Les déambulations d’Anne-Marie Filaire dans les espaces transitoires Cambodgiens
Une accumulation de surfaces, d’un gris de ferraille à des pastels blanchâtres et délicats, peut-être quelques reflets d’argent. Des panneaux tantôt lisses tantôt rugueux, striés, percés, composent une perspective centrale. Des rectangles de tôle pointant vers le ciel, rythmés par un quadrillage de lignes droites, vers le haut du cadre.
Les effets de matière très expressifs donnent à voir une juxtaposition de matériaux différents, curieusement harmonieux : métaux légers, bois clairs et foncés, assemblés en un ensemble construit, menacés par l’érosion. Le bas de l’image présente des lattes de bois à l’horizontale, plus claires. Elles profilent une traversée soutenue par des pilotis, faite de dizaines de planches irrégulières empilées, bancales et flottantes. Des tissus sont suspendus à droite, ce qui suppose que nous sommes dans un espace habité, sans doute hissé au-dessus des marécages. Le cadre en légère contre-plongée construit le spectacle pudique de la trace d’un habitat tout à la fois désolé et enchanteur. La position centrale du point de fuite aspire notre regard vers l’avant, et l’on ne sait plus trop si le référent est la route ou l’habitat, la ramification enchanteresse ou la suture abstraite, l’appel de l’ailleurs ou la fragilité poétique d’un présent construit.
Urbanité exploratoire à la lisière du monde, la quête d’Anne-Marie Filaire
Cette image est tirée d’une série de photographies prises par Anne-Marie Filaire. L’artiste s’intéresse essentiellement aux paysages marqués par des expériences historiques traumatiques. Elle tente de saisir, par la photographie, les traces du temps et de la violence dans le morcellement des paysages, dans les frontières entre des régions, dans les villes malmenées par des destructions. Pour cela, elle voyage au Moyen Orient, en Asie du Sud-est et en Europe de l’Est.
En 2002, Anne-Marie Filaire approche le Cambodge à travers la périphérie de Phnom-Penh. Le pays a du mal à se relever de la période récente de son histoire, marquée par le régime de Pol Pot. Les villes ont été évacuées lorsque les khmers rouges se sont emparés du pouvoir à Phnom-Penh, en 1975.
Depuis la fin de ce régime, le Cambodge est entré dans une période de reconstruction. Dans ce contexte, la photographe choisit d’aborder la notion d’urbanité mais par un traitement singulier : l’exploration des limites de Phnom- Penh. Elle cherche à cerner une ville, dont le passé a été frappé par la destruction. Pendant sept semaines, la photographe se déplace autour de Phnom-Penh, guidée par des étudiants recrutés par le centre culturel français. Elle réalise des prises de vue en se posant cette question : qu’est-ce qui sépare la ville de ce qui ne l’est pas ? Sur cette image, l’artiste fige le chemin intérieur d’abris précaires mais pourtant habités, appropriés, domestiqués.
Vertige de la poétique documentaire
Ici le fragment documentaire est partie prenante de la fabrique d’image artistique. Sous le sceau du reportage, Anne-Marie Filaire construit une expérience narrative de la description qui, au-delà du vernaculaire et du pittoresque, affirme par le retrait et la délicatesse l’étrangeté d’un paysage contemporain.
Les éléments stylistiques qui composent l’image nous appellent à dépasser la question de l’habiter, pour atteindre une autre dimension interprétative : une
réflexion métaphysique sur le temps. Le présent demeure suspendu dans un double entre-deux : entre le passé et le futur, l’ici et l’ailleurs. Un passé qui ne passe pas et sur lequel tout repose. L’habitat résulte d’une agrégation d’objets du passé, et de la migration des populations liée aux conséquences du régime politique. Un futur incertain, perdu dans le lointain. Qu’adviendra-t-il de ces logements et de ses occupants ?
Notre œil de spectateur est happé par le chemin de traverse. Concentrée sur la profondeur du décor, Anne-Marie Filaire construit une atmosphère énigmatique et fantomatique. Le chemin flottant s’élève vers la blancheur du ciel. Devant cet espace de l’inachevé naît une douceur amère, mélancolique.
Constance Barbaresco
Mary Milojevic