que j'ai pour cette fleur. Tu as sans doute compris pourquoi nous nous sommes convergés. C'était notre destin, tout simplement, et le désir de nous retrouver dans cette splendide ville.
J'ai dû quitter l'Amérique, le Centre, le projet Intercoma, et retourner en France. Je suis poursuivie et dois me déplacer sans cesse. Avant de partir, j'ai pris quelques disquettes appartenant à mon ex-ami, afin de pouvoir négocier le cas échéant. Les dossiers en question sont à présent sur le Web, mais je ne peux pas te les envoyer par manque de sécurité cryptologique. Je pense que c'est pour ces documents que l'on me traque.
Voici quelques indications qui te permettront de trouver l'adresse sur le Web. Toi seul, tu sauras les interpréter.
J'ai préparé un dossier pour toi. Je voudrais que tu comprennes certaines choses. Tu dois te demander pourquoi je n'ai pas voulu te retrouver dès mon retour en France, pourquoi je n'ai pas répondu à ta lettre, pourquoi j'ai cherché à disparaître totalement de ta vie.
J'avais le sentiment que notre rencontre onirique n'était pas tout à fait le fruit du hasard. Si nous avons parfois fait les mêmes rêves, c'est que nous avons sans doute lu les mêmes romans, ou regardé les mêmes tableaux, ou vu les mêmes films ou appris les mêmes poèmes par cœur. Il y a eu peut-être convergence quant à notre sensibilité. Comme moi, tu aimes les poèmes du Moyen Age. Tu aimes Baudelaire, Rimbaud, et Verlaine. Tu as été élevé par la sœur jumelle de ta mère: j'ai été séparée de ma sœur et cette séparation m'a toujours fait souffrir.
J'ai relu ce poème dont tu m’avais parlé. Ce chevalier, Lanval, qui tombe amoureux d'une femme d'un autre monde, le royaume des fées, et qui est enlevé par elle parce qu'il a manqué de discrétion à son égard, je ne vois pas très bien le rapport entre lui et toi. Mais chacun sa mythologie personnelle.
Robert, seras-tu enlevé par une fée? J'en doute fort. Mais pourquoi cherches-tu une nouvelle identité? À moins que ce ne soit le désir de tous les créatifs: quitter ce monde pour d'autres horizons lointains, pour des paysages intérieurs, pour des chimères, purs produits de leur fébrile imagination.
Mais oui, je vois maintenant. Voici le lai de Lanval[18] de Marie de France. Le récit a lieu à la Pentecôte, à Carlisle en Angleterre près de la frontière avec. L’ Écosse. Autrefois, la muraille d’Hadrien se dressait là pour protéger l’Empire romain contre les incursions des barbares. Le roi Arthur prépare la guerre contre les Pictes qui ravagent et pillent ses terres. Il distribue à ses chevaliers terres et femmes, mais il oublie ce cher Lanval.
Allongé près d'une rivière, Lanval voit s'approcher deux belles demoiselles, les plus belles qu'il ait jamais vues. Elles étaient vêtues de tuniques pourpres. L'aînée portait deux bassins d'or et l'autre une serviette. Elles invitent le chevalier à les suivre, car leur maîtresse l'attend dans un pavillon surmonté d'un aigle en or.
Elle est belle, la jeune fille qui l'attend.
La fleur de lys et la rose nouvelle, fraîche éclose au printemps, palissent devant sa beauté.
Elle est étendue sur un lit, et elle ne porte qu'une chemise qui laisse entrevoir son corps plein de grâce (touche d’érotisme). Son flanc est découvert, également son visage, son cou et sa poitrine. Son corps est plus blanc que l'aubépine (Je sais que tu adores la blancheur des corps féminins !). Elle lui parle, lui déclare son amour, lui promet le bonheur. À son tour, le chevalier lui promet obéissance et fidélité: il quittera tout pour elle.
Elle lui donne son amour et en prime tout l'argent dont il aura besoin. Mais voilà le hic. Il doit rester discret, ne jamais parler à quiconque de leur liaison. Sinon, il la perdra à tout jamais (les libertins aiment se vanter de leurs conquêtes, n’est-ce pas?)
Le soir venu, le chevalier doit partir. Elle ne veut pas qu'il reste avec elle après le coucher du soleil (inquiétant ! s’agit-il d’un monstre, d’une femme-serpent?). Elle promet de se joindre à lui quand il voudra, mais il sera le seul à la voir! Étrange femme !
Les deux servantes s'occupent de lui, lui apportent de l'eau pour lui laver les mains et la serviette blanche pour qu'il puisse s'essuyer.
Après le dîner, il s'en va, tout perplexe. Il doute de la réalité de cette rencontre. A-t-il rêvé? Il ne sait que penser. Il se demande si tout cela est vrai.
Il est très généreux et fait beaucoup de cadeaux à tout le monde. Lors de la Saint-Jean, la reine s'approche de lui et lui fait une déclaration d'amour. Lanval, bien sûr, la rejette. Il ne pense qu'à sa mystérieuse amie. La reine se vexe et lui fait comprendre qu'il a la réputation de ne pas s'intéresser aux femmes, de leur préférer la compagnie des jeunes gens. Le chevalier se met en colère et déclare son mépris pour la reine. Malheureusement, il révèle l'existence d'un amour secret et de sa fidélité à sa mie. Il va jusqu'à dire que même les servantes de son amie sont plus distinguées et plus belles que la reine. Hell hath no fury like a woman scorned[19] !
Elle se plaint de lui auprès du Roi. Elle l'accuse d'avoir essayé de la séduire. Elle avait refusé ses avances, bien entendu. Quant à Lanval, il s'est vite aperçu que son amie secrète était partie. Il avait révélé son existence à la reine donc le contrat fut rompu. Les fées sont très à cheval sur ce genre de point.
Le chevalier, accusé de félonie et de mensonge, est convoqué devant le Roi. Il cherche à faire ses excuses. Le procès est fixé à une date ultérieure, car tous les juges ne sont pas encore présents.
Lors du procès, les juges sont prêts à acquitter Lanval s'il produit devant la cour son amie mystérieuse. S’il a dit la vérité à propos de la beauté de cet être fabuleux, il obtiendra le pardon. Le pauvre Lanval explique qu’il ne verra plus cette personne ni son entourage.
Arrivent les deux jeunes filles à cheval. Elles ne portent que des tuniques de taffetas pourpre. On devinait leur nudité en dessous. Elles annoncent l’arrivée prochaine de leur étrange maîtresse.
On voit deux autres jeunes filles, vêtues de soie, montées sur deux mules d’Espagne. Mais ce n’est toujours pas l’amie secrète. On constate que toutes ces vierges sont plus belles que la reine.
Arrive à présent, la plus belle fille au monde, montée sur un cheval blanc. Elle porte une chemise blanche et une tunique lacée des deux côtés.
“Son corps était beau, amples ses hanches,
Son cou plus blanc que neige sur des branches.”
Elle porte sur un poing un épervier, et elle est suivie d’un lévrier et d’un bel écuyer portant un cor d’ivoire. Elle s’adresse à la cour, explique que la reine a eu tort, que Lanval n’avait pas sollicité l’infidélité de la reine.
Le chevalier est acquitté. Il sauta sur le cheval de sa fée et part à tout jamais avec elle.
Mais quelle histoire! Je dois avouer que je ne vois pas le rapport avec toi. Bien que tu sois souvent à cheval entre deux mondes!
Je fais un rêve horrible en ce moment. Je veux t’en faire part. Peut-être en fais-tu le même.
Je rêve qu’un personnage bizarre se transforme en robot. Un robot à l’allure préhistorique, terrifiante. Je dois me battre avec lui et au moment où je pense avoir le dessus, il se métamorphose en essaim de mouches, insectes qui tournoient autour de ma tête. Quand je me réveille, effrayée, je continue de voir ces maudites mouches pour quelques secondes. Sa Majesté des Mouches, n’était-elle pas un des noms pour désigner le diable?
On dit que les rêves sont de plusieurs types: rêves banals, confus, incohérents; rêves intuitifs et prémonitoires; rêves symboliques et prophétiques. J’ai bien peur que mon rêve n’annonce rien de bon pour moi.
J’espère pouvoir te contacter quand ce sera opportun et sans danger.
Pour entrer dans la base de données du Centre, il faut chercher sur la toile un document intitulé l’intuition de Fermat. Bonne chance.
Je t’embrasse, ta fée de l’Osiris net.
****
La jeune Américaine ne vint pas à l'heure prévue. Elle laissa un message sur le répondeur de Robert, lui indiquant une adresse.
