Un photogramme extrait du film documentaire Les pépites de Xavier de Lauzanne
Bien loin de l’opulence des temples d’Angkör, témoins d’un empire Khmer tout puissant, le Cambodge post-Pol Pot n’a pas encore cicatrisé toutes ses plaies. En témoigne ce photogramme extrait du film documentaire Les Pépites de Xavier de Lauzanne. Le réalisateur met en lumière le travail acharné et remarquable d’un couple de français : Christian et Marie-France des Pallières. Leur prouesse ? S’être portés au secours de plus de 10 000 enfants, alors que leur destin semblait à jamais lié à cette immense décharge en lisière de Phnom Penh. Leur devise : « Vis tes rêves ».
La puissance de signification de ce photogramme réside dans la dualité suggérée entre la naïveté de la petite fille au premier plan et l’immense décharge dans laquelle elle semble happée. La pureté de l’enfant contraste ainsi avec l’insalubrité du lieu. Que fait donc cette enfant au milieu de cette infamie ? Elle travaille. Oui, cette petite fille n’a guère d’autre choix que de soulever chaque détritus, armée d’une tige métallique aussi frêle qu’elle, à la recherche d’objets dont la maigre valeur vénale pourrait subvenir à ses besoins quotidiens. Elle y trouvera aussi de quoi se nourrir si la chance lui sourit - si tant est que l’on puisse parler de chance sans paraître obscène étant donné les tristes conditions de vie de cette enfant.
Approchons-nous maintenant de l’image afin d’en saisir les détails visuels et les inférences d’interprétation.
Au premier plan, la petite fille dont le regard, tourné vers le spectateur, est presque magnétique. On est saisi par son expression à la fois perplexe et mélancolique. Le deuxième plan, lui, est constitué d’une mer de déchets : on distingue du blanc et des points de couleur qui dessinent des vagues, des crêtes et on devine l’écume de cette masse informe. Un bulldozer s’active dans le coin gauche, la puissance de la machine qui déplace les ordures s’opposant à la fragilité de l’enfant qui manœuvre sa frêle tige de fer.
De fait, la petite fille apparaît littéralement noyée dans cette masse symptomatique d’une consommation débridée et d’une industrialisation sauvage dont elle est non seulement exclue mais aussi victime. Pourtant, sa tenue colorée contraste joyeusement avec l’environnement. Quel sens peut-on donner à pareille distorsion?
Une réponse pourrait être apportée, par analogie avec la silhouette de l’homme adulte habillé de couleurs neutres (gris et bleu) que l’on observe au second plan. Il nous tourne le dos et s’intègre parfaitement au décor, comme si tout était déjà perdu pour lui... L’innocence symbolisée par l’enfance serait donc aussi synonyme d’espoir.
Au troisième plan se profile un bidonville constitué de baraquements colorés, telle une poche de vie construite autour du néant.
Enfin, juste au dessus et au dernier plan, la végétation apparaît dans le quart haut du photogramme. Le regard fuit inexorablement vers ces arbres, seuls points de respiration par rapport au reste de l’image particulièrement étouffante.
Ce photogramme a ceci de puissant qu’il met en équivalence les marqueurs d’une société qui se soumet à l’économie de marché et le désarroi d’une frange de la population khmère, clairement en marge d’un système qui la dépasse. On y retrouve cette aridité propre à la thématique du travail des enfants chiffonniers en Asie, Afrique et Amérique latine et dont on avait déjà vu des illustrations avec le travail du photographe Paul-Antoine Pichard (voir Mines d’ordures, éditions Alternatives, 2010).
Si le Cambodge s’ouvre peu à peu au monde, grâce notamment à des atouts structurels comme un faible coût de main d’œuvre, mais également culturels, jouissant d’un patrimoine d’une grande richesse qui attire les touristes du monde entier, la répartition des richesses reste encore très inégale – la misère est telle qu’elle est presque de l’ordre de la fatalité pour ceux qui la subissent tant leur situation semble inextricable. A la violence physique des khmers rouges s’est substituée une violence morale induite par la pauvreté. Une société à deux vitesses, voilà l’impression que nous donne cet extrait des Pépites de Phnom Penh.
Adja Diop
Valentin Gobin