Avril 1975 au petit matin. La capitale du Cambodge Phnom Penh se réveille douloureusement après avoir subi quantité de déprédations depuis plusieurs années, mêlant des bombardements américains à une guerre civile violente. Les Khmers rouges, porteurs de l’idéal communiste, remportent une victoire décisive dans leur conquête du futur Kampuchéa démocratique. Un État qui n’a de démocratique que le nom, naissant et mourant sur un champ de ruines et de cadavres. Si la nature suit son cours, la réalité semble, elle, figée. Cette photographie réalisée par Christine Spengler est difficile à dater pour quelqu’un qui n’est pas renseigné sur le contexte. Elle dégage une universalité sans équivoque : à la fois sans âge, sans lieu précis, et sans époque.
Cette photographie, par son côté mystique et irréel, force le silence. Notre regard voit la présence de survivants. Mais que font les protagonistes ? Errent-ils à la recherche d’un proche ou essaient-ils de trouver un semblant de repère dans ce paysage détruit ? Une chose est sûre, on sent que le raz de marée a eu lieu, laissant un temps de battement à la suite du feu continu. Une forme de paradoxe qui caractérise le cliché : à la fois apocalyptique et paisible. Apocalyptique par de nombreux indices : deux types de fumée, une terre aride, et de nombreux débris. Ces objets se démarquent, pouvant raconter chacun son histoire. Ils sont disséminés dans ce no man’s land à perte de vue, qu’il s’agisse de toitures, d’un casque ou d’une page de journal, errant dans un vide presque antonionien. Toutefois, le rivage nuance quelque peu ce désordre, jouant sur la perspective, et nous procure un soutien sur lequel le spectateur peut s'accrocher. Il s’agit bien sûr de l’élément contribuant à l’image paisible, s’opposant au désert désordonné. L’écoulement du rivage montre toute l'indifférence de la nature. La lueur du soleil est d'ailleurs reflétée par l’eau. Malgré cette source vitale qui repose l'œil, nous sommes comme les protagonistes, en manque de repère.
Dans la partie supérieure du cliché, le nuage sombre annonce la fin de tout espoir. L’horizon sinueux y semble bouché. Un parallèle avec l’avenir fuligineux du Cambodge lors des futures années Pol Pot. Un étouffement irrémédiable de la fumée qui s’apprête à envahir ce qu’il reste de lumineux. Nous sommes intrigués par des ustensiles de ferraille en position verticale comme les survivants, indissociables d’un aspect fantomatique. Car ils ne sont plus que des spectres. La seule trace d’humain provient de cet individu présent au premier plan à droite, regardant l’objectif. Nous le voyons debout en position verticale. Son visage nous happe, même s’il reste dans une intense obscurité laissant place à une forme de résignation. En percevant ce détail, le spectateur redescend de sa position omnipotente, abolissant la distance d’usage entre l’œuvre et lui. Ce regard puissant nous questionne sur le sentiment de détresse des silhouettes qui ne sont plus que des ombres. Un spectacle malheureusement réel soulignant l'universalité de l’image et confondant passé, présent et futur. Cet épisode et la période qui le suit laissent une trace indélébile dans la mémoire collective, et surtout dans le cœur des cambodgiens.
Irénée MARKOVIC
Nathan VANDARD