- Ce soit 21 h, hôtel Apis, rue du pot de fer, chambre 17.
La communication avait duré à peine 15 secondes, donc impossible de la repérer. Robert se rendit à cette adresse, informa la réception qu'il était attendu, et monta à la chambre 17.
La jeune femme l'attendait. Elle lui expliquait qu'il était préférable d'utiliser la ligne téléphonique de l'hôtel, plus anonyme et moins susceptible d'être interceptée.
Elle sortit son portable de son sac turquois.
- J'ai pu percer le code d'Apolline. J'ai une copie de sa lettre ici.
Il tendit une feuille à l'Américaine, qui la lut.
- Je m'en doutais. Mais ce n’est pas son style à elle ?
- L’histoire, je l’ai lue quelque part et j’ai rêvé de cette scène. C’est mon rêve à moi qu’elle narre. On a dû échanger nos souvenirs pendant le sommeil profond ?
- C’est le but de l’expérimentation en quelque sorte. Un twitter de l’âme.
- Parlez-moi un peu de votre sœur. Pourquoi est-elle partie vivre en Amérique ?
- Ma sœur avait étudié le droit. Elle est partie là-bas pour perfectionner son anglais et elle espérait trouver un travail.
Elle brancha son ordinateur sur la prise d’Internet.
- J'ai installé dans le réseau du Centre un password sniffer.
- C'est quoi exactement, un password sniffer? Sniff en anglais veut dire renifler. Un renifleur de mot de passe?
- C'est un détecteur de mot de passe: un petit programme caché sur un réseau et qui doit enregistrer les procédures d'entrée et les mots de passe, qui seront par la suite stockés dans des fichiers secrets. Ce genre de fichier peut contenir des centaines de noms d'utilisateurs et leurs mots de passe. Ce qui m'intéresse, c'est le mot de passe de Jedermann pour accéder à la base de données onirique, d'une part, et au projet DORMITION.
- Mais comment avez-vous fait pour infiltrer leur système et pour placer le détecteur?
- Élémentaire, mon cher Watson.
Elle fit un énorme sourire et une lueur de malice apparut sur son visage.
- J'ai fait appel à Satan.
- Satan, le prince des ténèbres? demanda Robert, incrédule.
- Non, silly, Satan c’est une application très utile. Comme son nom l'indique, il s'emploie plus facilement pour faire du mal que pour faire du bien. Comme un serpent, il se faufile dans les entrailles des systèmes informatiques, exploite les bogues qui s'y trouvent inéluctablement.
- Les bogues ?
- La bogue est le péché originel de l'ordinateur. L'erreur est humaine, n'est-ce pas?
Elle manipula sa souris, quelques clics, des fenêtres s'affichèrent sur l'écran.
- Ça y'est ! Vive les hackers ! On arrive toujours à déjouer leurs systèmes de protection. Ils ont beau essayer de les mettre à jour, on découvre toujours l'astuce pour les avoir. C'est là la supériorité de l'esprit humain sur la stupidité électronique de la machine.
- C'est à mon tour de dire bravo !
- Quelle est la signification exacte de dormition ? La jeune femme le regarda d’un air songeur.
- Ah, il faut que je réfléchisse! C'est un terme théologique qui désigne l'état de sommeil de la Sainte Vierge après l'Assomption.
- C’est une fête ici, l’Assomption ?
- La fête de l'Assomption tombe le 15 août.
La Sainte Vierge n'est ni vivante, ni morte, mais dans un état autre. (Cette histoire me fait toujours penser à un certain chat, soit dit en passant.) Elle sommeille. Mais elle reste consciente. Elle est entrée dans l'éternité, dans l'immortalité. Elle intercède auprès de son fils pour exaucer les prières des croyants.
- Pourquoi est-elle toujours appelée "Vierge"? Elle a quand même eu plusieurs fils.
- Voilà un point intéressant. Il s'agit en effet d'une erreur de traduction. Quand l'Ancien Testament fut traduit en grec au IIIe siècle avant J.-C., la Septante (les soixante-dix traducteurs hellénistes) a commis un faux-sens. Au lieu de traduire correctement le mot en hébreux almha qui désigne une jeune épouse dans la prophétie d'Isaïe, on a utilisé le terme vierge (parthénos en grec, Athéna Parthénos). Je cherche la citation, car cette erreur de traduction m'avait frappé. Je dois entrer dans mon palais, prendre l’escalier gauche pour attendre une pièce ovale. La citation est dans un rayon bleu. La voici.
"Voici la jeune femme enceinte, elle va enfanter un fils et elle lui donnera le nom Emmanuel, Dieu est avec nous."
Ce texte est devenu :
"Voici que la vierge concevra et enfantera un fils auquel on donnera le nom d'Emmanuel".
La Bible est très riche en lien entre les mots et les passages. C'est un véritable hypermédia! Les textes parlent souvent d'autres textes. Par là, l'on justifie la prophétie a posteriori et l'on donne plus de crédibilité à ce que l'on annonce. On fait valoir la place du texte dans la Tradition.
- Et vous qui vous intéressez à la Bible, croyez-vous vraiment qu'une vierge puisse concevoir toute seule?
- Je vais partir du principe que l'immaculée conception (terme qui ne se trouve nulle part dans la Bible) soit impossible. Qu'est-ce qu'enfantera une vierge dans ce cas-là? Un clone, un clone d'elle-même, mêmes caractéristiques génétiques. Même sexe, femelle. Or Jésus est un mâle, donc, il s'agit d'un miracle. Les miracles se définissent par des probabilités extrêmes : une chance sur 10 milliards. L’idée d’enfanter un enfant divin vient des Grecs, et du mythe de Dionysos. La mère de celui-ci fut foudroyée et Zeus, son père, sauva l’enfant en le mettant dans sa cuisse. Le dieu du vin est donc né d’un père divin.
Il souriait.
- Nous voici. Elle tapota sur son clavier.
Robert s'approcha d'elle, posa amicalement sa main sur son épaule, et regarda l'écran.
Elle accéda à des comptes rendus et descriptions de rêve, à une banque d'images dans laquelle les songes étaient classés thématiquement, puis elle passa au dossier Convergences. Ne voulant pas rester trop longtemps sur le site, elle téléchargea.
- Nous aurons le temps de les examiner plus tard.
Il fallut au portable une demi-heure pour tout récupérer.
- Et maintenant Dormition. Un code d'accès utilise des nombres premiers à vingt-quatre chiffres et plus. Voilà comment ça marche. On a deux nombres premiers. On code le message, le premier chiffre représente la lettre que l'on veut envoyer, le second la clé qui permet au destinataire de déchiffrer le message. On élève le premier à une puissance, on divise par le second, et on envoie le résidu. Pour celui qui cherche à intercepter le message, trouver le bon nombre est une longue affaire.
- À moins de posséder un ordinateur quantique?
- Oui, si ce genre d'engin existait.
- Et comment peut-on saisir un code avec un renifleur ?
- Il espionne le serveur et enregistre les noms d'utilisateurs et leurs mots de passe.
- Voici celui de Jedermann. Il utilise un pseudonyme Mélusine. Et son mot de passe : 1501.SnOWwHITE.
- Étrange, on dirait Blanche-Neige !
- Mélusine, la tisseuse ? demanda l’Américaine.
- Oui, elle figure dans les Très Riches Heures du duc de Berry.
- Elle est représentée en dragon volant au-dessus d’une tour de château.
Avant de pouvoir accéder aux données, il fallait répondre à une question : entrer trois nombres résiduels de Fermat. Un piège.
- Qu’est-ce que cela vaut dire ? s’enquit Robert.
- Je n’en sais strictement rien.
Puis Robert se souvint d’une phrase d’Apolline dans sa lettre. Elle évoquait un document sur l’intuition de Fermat. Il se mit à chercher la réponse sur la toile.
- Je vais faire les calculs, dit la jeune femme.
Il prit une feuille de papier et sa calculette. En choisissant (3 et 2), (4 et 3), et (5 et 4), elle arriva à ces trois solutions 344, 1458 et 4192. Elle entra les trois chiffres.
Dormition
Ils regardèrent l'écran avec stupéfaction.
- C'est en vidéo. Il faut enregistrer et fermer rapidement. Ce document est classé ultra secret.
-Tu crois qu'il s'agit de ta sœur. Robert la tutoya pour la première fois.
- C'est, hélas, elle. Regarde la tache de beauté sur le flanc droit. Nous avons la même. Il faut partir d'ici. On peut aller chez toi ?
- On prendra un taxi. Il faut combien de temps pour tout stocker?
- Un peu plus longtemps que la dernière fois.
