Un cartulaire, une titulature et un sceau : le programme politique du vicomte Roger II (Trencavel) dans les années 1180, par Hélène Débax
Un cartulaire, une titulature et un sceau :
le programme politique du vicomte Roger II (Trencavel)
dans les années 1180
Le Languedoc présente la particularité d’avoir conservé plusieurs
cartulaires issus de seigneuries laïques1, dont certains fort précoces, comme
celui des Guilhem de Montpellier ou celui des Trencavel2. Ce dernier, sur
lequel porte la présente étude, a été rédigé sur l’ordre du vicomte Roger II,
dans les années 1186-11883 : cela en fait le plus ancien cartulaire laïque
conservé dans l’actuel espace français. Contrairement à celui des Guilhem, il
ne comporte pas de préface ou de prologue qui en explicite les motivations,
les commanditaires ou les auteurs. Il se présente comme une série de
transcriptions de chartes, sans classement ni hiérarchie évidents. Ici point de
« section des privilèges », point de déambulation circulaire et concentrique,
comme cela est souvent le cas des cartulaires ecclésiastiques contemporains4.
Nous tenterons donc d’en cerner les motivations pas à pas, au gré des chartes
copiées et de leur ordre de transcription.
Cette quête des intentions devra aussi prendre en compte deux autres
éléments apparus dans les actes des Trencavel en ces mêmes années 1180,
une nouvelle titulature et un sceau. La conjonction exceptionnelle de ces trois
nouveautés ne peut bien entendu être le fruit du hasard, c’est le résultat d’une
politique délibérée. Le vicomte Roger II a sciemment mis en scène son
pouvoir selon de nouvelles modalités dans une conjoncture particulière. Dans
quel contexte ont été prises les décisions de rédiger un cartulaire, de sceller
1. Pour un recensement général : Lucie Fossier et Olivier Guyotjeannin, « Cartulaires
français laïques : seigneuries et particuliers », dans Les cartulaires, Mémoires et Documents
de l’École des chartes, O. Guyotjeannin, M. Parisse et L. Morelle (éd.), Paris, 1993, p. 379-
410.
2. Le cartulaire des Guilhem a été édité (par A. Germain, en 1884-1886, voir dans ce même
volume l’article de Pierre Chastang) ; celui des Trencavel est inédit (Société archéologique de
Montpellier, ms 10).
3. Pour la justification de la datation, voir Hélène Débax, « Le cartulaire des Trencavel »,
dans Les cartulaires, op. cit., p. 296-298.
4. Pierre Chastang, Lire, écrire, transcrire. Le travail des rédacteurs de cartulaires en Bas-
Languedoc (XIe-XIIIe siècle), Paris, Éditions du CTHS, 2001.
les actes, de modifier la titulature ? Quels sont les buts poursuivis, tant à
l’encontre des pouvoirs englobants, que vis à vis des autres membres du
lignage ? En dernier lieu, à quoi sert un tel cartulaire ? Quels sont le statut et
l’utilité de ces copies, à une époque où les sceaux et les exigences en matière
de validation semblent les rendre caduques ?
UN CARTULAIRE DE PRESTIGE
La décision d’entreprendre la rédaction d’un cartulaire est à mettre au
crédit du vicomte Roger II, dans les années 1185-1186. La copie fut ensuite
effectuée entre 1186 et 1188. Le résultat en est la première partie du
cartulaire des folios 1 à 221v (cahiers 1 à 29). La seconde partie fut rédigée
vers 1203-1206, à l’initiative du fils du vicomte précédent, Raimond Roger ;
il ne s’agit que d’un petit appendice qui comprend les quatre derniers cahiers
(30 à 33) où sont reprises de nombreuses chartes qui avaient déjà été copiées
dans la première partie5. Ce qui va nous intéresser ici, c’est la décision
initiale, l’entreprise lancée par Roger II en 1185 ou au début de 1186.
