Les facultés de l'esprit

La distinction entre entendement (I) et raison(IV) recouvre celle des deux premières Critiques de Kant : raison pure et raison pratique. L'entendement fournit a priori les lois de la nature, et la raison les enchaînements nécessaires à une expérience cohérente. Aucun des deux n'est lié au plaisir ni au déplaisir, contrairement à la faculté de juger (III).


I - La perception

La perception est habituellement considérée comme faculté première, dès qu’il s’agit d’appréhender le monde extérieur. Du point de vue du processus de connaissance, elle est donc définie comme une interaction entre un sujet (qui perçoit) et un objet (qui est perçu). Parler de « perception de soi » revient en ce sens à se percevoir soi-même comme objet. L’opération semble difficile, dans la mesure où le sujet, pour se percevoir lui-même, devient à lui-même son propre objet : celui qui perçoit est en même temps ce qui est perçu. La question se pose alors de savoir si, à travers la perception que nous avons de nous-mêmes, nous pouvons avoir accès à une connaissance de nous-même.

Mais la perception peut également être considérée sous l’aspect de la « conscience de soi », dans la mesure où la « perception de soi » est équivalente à la conscience de soi. Ainsi, lorsque Descartes affirme : « je suis, j’existe » (ego sum, ego existo), il atteste de cette conscience de soi.

II - L'entendement

Etymologie : dérivé du verbe entendre, issu du latin intendere, tendre (l'esprit ou les sens), rendre attentif, être attentif, avec le suffixe -ment.

En philosophie, l'entendement désigne la faculté intellectuelle de comprendre, de concevoir, de saisir ce qui est intelligible, sans faire appel aux sensations et à l'imagination. Il est le moyen de la connaissance raisonnée par opposition à la connaissance intuitive.

Synonymes : discernement, intellection, conception.

Le sens donné au mot entendement varie beaucoup d'un philosophe à l'autre sans qu'il y ait de consensus à ce sujet. Exemples :

Pour René Descartes (1596-1650), l'entendement est avec la volonté et l'imagination, l'une des trois facultés de conscience. C'est la faculté de connaître par la conception et l'intellection. "Car par l'entendement seul je n'assure ni ne nie aucune chose, mais je conçois seulement les idées des choses que je puis assurer ou nier." (Méditation quatrième)

Pour Emmanuel Kant (1724-1804), dans la Critique de la raison pure, l'entendement, qu'il distingue de la raison, est la capacité de créer des concepts. C'est une fonction mentale qui ordonne les données de l'expérience, les sensations et les intuitions sensibles, au moyen des catégories. A partir de ces catégories, l'entendement élabore des représentations, des principes et des interprétations.

Pour Arthur Schopenhauer (1788-1860), l'entendement est la capacité à connaitre la cause par l'effet (Cf. induction), ce qui ne peut être tiré de l'expérience.

III - Le jugement

1) La faculté de juger est le pouvoir de penser le particulier comme contenu sous l'universel.

Le jugement qui porte sur le beau, comme celui qui porte sur le sublime, est particulier, mais il revendique d'être universel (§23) : il "subsume" le particulier sous l'universel. Il lui faut pour cela un principe transcendantal (un postulat) : c'est le principe selon lequel les lois particulières de la nature peuvent se constituer en système. Ce principe est présupposé. Il ne peut être fourni ni par l'entendement, ni par la raison. Il n'est pas non plus déductible de l'expérience. La faculté de juger schématise a priori sur la base de ce principe qu'elle applique à toute synthèse.

Autre formulation du principe : la nature spécifie ses lois universelles en lois empiriques, conformément à la forme d'un système logique, c'est-à-dire comme si la nature visait une finalité, même si les formes de la nature ne sont pas finales en elles-mêmes.