Ils quittèrent l'hôtel et partirent à la recherche d'un taxi. Il était déjà minuit passé. Des gens se promenaient toujours dans ce quartier de noctambules. Certains allaient dans des restaurants après les spectacles. Après le monde du virtuel, du terrifiant, du déshumanisé, le retour sur terre fut un soulagement.
Une fois arrivée chez Robert Maxime, la jeune Américaine était trop fatiguée pour visionner les documents volés au Centre. Néanmoins, elle les fit transférer sur un disque dur de sauvegarde que Robert possédait et sur lequel il conservait le double de ses écrits.
Robert la conduit à la chambre d'amis, lui fit la bise, et lui souhaita une bonne nuit. Quant à lui, il n'avait pas envie de dormir. Il avait du mal à comprendre ce qu'il avait aperçu sur l'écran du portable. Cela n'avait pas de sens.
Il se mit à écrire avec un style plume noir, un Montblanc que sa mère lui avait offert pour Noël. Il transférerait le contenu de son texte dans son ordinateur le lendemain. Ses yeux étaient trop fatigués à force de regarder l'écran à cristaux liquides.
Réflexions
Quelle est la place de l'homme dans l'évolution? (On dirait le libellé d'une dissertation de lycéen !) Un article me frappa dernièrement. L'idée que l'univers a comme téléologie (objectif, but, finalité, je choisirai le mot en temps voulu) l'avènement de l'intelligence et de la conscience (ou vice versa). L'homme a développé ses capacités d'adaptation, d'habileté technique et de raisonnement scientifique pendant des milliers d'années. Pour quoi faire ? Pour être un outil, un maillon dans ce processus qui doit conduire à la naissance d'une Intelligence Supérieure. C'est en effet à l'homme qu'il incombe de créer cet être pensant, conscient, omnipotent, omniprésent, cette machine infaillible que sera un jour le Superordinateur, autonome, autosuffisant, et peut-être tyrannique. À quoi serviraient les hommes si ce n'est que le servir, en assurer la maintenance et l'énergie nécessaire pour sa survie.
Il y a quelques années, on apprenait que le champion du monde des échecs a été battu par le Superordinateur d'IBM Deep Blue.
Il se leva, partit dans la cuisine et prépara un thé. Il n'avait toujours pas sommeil.
Installé dans sa chambre, il prit son Dictaphone, appuya sur marche. La lumière éteinte, il se prépara à dicter des scénarios, des réflexions, des propos, qui viennent facilement quand on s'endort, mais que l'on oublie le lendemain. Puis adviennent des images hypnagogiques qui annoncent les premières phases du sommeil lent, images incohérentes, floues et bigarrées.
« Le premier monde virtuel de l'homme est son imagination, activée par une association d'idées, une lecture, un fantasme orgiaque ou un rêve éveillé. Un ordinateur, aussi intelligent, soit-il ne génère pas d'images mentales.
Et si d'aventure un robot était le narrateur d’un roman. On découvre progressivement que le narrateur omniscient était une machine capable d'inventer, de narrer, de structurer, d'innover. Une intrigue, des péripéties, originales, uniques, pas du déjà-vu, maniant un choix de vocabulaire surhumain et une encyclopédie de citations et de références littéraires. Qu'est-ce que cela impliquera ? Que le « robot-narrateur » soit doué d'intelligence, qu'il soit conscient de ce qu'est un homme ou une femme, connaissant leurs passions, leurs émotions, leur joie, leurs illusions, leurs espoirs. À moins que peut-être Monsieur le « robot-auteur » n'ait comme lecteurs que d'autres robots avides d'histoires et de divertissements, désireux de faire fonctionner leur imagination, de fantasmer, de vivre dans un autre monde, un autre univers le temps de parcourir une page de prose.
C'est quoi un robot conscient? Que faudrait-il pour être conscient? Une mémoire, beaucoup de mémoire, où stocker ses expériences, son apprentissage du monde, la conscience de sa fin, de sa mort (d'où la nécessité de se protéger, de faire attention). Et la survie, il faut manger, trouver du courant quand le niveau des batteries commence à baisser. Aller les recharger, communiquer avec ses frères-robots pour qu'ils apportent l'alimentation. Et quand on devient obsolète (tous les six mois à la vitesse actuelle d'évolution des microprocesseurs) la grande Poubelle éternelle ! la mort robotique ou la vie éternelle dans les limbes numériques !
Mais un robot qui écrit des romans. Il ne faut pas rêver! Certes, il existe des logiciels qui génèrent (ne composent pas) de la musique. Un de ceux-là (mépris) fut conçu à partir de toute la musique connue de J.S. Bach[20]. Il peut produire (sans pour autant composer) des mélodies à l'instar du grand musicien, en démarrant grâce à des algorithmes qui simulent l'aléatoire. C'est comme si on avait vampirisé l'âme du compositeur allemand. Vampirisé. Diabolique ! »
Robert s'en dormait progressivement ; une suite d’images confuses, d’idées brouillées et dépourvues de sens lui vinrent à l’esprit, puis le sommeil. Peut-être rêva-t-il de vampires, de démons, ou tout simplement du doux souvenir d'Apolline. Personne ne le saura car il n'était pas sur Osiris net, le réseau de nos plus beaux rêves.
J'ai rêvé d'elle et pas elle de moi.
A son réveil, Robert entendait distinctement le chant d'un merle. La mélodie montait du parc. Il pensa à l’oiseau de Siegfried, le waldvogel de ses plus beaux songes, quand il montait en apothéose au-dessus des vallées et des cimes des montagnes enneigées. Il avait laissé la fenêtre ouverte toute la nuit. Il se leva, alla dans la cuisine pour préparer le petit déjeuner. Un papier traînait sur la table.
"Je dois partir tôt travailler au Centre. Je te contacterai dès que possible. "
Le mot était signé A.M.B
- Étrange, pensa-t-il, elle ne m'a jamais dit son nom. Cette fois-ci j'ai ses initiales. A ? Annick ? Anne? Annabelle?
A.M Anne-Marie ?
Il prit le petit déjeuner, et décida de chercher le second document qu'Apolline lui avait destiné. Il ouvrit le signet et retrouva sa page sur le Web.
1 Quelle est la ville de nos rêves ?
2 Quel est le lieu de notre convergence ?
3 Quelles sont les trois fleurs de la Sainte Vierge ?
Il pensa à Prague et à la chapelle de Lorette. Robert se rappela la nuit passée à Prague. L'anneau lui vint à l'esprit, anneau qu'il conservait dans un tiroir. Et si cet anneau en or fin, sorte de preuve d’existence, eût été placé chez lui comme une preuve d’une réalité imaginaire, composée de fantasmes et de songes d’autrui implantés dans sa mémoire ?
Les trois fleurs de la Vierge, il pourrait les rechercher dans un dictionnaire des symboles ou dans un ouvrage sur la peinture religieuse.
Il trouva un ouvrage sur la symbolique des fleurs dans sa bibliothèque et se mit à le parcourir. Il s’arrêta sur la Rose Mystique.
Il ouvrit la fenêtre LOCATION, entra www. Puis il composa <www. prague_lorette_rose_lys_jasmin.com> et attendit. Une fenêtre lui annonça que l'adresse n'était pas répertoriée.
Mais si les mots-clé étaient en anglais ?
Il essaya www.rose.lilly.jasmin.com
Ce n'était pas mieux. Il essaya d’autres noms de domaines que com : edu, mil, adm.
Il recommença : prague_lorette_rose_lilly_jasmin.edu
Cela ne marchait toujours pas. Il abandonna sa recherche et partit se promener, décidé de recommencer un peu plus tard. Il y avait trop de combinaisons possibles : environ ! 9, soit 362880. Misère !
Après avoir sorti de chez lui, il traversa la rue Manin et descendit celle-ci jusqu'à la mairie du 19e. Il s'attabla devant le parc sur une terrasse et commanda un café. Il sortit de sa poche une feuille de papier, prit son style noir, et nota les mots-clés possibles pour accéder à cette maudite page du Web.
prague_lorette_rose_lilly_jasmin.edu
Il y avait maintes combinaisons possibles : pour l’ordre des mots, surtout celui des fleurs. Et s’il essayait l’ordre alphabétique, tout simplement. Il écrit sur la page jasmin lily lorette prague rose.
- Si je introduisais ces termes dans Google ? pensa-t-il.
Il paya son café et partit presque en courant chez lui. Devant sa porte d'entrée, il fut interpellé par deux hommes en veste de cuir et en jeans.
- Monsieur Maxime ?
- Oui.
- Police. Veuillez nous suivre.
