6 La libération d'Evian

Durant toutes ces années d’occupation, nous avons vécu en circuit fermé car nous n’avions que peu de renseignements sur ce qui se passait en dehors du canton, nous ne savions même pas ce qui se passait à Thonon. Les liaisons étaient rares. Les communications téléphoniques étaient soumises à autorisation, elles étaient évidemment écoutées. Mais les évènements qui se succédaient chaque jour dans notre secteur nous occupaient suffisamment. Notre grande préoccupation était de connaître la position des alliers et alimenter ainsi nos espoirs d’une libération prochaine. Seule la radio clandestine, brouillée, nous permettait d’avoir une idée de ce qui se passait.

La libération d’Evian était proche et les jours qui ont précédé ont été agités et dangereux. La confusion qui a précédé la libération a été aussi grande du côté Français que du côté Allemand.

Il ne fait aucun doute que si les Allemands avaient été au courant du manque de moyens, d’armement, de véhicules et d’hommes capables de combattre lors de cette libération qu’ils n’auraient pas manqué de réagir car il y avait des SS armés en convalescence au Royal.

En fait, tout aurait pu échouer, et la répression dans ce cas aurait été terrible.

Mais nous avons fait subir aux Allemands, bouclés à l’hôtel Royal et au Splendide, une intoxication qui a réussi. Avec le peu d’essence dont les FFI disposaient, nous avons passé et repassé avec nos véhicules, que nous poussions au maximum.

Le vrombrissement des moteurs donnait l’impression d’une troupe nombreuse et bien équipée, alors qu’en réalité il ne s’agissait que de voiture particulières, camionnettes ou camions, camouflées depuis l’occupation et dont quelques uns avaient été plus ou moins bien bricolés avec des tôles qui leur donnaient l’aspect de voitures blindées. Les FFI étaient équipés de façon hétéroclite, avec des armes disparates et n’ayant pour signe distinctif qu’un brassard bleu blanc rouge portant les lettres FFI, confectionnés avec des morceaux de tissu aux couleurs approximatives. Il défilaient afin d’impressionner l’adversaire.

Probablement aussi que les officiers Allemands qui n’étaient pas au parti Nazi se rendaient compte que la guerre était perdue pour eux et qu’une réaction n’aurait pas changé l’issue de la guerre. Les discussions pour les conditions de reddition furent entamées au siège de la société des eaux par les émissaires de la Résistance, un lieutenant du 27^ème BCA, M.Belley, le colonel Grousset, directeur de la société des eaux,

Les FFI et FTP du secteur d’Evian étaient dirigés par deux jeunes, Bernard Epelbeim, juif, fourreur à Paris et qui avait gagné le maquis et Gilbert, un jeune Kinésithérapeute qui par la suite s’est installé à Toulouse. A plusieurs reprises, tous deux sont venus me contacter à la maison pour obtenir des renseignements ou des fausses cartes d’identité. Après la guerre, lors des manifestations du souvenir ils venaient me voir. Bernard surtout m’embrassait chaque fois. Les tractations en vue de l’armistice ont duré plusieurs jours. Enfin il a été possible d’obtenir la mesure la plus importante, la saisie de toutes les armes. Fusils, pistolets, grenades, poignards ont été entreposés au commissariat de police, dont une pièce en était remplie jusqu’au plafond.

Les conditions portaient également sur le renvoi des personnels des médecins, infirmiers et infirmières dans leur pays en passant par la Suisse. Les autorités suisses étaient d’accord pour envoyer un train par St Gingolph, jusqu’à Evian. C’est ainsi que j’ai été désigné, avec M. Barru, instituteur au collège, pour escorter deux officiers allemands à St Gingolph, en vue de régler les détail de cette opération avec les autorités suisses. Nous étions armés, évidemment, mais nous ne savions pas comment les choses allaient se passer.

La discussion a eu lieu sur le pont. Tout a été réglé en peu de temps et nous avons ramené en voiture les deux officiers à Evian.

