Ce qui frappe tout d’abord en regardant cette photographie, c’est l’ambiance post-apocalyptique qu’elle inspire. Une forêt dévastée, du bois qui semble avoir brûlé en haut à gauche, et au milieu un homme et un singe qui apparaissent comme les seuls survivants de ce désastre.
L'arbalète que tient l’homme, comme pour défendre son territoire, nous donne un indice sur son identité : c’est un chasseur. Nous pouvons donc imaginer que la forêt lui permet d’assouvir ses besoins primaires et lui est essentielle pour survivre. De son autre bras, il entoure le singe aux yeux mi-clos et à la bouche entrouverte, qui semble mal en point. On y voit un geste de protection. Face à l’ennemi commun, l’homme et l’animal font corps.
Tout dans cette image dirige notre regard vers le centre : des obliques que forment les troncs d’arbres à la manière de lignes de fuite, jusqu’à la différence de couleurs nette entre une forêt de cendres grises et le jaune et le rouge pimpants du mètre de couture et du vêtement de l’homme. On peut également remarquer la forme arrondie du tas de débris à l’arrière-plan qui semble entourer la tête du Cambodgien. Ce dernier élément, et la manière dont il est assis, nous donnent l’impression d’un prince ou d’un chef de tribu installé sur son trône, son sceptre à la main. Ce lieu est son territoire, son royaume.
Si l’on replace l’analyse dans notre culture chrétienne, l’arbalète et l’angle de prise de vue nous permettent de repérerer la religiosité du dispositif qui entoure l’homme. L’arbalète laisse apparaître une forme de croix qui renforce l’autorité, le caractère sacré de cet homme pourtant assis dans les feuillages. De plus, le personnage est capturé en contre-plongée : ses pieds sont visibles, mais aussi une partie du sol, ce qui le rehausse encore davantage.
Installé comme prince ou divinité, la présence de ce mètre jaune qui ligote cette figure d’autorité choque d’autant plus. Il semble prisonnier et impuissant face à la situation. Cet objet apparaît comme complètement déplacé. Par sa couleur et sa forme, il tranche avec l’aspect plus rudimentaire du reste de l’image. Il en fait une mise en scène plus qu’un témoignage du temps. Le mètre est un symbole criant de la modernité au titre de sa couleur industrielle. Il entoure un homme et un animal mis dans le même sac, ce qui rappelle le mythe de l’état de nature. C’est un peu comme si le moderne bridait littéralement le naturel. Au-delà du symbole, d’un côté purement pratique, le mètre ne semble pas trouver sa place dans la photo : tout ayant été réduit à néant, que reste-t-il à mesurer ? L’absence justement. Celle des terres qui ont été volées à l’homme et au singe.
Une opposition frappe encore : celle du fond de l’image et des premier et second plans. L’effet de perspective permis par les arbres horizontaux est cassé par les arbres verticaux du fond des bois, comme pour laisser espérer aux deux êtres une meilleure situation (mais en même temps il n’y en a pas de bonne ou de mauvaise). Deux interprétations peuvent être apportées à cela : un soupçon d’optimisme ou une sonnette d’alarme. La photo étant contemporaine, il y a comme une urgence à intervenir avant que tout le reste de la forêt soit détruit.
Cette photographie a été prise dans la province de Ratanakiri par le journaliste cambodgien Lina Phan, salarié au Phnom Penh Post. A travers cette mise en scène, il a voulu témoigner de son engagement auprès des minorités ethniques du nord-est du Cambodge, qui vivent dans et de la forêt et qui subissent aujourd’hui la déforestation de leurs terres, orchestrée par de grandes entreprises chinoises et vietnamiennes.
Aliénor Benech
Mathilde Vincent