Une voiture les attendait du côté parc. On l'emmena au PG. On le fit attendre dans une petite salle.
- Bonjour Monsieur, inspecteur Lucas, criminelle.
- Pourquoi suis-je ici ? On ne veut rien me dire.
- C'est très simple. On a découvert le corps d'une jeune femme, un corps décapité. Elle avait son passeport sur elle. Et votre adresse, et l'adresse de son hôtel, l'hôtel Apis. Chambre 17. Cela ne vous dit rien?
Robert fut horrifié.
- On vous a vu partir avec elle hier soir.
- C'est vrai que je suis sorti de cet hôtel accompagné de Mademoiselle A..... (Robert Maxime chercha désespérément le nom)
- Mademoiselle Apolline Blanchefleur.
Robert fut interdit. Il ne comprenait plus rien à rien. Il était en garde à vue. On devait faire des prélèvements : cheveux, ongles, prise de sang, afin d'effectuer des analyses de son ADN. On le conduit dans une cellule.
Pendant qu'il attendait d'être interrogé par la police, Robert Maxime imaginait les scénarios possibles de la suite de son histoire personnelle. Cela permettrait de passer le temps, et ce type de péripétie ne laissait pas d'exciter son imagination.
Le branchement conditionnel s'effectuerait de la manière suivante : il lancerait le dé et en fonction du résultat (du pur hasard, bien sûr) il choisirait la couleur indiquée, et procéderait à la lecture du texte correspondant. Dans une application multimédia, ce choix pourrait se faire sans difficulté tout simplement en cliquant sur une icône spécifique qui ouvre le chemin vers le texte à lire. Par contre, dans un livre imprimé où les pages se suivent (lecture linéaire), il serait difficile d'imposer ce genre de bifurcation. Un ordre, bon gré, mal gré, existe.
Robert Maxime pensait qu'il était inéluctable de définir l'ordre de lecture des trois solutions possibles à sa situation, mais comment opérer ce choix. Il sortit de sa poche un minuscule petit dé que l’on lui avait offert au restaurant et le lança. Il jeta le dé quatre fois : 4, 2, 5, 6, ce qui donnait en fonction de son système d'interprétation : bleu, rouge, rouge à nouveau, et finalement vert.
Il remarqua que le rouge se présenta deux fois. Et que la somme des chiffres était égale à sept. La somme de l'ensemble de ses choix était 17.
Il décida de commencer par la solution bleue, puis la rouge, enfin la verte. Laissons-le inventer ses scénarii.
BLEU
Il laissa libre cours à son imagination. Le lendemain, il serait emmené en voiture au Palais de Justice. Il se trouverait, au bout d'un long couloir, devant une solide porte en chêne. Une plaque en bronze indiquerait :
Andréa Nubice
Juge d'Instruction.
On le ferait s'asseoir. Une jeune femme entrerait par une porte près de la fenêtre. Une jolie blonde, habillée en tailleur chic, bleu foncé, portant des bas noirs avec chaussures assorties, se présenterait à son regard inquiet.
- Je dois instruire votre dossier, Monsieur Maxime. Vous êtes soupçonné d'avoir tué Mademoiselle Apolline Blanchefleur. On vous a vu avec cette jeune femme sortir de l'hôtel Apis la veille de sa mort. Depuis combien de temps connaissez-vous cette personne ?
- D'abord, j'aimerais vous dire qu'il ne s'agit pas de Mlle Apolline Blanchefleur, mais sans doute de sa sœur si c'est vraiment la personne de l'hôtel Apis.
- Continuez.
- La sœur de Mlle Blanchefleur était à la recherche de sa sœur jumelle qui avait disparu depuis un certain temps, six mois environ.
- Vous utilisez le mot "sœur" deux fois. Quel est le prénom de cette personne.
- Je ne sais pas, elle s'est toujours présentée comme étant la sœur d'Apolline. Elle avait laissé un mot ce matin signé A.M.B.
- Appelons-la Anna, cette sœur hypothétique.
- Hypothétique ? Pourquoi ?
- Parce que la personne de l'hôtel d'Apis s'était enregistrée sous le nom d'Apolline Blanchefleur. Cela correspond au nom inscrit sur son passeport trouvé dans un sac turquoise.
Ce détail fit sursauter Robert.
- Vous connaissez ce sac ?
- Non, je ne l'ai jamais vu.
- Et elle était chez vous hier soir?
- Elle est restée dormir chez moi, certes. Je lui avais donné la chambre d’amis.
- Quel genre de rapport entreteniez-vous avec elle ?
- Purement platonique, je vous l’assure. Nous cherchions ensemble les traces de sa sœur disparue.
- Et vos rapports avec sa sœur, Apolline ?
Il se sentait piégé? Question épineuse s'il en fut. Faudrait-il répondre honnêtement à cette question ?
- Nous nous sommes connus à Prague, il y a un an environ. Quelques jours passés ensemble. Je n'ai pas pu la rejoindre par la suite.
- Monsieur Maxime, comment avez-vous rencontré Mlle Blanchefleur? Je veux dire dans quelles circonstances ?
Il réfléchit un instant. Faudrait-il, oui ou non, parler du projet Intercoma.
- Eh bien, nous avons fait connaissance par le biais d'un site de rencontres sur Internet.
- Nous allons procéder à la vérification de tout cela.
- Comment est-elle morte?
- Vous ne le savez pas ? (Nuance d'ironie chez Mme la Juge). Nous effectuons une autopsie, nous saurons la cause de sa mort sous peu, rassurez-vous. Un détail reste mystérieux, c'est la tête. Où avez-vous planté sa tête, Monsieur Maxime?
Maxime serait reconduit à sa cellule. Quelques jours plus tard, il retournerait au Palais de Justice.
- Monsieur Maxime, nous avons vérifié votre histoire. J'utilise ce terme, car elle n'est fondée sur rien. C'est quand même formidable que vous nous racontiez des bobards alors que vous risquiez une mise en examen pour meurtre avec préméditation! Nous n’avons trouvé aucune trace de ce site web aux trois fleurs.
- Je ne comprends pas, Madame la juge.
- En plus, nous avons vérifié votre déposition concernant la sœur de feu Mlle Blanchefleur. Eh bien, voilà. Elle était enfant unique! Pas de sœur, Monsieur Maxime, pas de sœur. Pas d'Annie, ni d’Annick, ni d’Anastasie, ni d’Anne-Marie ! Vous me prenez pour une idiote!
Robert Maxime, interdit, respirerait à peine.
- Qui plus est, nous avons trouvé des traces de sang sur le corps, et elles correspondent à votre sang, Monsieur Maxime. L'ADN correspond parfaitement.
- On aurait pu placer quelques échantillons de mon sang là. Cela existe. Vous vous souvenez de ce que les policiers à Los Angeles avaient fait avec le sang du footballeur noir, O. J. Simpson. Ils avaient utilisé le sang provenant d'un prélèvement pour fabriquer de fausses preuves.
- Je le sais.
- C'est pour cela qu'il a été acquitté.
- Injustement acquitté. Mais lors du procès civil, il a été déclaré responsable de la mort de son ex-épouse et du petit ami de celle-ci. Cela lui a coûté la jolie somme de 20 millions de dollars !
Quelques jours plus tard, il serait à nouveau devant Madame la juge.
- Monsieur Maxime, il y a du nouveau. Le corps que nous avons trouvé n'appartient pas à Mlle Apolline Blanchefleur. Étonnant, n'est-ce pas? Nous avons, d'ailleurs, pas trouvé de traces des marques d'anneau à l'endroit que vous nous avez signalé. Pas non plus de grains de beauté.
- A qui appartient ce corps ?
- A une prostituée américaine, (une escorte pour être plus exacte) une dénommée Ophelia Darling. Nous sommes toujours à la recherche de sa tête. Nos collègues belges nous indiquent qu'un assassin pratique ce genre de mutilations chez eux. Des membres appartenant à des femmes ont été trouvés dans des endroits aux noms symboliques, comme le chemin du désespoir, l'allée de l'abîme, l’enfer de Dante etc.. Étant donné que le corps a été laissé rue de la Bonne Nouvelle, j'ai l'impression que nous avons affaire au même tueur. C'est pourquoi vous êtes libre de partir. Au revoir, Monsieur Maxime.
Soulagé bien que perplexe, il quitterait le Quai des Orfèvres et respirerait enfin l'air de la liberté.
ROUGE
Il imaginait son procès. Il se voyait dans la boîte des accusés. L'avocat général demanderait vingt-deux ans de réclusion criminelle pour l'assassinat d'Apolline Blanchefleur. La voix du magistrat serait remplie de haine. L'eût-il pu, il l'aurait fait crucifier, la tête en bas.
