Ecrits contemporains

современные сочинения

Gabriel Popovici poète roumain



Peter Ovington poète américain

Sébastien de Monbrison

Photographe, ethnologue, cinéaste, poète.

C’est une affaire d’étranglement

celle d’un souffle qui meurt

répétitive, étrange évidemment


et quelque chose se glisse derrière moi

c’est un mensonge ou un souvenir

qui est venu chanter


le regard du fauve s’est arrêté sur moi

ça y est je suis perdu


Julien Columeau

écrivain

LAHORE-DERRIDA


Vous rêvez. Vous êtes debout dans la cour de votre école, avec tous les autres élèves. Et le proviseur lit une série de noms, les noms des élèves qui vont être renvoyés de l’école pour raison raciale. Le proviseur lit un à un ces noms : Elie Chouraqui, Simon Castel, Raymond Levy, Samuel Attali. Puis il s’interrompt un instant, se racle la gorge et lit votre nom : Jacky Derrida. Tous les regards se tournent vers vous. Et vous devez, sous tous ces regards, retourner à la classe, prendre votre cahier, plume, encrier et cartable et quitter l’école. Et lorsque vous sortez de l’école l’appel à la prière commence à retentir. La rue, dans laquelle vous marchez, est baignée dans une lumière dorée, belle et chaude. Et qui répand tout autour d’elle une telle clarté… Mais les pensées qui traversent votre esprit sont bien noires. Vous avez été renvoyé…Vous n’irez plus jamais à l’école. Plus jamais…Vous êtes condamné à déambuler à jamais dans le labyrinthe de ces rues qui ne mènent nulle part.

Vous vous réveillez. Un mélange d’alcool, de calmants et d’autre chose alourdit votre tête. La première pensée qui vous vient en tête est celle de la mort. Ou plutôt celle des amis morts dans les années précédentes, et à l’enterrement desquels vous avez dû prononcer un éloge. Ils sont morts de façons variées, noyés dans l’alcoolisme comme L.L., défenestrés comme D., fous comme A., malades comme L.M. ou simplement trop vieux comme L. Et ils continuront de mourir, vos amis. Vous vous faites beaucoup de soucis pour M.B. ces derniers temps, cet ami, ce maitre qui s’est caché dans un des endroits les plus reculés du pays, parcequ’il qu’il pense que la mort n’aura pas le courage d’aller l’y chercher. M.B., cet homme fou d’anonymat, qui refuse que l’on publie ses photos. Il se promène ainsi boulevard Saint Michel devant des dizaines admirateurs qui ne le reconnaissent pas parce que la seule photo publiée de lui date de 1935. M.B. ne va pas bien. Il a de gros ennuis de santé. Il vous l’a dit au téléphone, il y a quelques semaines. Voilà un autre qui va bientôt passer l’arme à gauche, vous dites vous. Un autre dont il faudra bientôt lire l’oraison funèbre.

