Cette photo vient d'un album familial. Elle a été prise en juillet 1974 et montre un adolescent, au pied des escaliers du temple Wat Phnom à Phnom Penh, Cambodge.
Au premier plan, nous apercevons d'abord un personnage et deux statues d'une taille imposante. Les lunettes de soleil ainsi que la tenue du jeune homme pourraient le placer aujourd’hui. Cela, juxtaposé aux structures en pierre, donne un côté intemporel à la photo. Un bâtiment ancien, un garçon habillé de vêtements contemporains, et pourtant une photo déjà vieille de plus de 40 ans sont tant d’éléments intrigants. Il n’est donc pas surprenant que notre regard soit attiré par la posture triomphante et fière du personnage, mis en valeur par sa chemise, qui apparaît comme étant la seule couleur "vive" de la photo.
Le deuxième plan est défini par l'ombre au milieu de l'escalier. Cette partie coupe la photo en deux, entre l'homme, au premier plan, et les statues et la porte, au troisième plan. Avec les marches qui traversent les trois plans de la photo, l'ombre au milieu renforce l'horizontalité de l'image.
Notre regard est emmené vers le haut de la photo par le point de fuite construit par les lignes de l’escalier. Celui-ci semble mener vers une porte. Le spectateur se demande ce qui se trouve derrière la porte, et ce qui va se passer ensuite : l'homme monte-t-il l'escalier, ou est-il en train de le descendre ? On ne sait pas. Nous apercevons qu'il s'agit d'un temple, grâce aux codes donnés par l'escalier en pierre entouré par des statues symétriques. Mais dans l'ensemble, la photo est peu vivante. Les constructions en pierre, la posture de l'homme mais aussi l’absence d’une quelconque autre présence vivante contribuent à l’aspect profondément figé et au côté mort de cette photo.
Si nous analysons l'image d’un peu plus près, il faut d'abord investiguer les deux statues au premier plan. Elles ressemblent à des paons, symboles de fierté. La posture du jeune homme, avec ses mains sur les hanches et son menton confiant, parait faire appel à ce symbole. Pourtant, ses lunettes de soleil et sa tenue qui pourrait être occidentale, nous racontent une situation plutôt touristique.
L'ombre au milieu de la photo, dont on peine à deviner la provenance, coupe parfaitement la photo en deux et nous pourrions dire qu'il divise la partie "terrestre" - où se trouve le personnage - de la partie "divine" - où se trouve la porte, qui mène à un endroit religieux. Cette analyse est renforcée et confirmée par les deux statues du premier plan. Ce que nous avions identifié comme étant des paons présente en réalité des Nagas. Dans la mythologie bouddhiste, ils servent de médiateurs entre le monde terrestre et l’au-delà.
Bouddha, lorsqu’il descend sur terre, le fait sur un escalier dont les rampes sont des Nagas. Le jeune homme se retrouve dans cette même position, visiblement face à la terre, triomphant, suivi de statues qu’il semble diriger. La position mystique dans laquelle se trouve le personnage est d’autant plus perturbante qu’aucune âme vivante ne semble être présente avec lui.
Tous les éléments de cette analyse peuvent être éclairés à la lumière du contexte qui entoure ce personnage. La réalité est la suivante : juillet 1974, Phnom Penh, la guerre civile a déjà commencé. Les rues sont presque désertes en journée. Ceux qui peuvent se le permettre émigrent. Le jeune homme partira pour la France deux mois plus tard. Il s’agit donc ici d’un adolescent qui arpente la capitale pour prendre des photos souvenir devant des monuments de son quotidien qu’il ne compte pas revoir.
Aurélie Hua
Monica Philippot