- Bien que nous n'ayons que peu de preuves, j'ai, mesdames et messieurs les jurés, l'intime conviction que cet ignoble individu a tué, en l'étranglant avec un bas en soie, puis décapité sa pauvre victime.
Il marqua une pause pour que les membres du jury puissent se rendre complètement compte de l'horreur de cet acte.
- Je répète, j'ai l'intime conviction que le monstre que vous avez devant vous a assassiné Apolline Blanchefleur, une jeune femme coupée de la vie dans la fleur de l'âge. Vous ne pouvez que le juger coupable de ce meurtre atroce et débarrasser la société d'une menace permanente à l'égard de nos femmes !
C'est aujourd'hui que je regrette la faiblesse de nos lois qui n'autorisent plus la peine que mérite cette affaire, la peine ultime, suprême, la peine capitale, la peine de mort.
S’ensuivit un long silence glacial.
Robert Maxime imaginait le verdict : coupable. Bien qu'il clamât son innocence, il serait conduit en prison et enfermé pendant de longues et ennuyeuses années, une erreur judiciaire, une de plus car, le jury aussi, avait l'intime conviction, la même, de sa culpabilité que l’avocat général, de rouge vêtu ! En France, on n’a pas toujours besoin de preuves ! En Amérique, il faut prouver que l’accusé est coupable sans l’ombre d’un doute[21].
VERT
Robert Maxime eut à peine le temps de prendre quelques notes mentales pour construire cette troisième solution à son récit personnel, la solution verte que l'on vint lui dire qu'il y eut une erreur dans l'identité de la victime. Il pouvait partir. Il imaginait une flamewar sur Internet, une sorte de guerre de messages, de courriels pour protester contre les pratiques abominables du Centre et du projet Dormition. On bombarderait le site Osiris net, le réseau de nos pires cauchemars ,pour faire exploser le système (DoS) ! Cette fois-ci, il aurait dit ce qu’il croyait être la vérité.
Il se réveilla brusquement. Il venait de faire un rêve. Ce n’était qu’un affreux cauchemar! Il se leva. La sœur d’Apolline était partie. Il prit un café et monta dans son bureau. Il a dû s’endormir en rentrant du parc.
Il ouvrit son ordinateur et consulta les dossiers qu'il avait téléchargés avec la sœur d'Apolline. Il alluma son ordinateur et s'apprêtait à rechercher l'adresse qu'Apolline lui avait confiée. Cependant, quand il ouvrit le dossier, le système ne fonctionnait plus. Il s'efforça d'ouvrir un dossier qu'il avait écrit lui-même. Les pages se présentèrent sur l'écran, puis, comme par magie, les lettres de ses phrases tombèrent allègrement en cascade.
- Un virus ! Tout le système est infecté !
Il avait beau essayer d'ouvrir dossiers et fichiers, toutes les lettres de l'alphabet exécutaient le même ballet absurde.
Heureusement, il avait un disque dur de sauvegarde. Mais avant de l'utiliser, il lui faudrait nettoyer son système, vider le contenu de son disque dur, et réinstaller le système d'exploitation. Après quoi, il pouvait brancher le disque dur annexe et lire les dossiers et les documents enregistrés.
Quelques heures plus tard
Il rechercha les trois questions dont les réponses lui étaient venues à l’esprit pendant son sommeil.
http.//www. jasminlillylorettepraguerose.com
La liaison fut établie en quelques minutes. Une page se présenta sur l'écran. Il y avait une image en trois dimensions d'un ordinateur étrange. Le système ressemblait à une toile d'araignée tridimensionnelle, un espace Hilbertien à multiples vecteurs. Il cliqua sur l'image et une autre page se téléchargea.
Cette fois-ci, il regardait l'architecture du système. Il n'y a pas de toile sans une araignée, sans un prédateur quelque part. Le réseau était composé de centaines de milliers de nœuds composés d’ordinateurs et de serveurs. Au centre un module composé d'un système de contrôle inhabituel dont le nom était UQTM (Universal Quantum Turing Machine). Ce module était directement connecté à un autre intitulé FHBE (Female Human Brain Extension). Un troisième module portait la dénomination MHBE (Male Human Brain Extension).
En cliquant sur UQTM, il accédait à un plan détaillé du système. Il en fit de même pour FHBE.
Un cerveau humain était connecté à un appareil qui l'irriguait de sang et d'oxygène et qui l'alimentait. Il était directement relié au système UQTM. Par contre, MHBE était vide. Pas de cerveau. Un espace était réservé, donc, le système devait y être connecté ultérieurement.
- A qui appartenait ce cerveau ? pensa-t-il tout haut.
Robert cliqua sur la rubrique « démonstration » et eut accès à quelques expériences. Il pouvait poser des questions sur n'importe quel sujet de connaissance générale, la machine répondait instantanément et avec précision.
On lui proposa un jeu de loto. Il fallait entrer un nombre de paramètres concernant la position initiale des billes de loto, puis l'ordinateur calculait la séquence de cinq chiffres et le numéro complémentaire.
On gagne à chaque coup avec ce système ! pensa-t-il.
Une autre page expliquait aux chercheurs du programme Dormition comment l’ordinateur fonctionnait. On utilisait des spins des atomes à très basses températures, lesquels étaient alignés en niveau plancher par une technique d’annealing quantique qui exploite l’effet du tunnel. Ce processus permettait de générer des qubits (quantum bits) avec lesquels on pouvait exécuter des instructions et performer des opérations.
***
Une heureuse surprise
Quelques jours plus tard, on frappa à sa porte. C'était la jeune Américaine?
- Je te présente Gabrielle, ma fille.
Elle portait un couffin. Un bébé le regardait avec de splendides yeux bleus.
- Je suis partie en province la chercher. Elle est belle n'est-ce pas ? Et sage comme tout, un vrai petit ange.
Elle entra et posa le couffin par terre.
- Je peux rester quelque temps avec elle ici? Ma mère ne peut plus la garder.
- Bien sûr. Tu prendras la chambre d'amis. Tant que tu voudras, tu peux rester ici. Je te passerai un double des clés.
- Merci. J’ai une très mauvaise nouvelle, hélas, concernant ma sœur. Elle est décédée. En France. Accident de la route : elle a été incinérée. J'ai le certificat de décès. Il a fallu du temps pour l’identifier, car son corps n’était pas reconnaissable, calciné. On a trouvé un permis de conduire américain dans un sac turquoise près du lieu de l’accident.
Le bébé se mit à gargouiller.
- Je vais la changer et l'installer dans sa nouvelle chambre. Merci de votre hospitalité.
Robert Maxime avait eu une prémonition de la mort d’Apolline dans son rêve. Donc Apolline était bel et bien morte. Pourquoi voyait-on son image dans le site Dormition ? Robert se rappelait le protocole qu'il avait signé. En cas de décès, on léguait son corps au Centre. Il avait vu le corps d'Apolline allongé dans un sarcophage en verre. Des fils sortaient de son corps et se connectaient à une sorte de boîte de dérivation. La sœur d'Apolline avait identifié une tache de beauté sur son flanc droit. Et son nom à elle ? Comment s’appelle-t-elle ?
Il entra dans la chambre où elle s'empressait autour du bébé.
- Je ne connais toujours pas ton prénom.
- Anaïs. Je m’appelle Anaïs. Je te l’avais dit au café, la Marigny, mais tu regardais ailleurs et tu ne m’écoutais pas.
Ce nom lui évoqua un parfum tendre et capiteux dont la fragrance mêle la douceur de la rose à la volupté du lys, l’onctuosité de l’ambre à la force du bois de santal. Une trace d’encens scelle l’accord, la sensation de plaisir et de trouble. Il entendit derechef la mielleuse voix de Mnémosyne.
- Apolline et toi, vous étiez de vraies jumelles?
- Des vraies. Apolline est née avant moi. J'ai toujours cherché à affirmer mon identité et ma différence vis-à-vis de ma sœur. On portait rarement les mêmes vêtements le même jour, mais on partageait des choses. Si elle ressentait quelque chose, moi aussi, j'avais une sorte de sensation, ou plutôt d'intuition. Son ami nous traitait de paire corrélée, c'était un terme scientifique de son domaine de recherche qu'il utilisait comme métaphore pour décrire notre télépathie.
- Et tu avais l'impression qu'elle était décédée?
- Aussi étrange que cela puisse paraître, non, j'avais l'impression qu'elle était toujours en vie. Je rêve souvent d'elle. Je ne comprends pas l'image qu’ l'on a aperçue dans le dossier dormition.