Vous avez eu pendant des années la hantise d’être le seul survivant, le dernier survivant de votre tribu. Mais vous ne l’avez plus. Car vous avez la certitude que vous serez vous-même bientôt mort. Vos derniers examens ne sont pas bons. Votre docteur vous l’a dit avant que vous partiez pour donner des conférences en Asie. Avec des résultats pareils on peut s’attendre à tout. Et surtout à un cancer. Il vous faudrait refaire des examens à votre retour, pour confirmer… Alors, en entendant ces phrases de votre docteur, vous vous étiez dit que ce voyage en Asie était absolument nécessaire. Car il allait être assez certainement votre dernier. Le verdict allait bientôt tomber, après lequel il vous serait certainement interdit de vous déplacer. Mais qu’il soit le dernier ou non ce voyage était déjà très important à vos yeux parce qu’il devait vous amener dans deux pays voisins (et pourtant ennemis) où vous n’étiez jamais allé : l’Inde et le Pakistan. Mais maintenant vous regrettez d’avoir entrepris ce voyage. Ces tournées, ces cycles de conférences dans des centres culturels français et des universités, c’est si monotone, si répétitif. Il faut écouter des discours pendant des heures, et rencontrer des dizaines de pseudo-intellectuels, leur dédicacer des dizaines d’exemplaires et s’entendre demander à tout bout de champ ‘Qu’est ce que la déconstruction ?’ ou ‘Pourquoi écrivez-vous des choses si difficiles ?’. Et il faut également faire face à ces questions incessantes d’étudiants paumés qui veulent savoir quel est le sens de la vie, ou d’étudiants écartelés entre deux cultures qui veulent à tout prix que vous que vous les aidiez à comprendre qui ils sont. Pourquoi vous posent-t’ils tout le temps ce genre de questions ? Pensent t’ils que vous êtes un gourou ou un astrologue ? Vous avez cessé il y a longtemps de répondre à ce genre de questions. Lorsqu’on vous pose ce type de question vous vous contentez de sourire. Non par arrogance ou complaisance mais simplement pour manifester votre impuissance.

Maintenant, vous vous levez du lit et ouvrez les volets. Devant vous s’étend Mall road. Vous pouvez distinguer des voitures et des ricshaws qui circulent sur cette large artère, et qui sont à moitié cachés par de grands arbres. Et vous devinez au loin de grands immeubles, et quelques hauts minarets. Et vous croyez même entendre un lointain appel à la prière, un appel semblable à celui que vous venez d’entendre dans votre rêve. Vous êtes censé prendre votre petit déjeuner dans le lobby de l’hotel, mais vous avez la flemme. Vous ne voulez voir personne. Vous téléphonez donc à la réception, et demandez que votre petit déjeuner vous soit servi dans votre chambre. On vous informe que votre petit déjeuner vous sera servi dans 15 minutes. En attendant, vous allez consulter votre emploi du temps. Vous vous asseyez à une petite table ronde placée près de votre lit, mettez vos lunettes et vous saisissez de votre agenda. Vous l’ouvrez à la date d’aujourd’hui, et consultez l’emploi du temps. Et cet emploi du temps vous donne envie de vous recoucher aussitôt : meeting avec les enseignants de la faculté de philosophie de FC college à 9 heures. Allocutions aux étudiants à 10. Déjeuner avec l’ambassadeur à 12 :30. Vernissage d’une exposition à 18…. Quelle horreur ! Rien ne vous fait envie dans cet emploi du temps… Vous êtes sûr que vous n’allez rencontrer aujourd’hui que des snobs et des gens artificiels. Aucuns gens vrais. Mais au fond ce n’est pas grave… Les gens vrais vous les avez déjà rencontrés. Hier. Dans la nuit…. Et puis, soudain, une courte phrase apparait tout au bas de la page de votre agenda que vous venez de lire… C’est une phrase que vous aviez noté dans la nuit, alors que votre esprit était passablement embrumé : ‘20 h. Visite du cimetière juif avec Shaiz’…