2) Il y a faculté de jugement réfléchissante quand le sujet, placé devant un objet particulier, se donne à soi-même un principe d'universalisation

Kant distingue deux types de faculté de juger :

- réfléchissant quand seul le particulier est donné [placé devant un objet singulier, le sujet ne dispose que de sa propre réflexion pour généraliser]. La faculté de juger doit alors se donner à elle-même un principe, une idée d'universalisation : Kant l'appelle finalité naturelle, non parce qu'on la trouve dans la nature (ce qui serait le cas d'une finalité pratique), mais parce que son unité est présupposée a priori de manière transcendantale par le sujet. C'est le cas du jugement esthétique relatif à la beauté. Le jugement esthétique relatif au sublime fonctionne selon le même principe, mais hors de toute finalité.

- déterminante quand le particulier est donné, et qu'en outre l'universel comme règle, principe ou loi est lui aussi donné empiriquement [placé devant un objet singulier, le sujet dispose d'une règle empirique dont il peut se servir], ce qui donne un moyen de "subsumer" le particulier sous l'universel. C'est le cas du jugement pratique.

Ce principe est subjectif et transcendantal. Il est intérieur à la faculté de juger, et s'applique seulement à sa forme réfléchissante.

Il faut à la compréhension humaine un principe d'unité, une loi, une règle, un fil conducteur présupposé (qui ne peut être ni prouvé, ni déterminé), pour développer une cohérence entre différentes maximes que nous avons à rechercher. Cette loi, qui vient du sujet, ne s'applique pas à la nature, mais à sa propre réflexion, en vue d'établir un ordre de la nature connaissable pour notre entendement. Sans elle, les lois universelles ne pourraient pas être pensées. Ainsi l'entendement est-il guidé par l'intention d'atteindre une fin qui lui est propre : introduire dans la nature l'unité des principes.

La réalisation de cette intention est liée à un sentiment de plaisir. A priori, la loi que nous présupposons, nous l'admirons! Devant un objet beau, nous constatons qu'un ordre connaissable est possible selon les lois de la nature, et nous en sommes satisfaits. Cette satisfaction réside dans l'accord de la nature avec notre faculté de connaître. Au contraire, une hétérogénéité de ces lois produirait du déplaisir.

Dans La vérité en peinture (p60), Derrida donne une définition du jugement réfléchissant. Lorsqu'on passe du général au particulier, comme en science ou en logique, le jugement est déterminant. La loi est donnée avant l'exemple. Au contraire, quand on passe du particulier au général, comme dans le discours sur l'art, c'est l'exemple qui précède : il permet de découvrir la loi dans son unicité. Il s'ensuit, selon Derrida, une historicité singulière avec un temps de simulacre, une certaine ficture du théorique. Kant applique cette méthode au jugement esthétique : si l'homme est la fin dernière de la nature (proposition résultant d'un jugement réfléchissant), alors tout ce qui lui est associé relève de la même finalité, et le concept d'art est subordonné à l'humanisme.

Dans l'Université sans condition (pp27-28), Derrida associe le jugement réfléchissant à ce qu'il appelle le "comme si". Ces jugements opèrent "comme si" un hasard heureux permettait à un entendement de connaître ou comprendre l'unité de la variété des lois empiriques. Ce "comme si", irréductiblement nécessaire, ne dit rien de moins que la finalité de la nature.

IV - La raison

Qui commande la raison? Si elle se commande elle-même, spontanément, comme faculté de l'âme, à partir d'enchaînements logiques, universels, elle est indépendante des faits et des actions. Si c'est un savoir empirique ou analytique, elle dépend de l'expérience. Il y a là deux voies, deux directions incompatibles, une des antinomies parmi celles que Kant a découvertes.

Notre époque se méfie de la raison. Elle la considère comme une production historique du 18ème siècle (les Lumières), dont la source est la même que la religion. Elle attache plus de prix à l'efficacité et la performance qu'à la démonstration et au raisonnement. C'est le postulat d'un monde intelligible qui s'effondre. Oubliant l'humanisme, on prend le psychisme pour une chose. L'idée que la raison puisse aider à découvrir le bon, le bien ou l'art est plus obsolète que jamais.