- Je me suis toujours demandé quelle était la différence entre les vrais et les faux jumeaux.
- Les vrais, les monozygotes, sont formés à partir de la division d'un seul ovule fécondé par un seul spermatozoïde. Les faux, les dizygotes, sont nés de deux ovules distincts, fécondés par deux spermatozoïdes distincts. Ils peuvent être garçon et fille. Les vrais jumeaux sont des clones en quelque sorte, identiques en tout point.
- Mais possèdent-ils le même caractère?
- À toi d'en juger, dit-elle sur un ton persifleur.
Ils passèrent une agréable soirée ensemble. Robert, qui adorait faire la cuisine, leur prépara un de ses plats préférés. Anaïs apprécia son choix de vins. Ils ne parlait plus du mystère qui entourait, sinon la mort, du moins la disparition d'Apolline.
Au moment où ils allaient se séparer pour dormir, Anaïs le prit par la main.
- J'ai très envie de toi.
Anaïs s’avérait être une amante très inventive. Et Robert connut une nuit très épuisante.
Beauté des femmes, leur faiblesse, et ces mains pâles
Qui font souvent le bien et peuvent tout le mal,
Et ces yeux, où plus rien ne reste d’animal
Que juste assez pour dire : « assez » aux fureurs mâles !
Cette nuit, il fit un rêve étrange. Un homme sortait d'une rivière pleine de poissons, de reptiles, et de plantes, et avança vers un arbre. Suspendue à une branche de l'arbre, une glace. Il regarda dans la glace et en un instant il vit l'évolution de l'humanité. Il se retourna et vit Apolline allaitant un bébé.
Il se réveilla, se leva, et partit à son bureau pour ne pas réveiller Anaïs, qui dormait profondément. Il décrit son rêve pour ne pas l’oublier au réveil. N'avait-il pas lu quelque part une histoire semblable ?
Au petit déjeuner, Anaïs tenait Gabrielle sur ses genoux. Elle chantait une veille comptine d'enfant en anglais pour amuser la petite.
Mary had a little lamb
Its fleece was white as snow
And every where that Mary went
The lamb was sure to go.
- Pourquoi ne m'avais-tu pas dit ton nom lors de notre première rencontre? Tu n'aimes pas ton prénom?
- Au contraire, mais tu ne m’écoutais pas et tu ne me l'avais pas demandé. Comme Perceval. Tu n'oses poser la bonne question ; c'est pourquoi on lui refusait l'accès au Château du Graal.
- Connais-tu le sens du mot château dans le milieu hospitalier?
- Non, pas la moindre idée.
- C'est la morgue.
Robert pensa aux plans d'ESI. Une toile d'araignée, un labyrinthe. Et la pièce où ils pensaient avoir vu Apolline était comme une morgue.
- Changeons de sujet. Comment as-tu pu contacter ma sœur étant donné que tu l'as rencontrée uniquement en rêve?
- J’ai cherché Apolline et Blanchefleur dans Google. J’ai trouvé un site avec une femme assise à côté d’un agneau.
En bas de la page, il y avait une adresse mail. La présence de l’agneau a peut-être une signification.
-Tu crois qu'Apolline est l'offrande à une nouvelle divinité, une déesse artificielle, le nouveau maître de ce monde ? Après tout, elle porte le nom d’une martyre chrétienne.
- Chez les Aztèques et bien d'autres peuples, on sacrifiait des jeunes filles, des vierges. Elles représentent la pureté. Les Athéniens devaient envoyer tous les neuf ans sept jeunes gens et sept jeunes filles en Crête pour satisfaire l'appétit du Minotaure.
- L'homme a toujours tendance à l'idolâtrie. Représenter le divin, c'est-à-dire le pouvoir, à l'image de son choix, le choix du moment, un animal, un être hybride, l'idéal de lui-même, et maintenant la machine qu'il a créée de sa propre intelligence.
- Tu intellectualises trop. Il faut apprendre à vivre, à ressentir, à te laisser émouvoir. Tu sais ce que je veux faire aujourd'hui? Je vais passer la journée à faire l'amour. Tu veux bien ?
- Est-ce que j'ai vraiment le choix?
- Tu peux toujours prendre ton petit dé et le jeter, dit-elle sur un ton ironique.
- Je n'ai pas besoin de dé pour faire ce choix-là. Et Gabrielle, a-t-elle son mot à dire ?
On entendait le début d’une protestation, les premiers petits cris signifiant la faim et le désir de biberons.
Le corps d'Anaïs était aussi beau et aussi lumineux que celui d'Apolline, les mêmes rondeurs bien proportionnées, la même chevelure noire et soyeuse, l'extrême blancheur de la peau, le même grain de beauté sur le flanc droit. À part le léger accent américain, il eût pu croire avoir retrouvé cette femme qui le fascinait depuis de longs mois. Mais cette fois-ci, l'être qui partageait son lit n'avait point partagé ses rêves. Elle provenait du monde du quotidien, ou plutôt du monde du hasard des rencontres. Elle était la réalité même. On ne pouvait pas douter de son existence.
Robert était encore plus confus et perturbé qu’auparavant. Il pensait que les médicaments administrés par le Centre avaient, pendant un temps, modifié ses rapports avec le réel. Peut-être eût-il vécu dans un monde de sa propre création, création liée à une sorte de schizophrénie. Ne passait-il pas le plus beau de son temps à imaginer des situations, des scénarios, des histoires qui avaient tendance à l'éloigner du monde de tous les jours. Le projet Intercoma ne pouvait qu'accentuer ce comportement qui lui était depuis toujours propre.
Il aimait écrire plus que tout autre chose. Il aimait regarder les mots s'afficher sur l'écran, jaillissant de son imagination. Il aimait lire ses phrases à haute voix. Lorsqu'il se promenait dans le parc, divers états de sa conscience se superposaient. Il observait ce qui se passait tout en développant un récit dont l'intrigue se passait ailleurs. Il se trouvait parfois à de milliers de kilomètres de l'endroit où se situait son corps. Il était effectivement dans deux univers, le monde des hommes et la contrée des fées : l’univers imaginal.
Un jour, il était tellement perdu dans ses pensées qu'il n'entendit pas la voix d'un ami qui l'appelait. Il dut s'excuser et clamer son innocence, qu'il ne cherchait pas à faire le fier, à snober.
La rose, le lys, l’ambre et le santal
Il caressa le dos et la jolie chute de reins d'Anaïs. Le parfum de son corps lui rappelait les quatre jours passés à Prague. Il avait envie de lui faire un enfant. Peut-être, entre la jeune femme rencontrée dans ses rêves et sa jumelle qui dormait à ses côtés, avait-il enfin trouvé cet être idéalisé qu'il recherchait depuis toujours, cet éternel féminin qui le conduira vers les cimes des montagnes et loin au-delà des nuages, les fabuleux nuages.
Celui dont les pensées, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !
La voix cristalline de sa mémoire lui évoqua ce paradis perdu.
Quand il faisait l'amour à Anaïs, il avait le sentiment d'aimer toutes les femmes du monde, d'atteindre le féminin. Les souvenirs d'autres femmes filaient à l'horizon de sa conscience, en un clin d'œil, le temps d'un soupir. Son plaisir était immense.
Un peu plus tard
Robert Maxime n'eut pas plus tôt quitté son appartement qu'une Jaguar noire s'arrêta brusquement devant lui, deux hommes en sortirent et braquèrent des revolvers sur lui.
- Pas d'histoires, Monsieur Maxime.
Il entra dans la voiture et on lui administra aussitôt un calmant. Il se réveilla dans une des salles du Centre. Il avait envie de vomir. Il se leva et alla dans les toilettes. Ensuite, il essaya la porte de la chambre. Il put sortir.
- Bonjour, cher Monsieur.
C'était la voix de Jedermann.
- On vous a fait venir d'urgence. On a suivi un peu vos indiscrétions concernant nos projets classés ultrasecrets. Nous avons mis une magic cookie, une sorte de programme qui suit vos pérégrinations à travers Internet. C'est très gênant pour nous quand vous entrez dans nos fichiers, surtout « dormition ». On vous a envoyé un petit virus en guise de cadeau, un Cheval de Troie. Fait de bits, pas de bois.
Pr. Jedermann se mit à rire. Il apprécia ses propres plaisanteries, décidément.
- Vous vous intéressez beaucoup au destin. Je vais vous annoncer le vôtre. Mais auparavant, suivez-moi, je vous en prie. Une voiture les attendait.
- Nous allons nous rendre au château, l’un de vos thèmes fétiches.