Le vicomte est alors indéniablement en position de force, appartenant à la
grande alliance anti-toulousaine autour du roi d’Aragon. Il vient alors
d’effectuer le dernier d’une longue série de renversements d’alliance. Les
Trencavel, qui sont vicomtes de six vicomtés, ont en effet pour seigneurs
potentiels les comtes de Toulouse pour Albi, Nîmes, Béziers, Agde —les
Raimondins étant comtes de ces quatre cités en vertu de leur titre de marquis
de Gothie—, mais aussi les rois d’Aragon-comtes de Barcelone pour
Carcassonne et Razès, depuis les accords de 1067-1070—« ventes » ou plutôt
reprises en fief monnayées6. Cette double dépendance rend la position des
Trencavel à la fois fructueuse et inconfortable : ils ont joué pendant tout le
XIIe siècle de cette double allégeance entre leurs seigneurs naturels de
Toulouse et leurs seigneurs contractuels de Barcelone. La possibilité de
reconnaître l’un ou l’autre comte a engendré une incontestable marge
5. Voir l’annexe sur la structure du cartulaire, p. 000.
6. Sur ces « ventes », voir en dernier lieu l’édition de notre thèse : La féodalité
languedocienne, XIe-XIIe siècles. Serments, hommages et fiefs dans le Languedoc des
Trencavel, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 2003, p. 58-71. Sur les revirements
d’alliance, ibidem, p. 86-96.
d’autonomie pour le pouvoir vicomtal. Mais ont aussi surgi des difficultés
lorsque les deux puissances voisines entrèrent en guerre l’une contre l’autre,
ce qui fut le cas pendant presque tout le XIIe siècle.
Parcourons rapidement les événements. Le vicomte Bernard Aton IV avait
fait hommage au comte de Toulouse au début du siècle, mais il fut
rapidement ramené dans l’allégeance barcelonaise par une démonstration de
force de Ramon Berenguer III en 1112. Dans les années 1120, à la suite de la
grande révolte de la noblesse du Carcassès, il retourna à l’alliance
toulousaine. En 1142, eut lieu le premier grand revirement pro-catalan, à
cause de l’intervention du comte de Toulouse Alfonse Jourdain à Narbonne
et à Montpellier qui souda contre lui la majorité des barons languedociens.
Mais dans les années 1170, les Trencavel effectuèrent un nouveau
renversement en faveur de Toulouse, conforté par deux mariages croisés :
Roger II épousa Adalaïs de Toulouse, et le fils de Raimond V, le futur
Raimond VI, se maria avec Béatrix, la soeur de Roger II. À la fin des années
1170, le camp toulousain semblait fort de la plus grande partie de la noblesse
méridionale : outre Roger II de Carcassonne-Razès-Béziers-Albi, son cousin
Bernard Aton VI de Nîmes-Agde, Hugues comte de Rodez, Ermengarde
vicomtesse de Narbonne, Roger Bernard comte de Foix...
Mais tout fut bouleversé à nouveau en 1178-1179 et le revirement fut
spectaculaire. Raimond V de Toulouse s’aliéna tous ses alliés à cause,
semble-t-il, d’une nouvelle tentative pour mettre la main sur Narbonne, mais
aussi à la suite de sa dénonciation de l’hérésie, sur laquelle nous reviendrons
plus loin. Un gros dossier d’une quinzaine d’actes documente le ralliement de
Roger II à Alfonse II, roi d’Aragon et comte de Barcelone, et celui de son
cousin le vicomte de Nîmes-Agde Bernard Aton VI. La guerre fut alors
générale : en 1181 eurent lieu à la fois le meurtre du comte de Provence
Ramon Berenguer III, frère d’Alfonse II —tué par Adémar de Murviel pour
le compte de Raimond V— et la capture du vicomte de Nîmes-Agde par un
autre allié du comte de Toulouse, Pons Gaucelm de Lunel. Mais, si l’on met à
part ces quelques seigneurs de second rang —seigneurs de Lunel, de Murviel,
de Bernis ou d’Uzès—, toute la plus haute noblesse languedocienne est alors
passée dans le camp aragonais : les Trencavel bien sûr (les deux branches),
les Guilhem de Montpellier, Roger Bernard Ier de Foix, Bernard IV de
Comminges, et Ermengarde de Narbonne. Alfonse II s’est aussi allié à
Henri II Plantagenêt. Raimond V ne put que prendre le parti d’Henri le Jeune,
le fils révolté, en 1183. Des opérations eurent alors lieu vers le nord : le siège