Ah oui le cimetière juif ! Dont Shaiz vous a parlé hier, et qu’il a promis de vous faire visiter. Cela vous a vraiment étonné de savoir que des juifs ont vécu dans cette ville. Mais ils vivaient ici y a bien longtemps. Et depuis ils ont disparu, et tout ce qui reste d’eux c’est un cimetière, ou ils sont enterrés, et dont seule une poignée de personnes connait l’existence. Shaiz est une de ces personnes. Il va vous y emmener cette nuit. Et vous a prévenu qu’une surprise extraordinaire vous attendait là-bas.… Ce Shaiz, quel garçon remarquable ! Il a étudié à New York avec Danto. Il dit lui-même être le descendant d’une famille juive de Lahore. Convertie depuis - par la force des choses - à l’Islam… Quelle soirée singulière vous avez passé hier avec Shaiz ! Loin des mondanités et du blabla. Shaiz était venu vous chercher à l’aéroport, et vous a tenu compagnie jusqu’au petit matin. Shaiz vous avait d’abord mené à votre hotel. Vous aviez déposé vos affaires dans votre chambre. Puis il vous avait amené dans un restaurant qu’il connaissait bien, et vous vous étiez assoupi dans sa voiture en allant au restaurant (les pillules que vous aviez prises pour calmer votre peur de voler continuaient à avoir de l’effet même après que vous ayiez attéri). Vous aviez dormi peut être une vingtaine de minutes et lorsque vos yeux s’étaient ouverts la nuit était complètement tombée et la voiture de Shaiz roulait sur une grande rue illuminée, pleine de vie et de couleurs, et vous vous étiez pendant une fraction de seconde demandé si vous n’étiez pas revenu à Alger, la ville de votre enfance et adolescence, cette ville à la fois orientale et occidentale qui était la perle d’un empire. Le restaurant ou Shaiz vous avait amené était situé dans la vieille vieille, juste à côté de la grande mosquée. Et, depuis la terrasse du restaurant on pouvait voir la cour de la grande mosquée. Shaiz avait amené une bouteille d’alcool avec lui, dont il avait fait verser le contenu dans une théière pour ne pas attirer les soupçons. Et vous buviez donc cet alcool dans des tasses de thé. La nuit avançait et les étoiles s’illuminaient et se multipliaient. Et l’alcool commençait à vous monter à la tête. Shaiz vous avait expliqué que cet alcool était du vin distillé dans une région montagneuse du Nord du pays. Il avait un très bon gout de fruit, mais il était aussi très fort. Le vin vous montait de plus en plus à la tête. Votre tête commençait à tourner. Et une brume s’installait autour de vous, à cause de laquelle les contours des choses étaient complètement brouillés, et les choses paraissaient se mélanger entre elles. Puis le diner s’était terminé et Shaiz vous avait amené à un sanctuaire Soufi. Il tenait absolument à vous y amener là bas, car il disait que d’étonnant dervishes tourneurs s’y produisaient la nuit.

Le sanctuaire était rempli de spectateurs moustachus et barbus qui occupaient pratiquement chaque centimètre disponible. Ils occupaient toute la cour, mais aussi les murs (sur lesquels ils étaient assis), et les arbres (sur les branches desquelles ils étaient juchés), ainsi que les toits avoisinants (sur lesquels ils étaient montés), et les escaliers qui menaient au premier étage du sanctuaire. Et tous regardaient un joueur de tambour, debout au centre de la cour, qui semblait être complètement en transes. Son tambour était comme devenu fou, et produisait des sons qui étaient semblables à de puissantes décharges électriques. Son tambour était une machine sans pitié. Des darviches dansaient autour de lui, au son de son tambour ravageur. Ils tournaient sur eux-mêmes, sans se voir, et parfois ils se heurtaient, et tombaient les uns sur les autres. On aurait dit des lutteurs-danseurs. Des cris montaient de la foule de temps à autre pour les saluer et les encourager. Et pour donner plus d’effet à ces cris un darviche se saisssait de sa trompe et déversait des flots de sons sur la foule.

Et il semblait que tous ces sons se transformaient automatiquement en fumée. L’audience baignait dans un nuage de fumée. Et l’audience participait activement à maintenir ce nuage en place. L’audience fumait cigarettes sur cigarettes, et une odeur amère et végétale s’élevait de ces cigarettes. Le vin vous était déjà monté à la tête. Maintenant, c’était la fumée qui attaquait vos sens. Les formes avaient commencé à se dissoudre et à se mélanger sous l’effet du vin des montagnes que Saiz avait apporté au restaurant. Cette fumée si spéciale qui s’élevait de la foule ici dans ce sanctuaire avait prolongé l’action du vin, et les formes avaient complètement perdu leur consistance et s’étaient unifiées. Shaiz avait senti que vous étiez assez défoncé et vous avait demandé si vous vouliez partir, mais vous lui aviez fait comprendre d’un geste de la main que vous vouliez à tout prix rester. Vous aimiez ce brouillard autour de vous, qui unifiait sons, odeurs et formes et révèlait les correspondances dont un poète auquel vous veniez de consacrer un texte parlait avec tant d’éloquence dans ses écrits.