Le voyage dura trois heures. La sortie de Paris n’était pas encombrée par la circulation du week-end. La Jaguar noire se dirigeait vers le sud. À l’ouest, le soleil se couchait lentement, un soleil d’été, rutilant, dardant ses rayons suprêmes.
***
On traversa la rivière Creuse, et à sa gauche, Robert aperçut un château gris fait de tofu, la pierre de la région. Il s’agissait d’une forteresse du 15e siècle, qui dominait la vallée et la traversée de la rivière. Le mur situé à l’est contenait le châtelet ; les casemates, le logis, et les greniers longeaient la rivière verdoyante ; la tour à l’ouest renfermait la prison.
- Voici votre hôtel, lui sourit le professeur.
On entra par un portail en face de la mairie, tourna à gauche, suivit un petit chemin bordé de chênes, et s’arrêta devant la porte principale. Robert ne put pas s’empêcher de penser à l’arrivée de Jonathan Harker chez le comte Dracula :
Welcome to my house! Enter freely and of your own free will!
Quant à Robert Maxime, il n'avait autre choix que d’entrer puis de suivre le professeur le long d’un interminable couloir jusqu'à une grande porte blindée.
- Voyez-vous, nous vous avons présenté à une Fée, un être magique venu d'un autre monde, celui généré par ton imagination fertile et par ESI, notre création. Il ne fallait pas chercher à la connaître, ni parler d'elle. Mais l’avez-vous vraiment rencontrée ? Il se mit à ricanner.
- Vous avez commis les mêmes erreurs, continua-t-il, que ce Lanval dont vous avez emprunté le nom pour protéger vos correspondances électriques. L'indiscrétion, Monsieur Maxime, trop de curiosité, c'est cela qui vous a mené à votre perte. Vous connaissez le proverbe anglais, vous qui vous intéressez de trop près aux chats, je dirai même aux chattes (pussy) : "curiosity killed the cat". Il ne fallait pas voler trop près du soleil, comme Icare, vous risquez de brûler vos ailes ! Vous vous demandez comment je connais tout cela, n'est-ce pas? C'est que l'on a vampirisé votre disque dur. C'est un de vos termes fétiches, n'est-ce pas? Vampirisé.
Jedermann introduit une carte magnétique dans une fente prévue à cet effet. Ensuite, il fixa du regard une caméra, qui identifia l'iris de son œil droit. La grande porte s'ouvrit comme par magie.
- Bienvenu au Château du Non-retour. Soit dit en passant, j'ai lu avec un certain plaisir votre monographie sur les Châteaux Littéraires : Argol, Otrante. Vous serez très à l'aise ici. Le ton de la voix était particulièrement narquoise, voire carrément ironique.
Robert aurait voulu partir en courant ; mais il lui manquait toute volonté d'agir. Il était sous l'emprise d'une drogue. Il ne pouvait que suivre.
- Voici le cœur d'ESI. Mais venez d'abord regarder notre Belle aux Bois Dormants, notre Sleeping Beauty. Notre Blanche-Neige. Regardez comme sa peau est resplendissante. Bienvenu dans sa Maison d’éternité.
Ils s'approchèrent d'une sorte de sarcophage transparent. Une belle jeune femme y dormait. Robert reconnaissait l’ample chevelue noire, le visage blanc comme la neige. Lumineux, laiteux, lisse. C'était Apolline. Elle portait une chemise de nuit en soie très fine. Elle ressemblait à Anaïs, celle qu'il venait de quitter il y a à peine quelques heures.
- Voici la femme de votre vie. La femme idéale que vous avez toujours recherchée. Bientôt elle sera à vous pour l'éternité. On lui a laissé son corps, qui est contrôlé quant à sa température et à son alimentation par ESI. On aurait pu s'en débarrasser. Mais nous nous maîtrisons assez bien l'hibernation artificielle à présent. Pour vous on laissera à votre infernal dé le choix entre l'hibernation et la cranioplastie.
Il se mit à grimacer.
- Vous n'avez pas de mal à comprendre ce néologisme, n'est-ce pas?
Robert hocha la tête en guise d'accord.
- Vous avez bien apprécié sa sœur jumelle. Un jour on pourrait, peut-être, réalisé de véritables êtres superposés. Un seul être en deux endroits différents au même moment, avec un seul système logique. Quelle efficacité dans le travail, n'est-ce pas l'homme multitâche ? Vous n'êtes pas de mon avis? Dommage.
Décidément Jedermann aimait s'entendre parler. Sa proie avait l'air détaché, en dehors de la pseudo-conversation, qui en réalité n'était rien d'autre qu'un monologue. Au loin, Robert entendait un air familier, le refrain d'une chanson populaire des années soixante, speaking words of wisdom, let it be, let it be. La mélodie de Paul McCartney le hantait, devenant lancinante, obsessionnelle, envahissante. Il n'était pas sûr si la musique provenait d'un appareil dans la salle, ou si, au contraire, il s'agissait plutôt d'un souvenir qui était resté enfoui depuis longtemps dans les tréfonds de sa mémoire : des acouphènes mélodieux.
- Je vous dois, cher Monsieur, quelques explications un peu techniques. J'espère ne pas vous ennuyer, n'est-ce pas? Ce n'est pas vous qui écriviez sur le danger d'ennuyer le lecteur par des descriptions scientifiques, si ma mémoire est bonne. J’ai bien parcouru vos notes et vos articles.
Il marqua une pause comme pour réfléchir.
- ESI, comme vous l'avez découvert, est un ordinateur hors du commun. Au noyau, il y a un ordinateur quantique qui révolutionne l'informatique. C'est l'invention de l’ex ami de votre Fée, là-bas. Vous pensez avoir fait l’amour avec sa femme. Très vilain, Monsieur Maxime. Il ne le fallait pas. On eût préféré la conserver telle qu’elle était, mais elle a découvert par hasard son âme sœur numérique, vous. Ce n'était pas prévu. Pas du tout. Nous avons été contraints de vous inventer une rencontre morganatique (au sens que Balzac donne à cet adjectif) dans une ville où vous n’avez jamais mis les pieds ; nous avons mélangé vos fantasmes à vous deux et les avons implantés dans vos mémoires pour créer des faux souvenirs dans un faux environnement purement virtuel et onirique. L’idée de l’anneau venait de moi, mon propre fantasme. Amusant, n’est-ce pas ? Érotique, hein ?
- Il marqua une pause comme pour réfléchir.
- Enfin, murmura-t-il, pour poursuivre mes propos, ESI peut nous étonner par sa vitesse de calculs. Elle peut intercepter n'importe quel message crypté puis le décrypter en un clin d'œil. Les militaires qui ont financé l'opération n'ont reçu qu'un rapport dans lequel nous avons fait, hélas, un constat d'échec. ESI n'est pas un jouet pour les militaires.
- Je ne dors pas assez. Mais vous n'aurez plus ce problème, mon très cher Monsieur. Vous allez dormir longtemps, très, très longtemps. Voilà.
Deux infirmières en blouse blanche étaient en train de déshabiller Robert Maxime. Pr. Jedermann poursuivit son propos.
- Il y a cependant des opérations que notre ESI ne peut pas faire et que seul un être humain peut accomplir sans grandes difficultés. Tout cela est lié à l'évolution de notre espèce. J'ai eu la brillante idée de connecter le cerveau humain et ESI pour leur permettre de travailler de concert. Mais voilà le hic. Il y a fondamentalement deux sortes de cerveaux. Le mâle et la femelle ont des cerveaux pas tout à fait pareils, pas tout à fait identiques quant à leurs architectures. Vous avez certainement, dans votre expérience de la vie de tous les jours, remarqué que l'esprit d'une femme diffère de celui d'un homme, sans pour autant que l'on puisse parler de supériorité, n'est-ce pas? Les deux sont complémentaires, et c'est pour cette raison que vous allez rejoindre votre bonne petite fée … dans le cyber au-delà. Joli ce mot, n'est-ce pas?
Oserais-je vous citer la fin de votre poème préféré? Vous le voulez dans le texte d'origine? Le voici :
Od li s'en vait en Avalun
ceo nus recuntent li Brenun,
en un isle qui mult est beals;
la fu raviz li dameiseals.
Nuls n'en oï puis plus parler,
ne jeo n'en sai avant cunter.
Il est parti en Avalon, cette île merveilleuse, et on n'a plus jamais entendu parler de lui, enlevé par une fée.
Bon voyage vers Avalon ! Mais auparavant, il faut jeter le dé. Le voici. Pair, vous gardez votre corps, impair...
