La dernière traversée

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Nous sommes face à une image très quadrillée qui isole les corps et les visages.

Un homme de type européen est au centre, en plein centre. On est tout de suite confronté à lui. Il nous regarde, nous interpelle.

L’importance de l’homme central est renforcée par la tonalité chromatique. Les couleurs claires et diffuses contrastent avec le noir de sa chemise. C’est instinctivement là que nos yeux se posent. Six personnes sont présentes, pourtant un seul visage demeure plein.

Tout nous invite à entrer dans ce regard.

Au premier plan à droite, un cambodgien. Ni amorce, ni entier, il est très dérangeant. Parce qu’il ferme complètement le cadre, cet homme accentue la verticalité de l’image. Les bras croisés et le regard fuyant, il nous ignore. Et notre personnage central est alors enfermé entre ce corps ignorant et la voiture, plus isolé encore.

Les autres personnages ne sont que des présences. On ne s’y attarde pas, ils meublent cette image comme des figurants immobiles. Tous nous évitent, créant pour chaque orientation des visages une nouvelle ligne de fuite. Ils regardent chacun à des endroits différents, élargissant le cadre, étirant le paysage. Ce paysage, on le distingue vaguement dans le coin inférieur gauche de la photographie. Une terre au loin, une étendue d’eau devant, très proche. Les personnages peuvent être sur ces mers. La voiture arrêtée au premier plan nous indique qu’il s’agirait d’un bac, la légende de la photo nous le confirme.

Ainsi tous sont rassemblés dans ce bac autour d’un paysage immense. Statiques sur un bateau mobile.

C’est la pause. Le temps de la traversée. Le temps qui s’étire.

Cette immobilité est certaine. Elle est marquée par des signes d’attente : une cigarette allumée au fond, des personnages adossés, des bras croisés et des regards fuyants. Les corps se relâchent, se posent, et les yeux s’occupent. Les rares visages que l’on perçoit montrent des mines relâchées et des airs éloignés. L’homme central contraste, son regard est actif et droit, son visage souriant. Il pose, figé pour ne pas compromettre la prise. Fixe comme les autres.

L’immobilité devient totale lorsqu’on relie cette image à son contexte : c’est la dernière que l’on aura de Gilles Caron. Ce photographe reporter français arrive au Cambodge en avril 1970 au lendemain de la déposition du prince Sihanouk par le général Lon Nol, qui dirige alors un régime militaire anti-communiste soutenu par les Etats-Unis. Gilles Caron disparaît avec deux autres français, le reporter Guy Hannoteaux et le coopérant Michel Visot, sur la route n°1 qui relie le Cambodge au Vietnam dans une zone contrôlée par les Khmers rouges de Pol Pot.

C’est dorénavant l’image-mémoire d’une dernière traversée. La photo prend une dimension presque métaphysique. La subjectivité de la prise de vue renforce ce sentiment : nous prenons le photographe en photo, sur ce bac, nous sommes véritablement témoin de cette scène funeste. Et Gilles Caron nous regarde. Il légitime ainsi notre présence. Son regard est un accord. Peut-être est-ce même lui qui nous a demandé de prendre la photo.


Mahaut Chaudun

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