Et voilà que vous l’aviez vu. Au sein de ce brouillard. Elle était assise dans une sorte de cage qui avait été aménagée pour les spectatrices. Quelques autres spectatrices étaient assises à ses côtés, avec leurs chaperons masculins. Vous l’aviez rencontré à Irvine, ou elle suivait votre séminaire. Et sa peau pâle et délicate vous avait séduit. Elle venait d’ici, de cette ville même. Son nom était Zahra. Zahra quoi ? Zahra Khan ? Zahra Ali ? Zahra Munir ? Son nom de famille vous échappait. Peu importe… Elle avait suivi votre séminaire pendant seulement un semestre. Et puis elle était retournée ici. En la voyant vous vous étiez immédiatement souvenu d’une soirée passée en sa compagnie, au terme de laquelle vous vous étiez retrouvé à lêcher son bas ventre. Alors que vous la léchiez, elle passait sa main dans vos cheveux, lentement, tendrement, à la manière d’une mère qui caresse son enfant. Vous étiez en quelque sorte son enfant, mais un curieux enfant, à cheveux blancs, et 30 ans plus agé qu’elle. Elle était la fille d’un militaire. Dieu sait ce qu’elle était devenue après être retournée au pays… Et vous étiez si ému de la revoir après tant d’années… Vous aviez pensé un moment à vous lever et à aller vers elle pour la saluer. Mais vous n’en aviez pas eu la force. La fumée qui s’était répandu aux alentours vous avait comme cloué au sol, et oté toutes vos forces. Et puis, vous aviez comme peur d’aller vers elle. Sans savoir pourquoi. Une peur apparentée à celle que l’on ressent avant de rencontrer un personnage illustre. Une peur similaire à celle que vos admirateurs ressentent avant de vous rencontrer.

Et soudain l’appel à la prière a retenti, et le tambour s’est tu. Et les derviches ont cessé de danser. Les lumières ont été éteintes. Et, dans l’osbcurité, les spectateurs ont commencé à se lever. Le sanctuaire se vidait rapidement. Des vagues de spectateurs convergeaient vers la sortie. Vous vous étiez vous aussi levé, et vous dirigiez vous aussi vers la sortie, guidé par Shaiz qui vous tenait par le bras pour que vous ne vous perdiez pas dans la foule (et dans l’état qui était le vôtre, vous auriez pu irrémédiablement vous perdre). Et vous l’avez à nouveau vu. La fille au teint pâle. Zahra. Elle se dirigeait elle aussi vers la sortie. Escortée par un beau jeune homme imberbe aux cheveux courts qui avait un air militaire. Elle s’était rapprochée, et vos regards s’étaient croisés. Et vous aviez aussitôt baissé les yeux, car son regard était insoutenable. Et vous aviez fixé le sol pendant un temps interminable. Et lorsque vous aviez levé les yeux elle était partie. Et la cour était vide. Les voyageurs avaient abandonné le bateau et étaient partis sur des canots de sauvetage. Les étoiles avaient disparues, laissant place à un ciel sans couleur. Et Shaiz attendait patiemment en vous tenant la main que vous regagniez vous esprits. Et le nom complet de la fille au teint pâle vous est soudain revenu en tête. Zahra Gul.

Voilà comment la soirée et la nuit se sont déroulées. Mais cette journée ne promet pas grand-chose. Vous regardez votre montre, qui est réglée sur l’heure locale. Il est 8 heures. Trop tôt pour appeler votre femme. Trop tôt pour appeler MB et lui demander des nouvelles. On frappe à votre porte. Vous ouvrez. Votre petit déjeuner est arrivé.