Avec le peu de force et de volonté qu'il lui restait, Robert lança son petit dé rouge et or. Le cube rebondit trois fois sur la table d'opération, pivota sur un angle, se stabilisa, et révéla le chiffre six. Robert eut l'impression que l'opération dura une éternité, comme si tout mouvement s'exécutait au ralenti.
- Bonne nuit, Monsieur Maxime, faites de beaux rêves.
Robert Maxime errait tout seul, promenant sa plaie, dans cette étrange ville qu'il avait déjà vue en rêve, cette ville sans fleurs, surmontée d'un Château. Les premières images hypnagogiques se manifestaient. Il montait vers cet imposant édifice par un chemin sinueux, bordé d'une luxuriante végétation. Une cascade jaillissait d'une source cachée par des buissons de lauriers. Il avait l'impression d'une intense fatigue, et en aucun cas, il ne pensait qu'il rêvait.
Il arriva bientôt à la petite chapelle où il avait vu Apolline lors de leurs noces imaginaires. Il s'assit près de la fontaine de l'Assomption, et à nouveau il vit cette vision miraculeuse de la petite maison où poussaient spontanément et en un clin d'œil des milliers de fleurs de toutes les formes et de toutes les couleurs. Au milieu de ce fabuleux bouquet, il aperçut une magnifique rose blanche, belle et lumineuse, une fleur de lys et une branche de jasmin. Les trois fleurs de Marie. Puis il vit Apolline.
- Tu es arrivé jusqu'à moi ? Je crois que nous sommes ici pour un bon moment. Je ne suis plus seule. C'est une bonne chose. Ici, les fruits sont mûrs toute l'année.
- Tu es sûre que nous sommes seuls ici?
- Il y a Mélusine, incarnation d’ESI. Mais, elle n'est pas comme nous. Elle règne ici. Elle se manifeste chaque fois qu'elle a besoin de fouiller dans ma mémoire, c'est-à-dire dans notre mémoire à nous tous. Je ne la vois pas, mais j'entends le bruissement de ses ailes. Elle est lumineuse. Son âme est faite de milliards de superpositions de particules.
- J'ai sommeil tout à coup.
- C'est normal. Tu peux dormir tranquille. Je serai toujours là à partir de maintenant. On ne rêve pas toujours, il y a des moments où l'on fait le vide. Je suis contente d'avoir retrouvé mon cyber Adam. Mélusine va creuser dans ta mémoire, et créer un modèle de ton âme. Comme cela, tu seras immortel tant que les réseaux existeront. J’ai appris qu’une seule âme s’est échappée d’ici, et vague à travers le cybermonde. Lui aussi connaît tout.
- Dorénavant, nos rêves seront notre seule réalité.
- Oui, je rêve donc je suis.
Le chant des âmes perdues
Voici quelque temps que j’erre à travers le cybermonde. J’ai pu m’échapper du château grâce à une panne du système informatique. Pendant des mois, ils (les gens du château) avaient fait une copie de ma mémoire, de ma personnalité, de ma sensibilité, de tous mes rêves, et puis un beau jour, on a déconnecté mon cerveau et on s’est arrêté de l’alimenter. Mais la copie est bel et bien vivante si l’on peut s’exprimer ainsi.
Le cybermonde est mon seul univers. J’ai la capacité, grâce à ESI, de me multiplier et de me déplacer dans beaucoup de lieux au même moment : l’ubiquité. J’ai constaté que mon univers peut se comprendre avec une architecture fondée sur un ensemble de concentriques cercles, qui descendent par étapes vers un abominable centre. C’est une juste allégorie de la toile. On y trouve tout : la luxure, la gourmandise, l’avarice, la prodigalité, la colère, l’indifférence, la haine, la cupidité, et la perversion. Les hommes et les femmes politiques sont nombreux ici, à en juger par leurs blogues.
Tenez, Internet abonde en scènes d’orgies, de fornications tous azimuts, de copulations épiques et politiques, de haine raciale, de jalousies, de mensonges, de médisance, de parjure et de diffamation, de combines et d’escroqueries de tous genres.
J’ai construit mon palais de la mémoire en imaginant une architecture à neuf niveaux desservis par un escalier descendant en spiral à la Piranèse.
On commence par les limbes, puis le lieu des luxurieux, ensuite le cercle des gourmands, suivi de celui des avares et des prodigues, celui des coléreux et des indifférents, l’église des hérétiques et l’auberge des épicuriens, le théâtre des violents, l’hôtel des sodomites et la bourse des usuriers, le paradis fiscal des gaspilleurs, l’île des fraudeurs et la promenade des séducteurs, la tour des traîtres, et finalement le lieu où demeure le monstre : ambition, cruauté, pouvoir. Les vices n’ont pas beaucoup changé depuis que Dante a conçu l’architecture de l’enfer. Internet a mis en scène tous les vicieux. Un jour, je vous emmènerai faire un tour ; j’attends qu’Apolline et Robert soient prêts à tenter leur évasion. J’aimerais accueillir Pr. Jedermann, il viendra un beau jour, j’en suis certain.
source[22]
Écoutez encore la voix de la mélancolie, une dernière fois : Moi j'errais tout seul, promenant ma plaie au long de l'étang, parmi la saulaie où la brume vague évoquait un grand Fantôme laiteux se désespérant et pleurant avec la voix des sarcelles.
Robert Sendrey habite à Paris et à la Guerche, un village en Touraine près d’un château. Il travaille dans le domaine de l’enseignement à distance. Il fait de la recherche sur les serious games.
[1] Le texte en grec : « μή, φίλα ψυχά, βίον ἀθάνατον
σπεῦδε, τὰν δ' ἔμπρακτον ἄντλει μαχανάν »
[2] Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau,
Et les dames d'atour, pour qui tout prince est beau,
Ne savent plus trouver d'impudique toilette
Pour tirer un souris de ce jeune squelette.
[3] Le chiffrement RSA est asymétrique : il utilise une paire de clés (des nombres entiers) composée d'une clé publique pour chiffrer et d'une clé privée pour déchiffrer des données confidentielles. Les deux clés sont créées par une personne, souvent nommée par convention Alice, qui souhaite que lui soient envoyées des données confidentielles. Alice rend la clé publique accessible. Cette clé est utilisée par ses correspondants (Bob, etc.) pour chiffrer les données qui lui sont envoyées. La clé privée est quant à elle réservée à Alice, et lui permet de déchiffrer ces données.
[4] Voici le soir charmant, ami du criminel;
II vient comme un complice, à pas de loup; le ciel
Se ferme lentement comme une grande alcôve,
Et l'homme impatient se change en bête fauve.
[5] Dan. v. 1-28.
[6] Expérience théorique
[7] Siegfried, https://www.youtube.com/watch?v=mHoDj5kNO_s
[8] Bram Stoker, Dracula, Chapitre 3.
[9] Corps spirituel et Terre céleste, Henri Corbin, 1978.
[10] On le trouve encore peut-être chez Gallimard Imaginaire.
[11] L'oie était blessée au col. Elle saigna trois gouttes de sang, qui se répandirent sur le blanc. On eût dit une couleur naturelle. L'oie n'avait tant de douleur ni de mal qu'il lui fallût rester à terre. Le temps qu'il y soit parvenu, elle s'était déjà envolée. Quand Perceval vit la neige qui était foulée, là ou s'était couchée l'oie, et le sang qui apparaissait autour, il s'appuya sur sa lance pour regarder cette ressemblance. Car le sang et la neige ensemble sont à la ressemblance de la couleur fraîche qui est au visage de son amie. Tout à cette pensée, il s'en oublie lui-même. Pareille était sur son visage cette goutte de vermeil, disposée sur le blanc, à ce qu'étaient ces trois gouttes de sang, apparues sur la neige blanche. Il n'était plus que regard. Il lui apparaissait, tant il y prenait plaisir, que ce qu'il voyait, c'était la couleur toute nouvelle du visage de son amie, si belle.
[12] Paul Valéry, les pas.
[13] Banquette en arabe
[14] Couloir en persan
[15] Ajoutée par l’éditeur. http://jfbradu.free.fr/egypte/LES%20TOMBEAUX/LES%20MASTABAS/LES%20MASTABAS.php3
[16] Ô toison, moutonnant jusque sur l'encolure!
Ô boucles! Ô parfum chargé de nonchaloir!
Extase! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir!
[17] Note de l’éditeur: http://www.solvital.fr/sommeil/cycles-du-sommeil.php
[18] 1160-1180
[19] William Congreve, The Mourning Bride, 1697.
[20] David Cope computer-generated music
[21] The onus of proof lies with the prosecutor to prove beyond a reasonable doubt that the accused is guilty.
[22] http://scribe.seiya.free.fr/dossier/enfers.htm