Mais un incident d’une gravité extrême a eu lieu .Nous pensions que toutes les armes avaient été récupérées mais nous avons appris que les SS en avaient dissimulé dans les arbres du parc du Splendide et dans le souterrain des cuisines de cet hôtel. Tout était à craindre car ces SS étaient aguerris au combat et n’étaient pas décidés à se rendre. Il y eut une nuit de flottement où une action des SS contre la Résistance était à craindre. Dès le lendemain les FFI avaient pris leurs dispositions pour faire une fouille en règle des hôtels Royal et Splendide.

Les armes cachées furent récupérées. Les signataires des conditions de reddition pour Evian considérèrent que ces conditions avaient été rompues par les Allemands, en raison de leur duplicité, et par voie de conséquence le renvoi des personnels hospitaliers par le train de la Croix Rouge suisse, fut annulé. Le train ne vint jamais les chercher et tous furent considérés comme des prisonniers de guerre et soumis au même régime. Nous avions eu chaud, car si les Allemands avaient eu le moindre renseignement sur l’état réel de nos forces, ils n’auraient pas manqué de tenter une action.

Au cours de ces quelques jours, nous subissons une deuxième alerte, qui pouvait être très sérieuse. En effet, nous fûmes informés qu’une formation allemande venait de quitter Annemasse et se dirigeait sur Evian, avec l’intention de réduire la Résistance et de libérer les soldats allemands prisonniers. En fait, l'appel du Colonel allemand avait bien été entendu par le Général commandant le secteur Annecien de la Wehrmacht. Sa décision d'envoyer des troupes sur Evian avait heureusement pris du temps. Le 16 Août au matin, trois camions de SS faisaient route sur Evian. Aussitôt, tous les hommes armés, FTP et FFI sous les ordres de Bernard et Gilbert se sont positionnés à la Léchère, à l’entrée d’Evian pour arrêter cette formation mais elle n’eut pas la possibilité d’arriver jusqu'à Evian car elle fut arrêtée aux bois des Rosses près de Machilly par une formation FFI assez puissante et bien armée.

Les Allemands de notre secteur étaient neutralisés. Mais en ces derniers jours précédant la libération complète, nous avons vu apparaître des officiers en tenue, qui n’avaient jamais donné signe de vie pendant l’occupation, des résistants de la dernière heure, défilant fièrement rue Nationale et des transfuges de formations collaborationnistes subitement transformés en combattants libérateurs.

Les femmes étaient aussi ardentes que les hommes, l’une d’elles est venue se mettre à notre disposition alors que je sortais de chez moi. Elle s’est présentée à moi avec une baïonnette au coté et un révolver à la main. Elle était accompagné d’un individu que je n’avais jamais vu. Tous deux étaient très exités, prêts à trucider du « boche ».

Sur la place du Marché,il y avait un magasin intitulé « chez l’artisan parfumeur ». Il s’agissait d’un juif nommé Gusfeld. Il avait disparu depuis longtemps et nous avions cru qu’il s’était réfugié en Suisse. En réalité, il est resté caché pendant presque deux ans, dans une mansarde de la maison, ravitaillé par sa femme. Lorsque je l’ai vu apparaître devant moi, tel un spectre. Blafard, surpris par la lumière et le soleil ( nous étions à la mi-août), n’ayant que la force de se tenir debout, il m’a embrassé. Il avait les larmes au yeux, il n’avait plus rien à craindre, mais combien cette libération a dû lui paraître lointaine.

Les Allemands du Royal et du Splendide, désarmés, avaient été réunis et étaient gardés par une formation FFI en attendant leur transfert dans un camp de prisonniers. Les tractations en vue de ce départ durèrent quelques jours, puis immédiatement fut constitué un comité de libération avec le Docteur Escoubès, chirurgien à l’hôpital, Camille Blanc, qui par la suite fut élu maire, M. Lenoir, de la brasserie Helvétia, Lucien Bonnaz, Jean Combet, Charles Chardon , Robert Mouchet et quelques autres personnalités éviannaises.

Et ce fut, dès le départ des Allemands et d’une partie des FFI appelés à d’autres tâches, le commencement des opérations d’épuration.