fut mis devant Limoges, Saint-Front, Hautefort. Une paix fut finalement
signée en février 1185 entre Toulouse et Aragon, renouvelant des accords de
1176. Mais elle fut bien éphémère.
La fin des luttes intestines anglaises amena Alfonse II à s’allier avec
Richard Coeur de Lion, qu’il rencontra en avril 1185 à Najac. L’isolement du
comte de Toulouse était alors complet. Il venait cependant de prendre
possession de la vicomté de Nîmes, cédée par Bernard Aton VI à cause des
graves difficultés financières qu’il connut à la suite de la rançon exigée après
sa capture. Raimond V de Toulouse essaya de renouveler l’opération dans la
vicomté d’Agde, mais ce fut vraisemblablement un échec7. Raimond V tenta
aussi de s’emparer de Carcassonne, cité devant laquelle il mit le siège en
février 1186. Comme en 1167, où Roger II avait eu beaucoup de mal à se
faire reconnaître après le meurtre de son père, le vicomte fut encore bien aidé
par le roi d’Aragon qui le dégagea du siège de sa cité.
En 1185-1186, quand Roger II prit la décision de faire rédiger un
cartulaire, il n’était pas aux abois, loin de là. Il faisait partie de la grande
coalition méridionale et l’alliance aragonaise fonctionnait bien, en 1167
comme en 1186. Le cartulaire ne fut donc pas une transcription en
catastrophe ; les larges marges, la graphie soignée, les initiales à entrelacs en
témoignent aussi. Il peut être conçu comme un cartulaire de prestige, grâce
auquel le vicomte veut affirmer ses droits et marquer sa place de prince de
premier rang parmi les alliés aragonais, ce qu’il est incontestablement dans
les années 1180.
UN CARTULAIRE DE DÉFI ET DE COMBAT
Si l’on entre plus avant dans l’analyse de la composition du cartulaire, un
autre élément s’impose dans une juste compréhension des motivations qui
ont présidé à son élaboration. Sa structure générale peut paraître quelque peu
embrouillée, nous l’avons déjà souligné. Il apparaît cependant clairement que
les premiers groupements d’actes sont des dossiers géographiques de
7. Les actes qui en rendent compte sont de façon certaine interpolés dans les années 1220 :
voir Pierre Chastang, Lire, écrire, transcrire, p. 317-321. Sur les événements, voir Laurent
Macé, « Chronique d’une grande commotion : la rivalité entre les comtes de Toulouse et les
Trencavel (XIIe-XIIIe siècles), dans Revue du Tarn, 1999, p. 661-683.
serments pour des châteaux de l’Albigeois et ses annexes, Brens, Cahuzac,
Montaigu, Le Vintrou, Hautpoul, Curvalle, Dourgne, Villemur, Penne, etc.
Ce fait peut être mis en regard de la nouvelle titulature qui apparaît en ces
mêmes années 1180, revendiquée par Roger II. Celui-ci, dans un acte de juin
1185, s’intitule en effet « vicomte de Béziers, de Carcassonne, de Razès et
d’Albi »8. C’est la première fois depuis le début du XIe siècle qu’un vicomte
d’Albi se nomme vicecomes Albiensis ! Cela peut paraître étonnant puisque
le pays d’Albi est l’ancrage premier de la lignée depuis au moins la fin du Xe
siècle. Les Trencavel, qui contrôlaient la plus grande partie de l’Albigeois et
de ses marges —la viguerie de Camarès au sud du Rouergue, le Toulousain
oriental de Villemur à Revel—, dénommaient jusque là cet ensemble ce qui
dépend du dominium du castrum d’Ambialet9. Le comte de Toulouse n’avait
en effet jamais cédé le titre vicomtal d’Albi, et les Trencavel n’avaient jamais
osé l’usurper ou eu besoin de le faire : ils étaient vicomtes par bien d’autres
voies et leur base première en Albigeois était Ambialet, et non Albi. En 1185
donc, la nouvelle titulature sonne comme un véritable défi.
La composition tout entière du cartulaire peut être conçue comme une
glose de cette nouvelle titulature. La qualité de vicomte d’Albi, jamais
revendiquée avant 1185, apparaît comme sous-entendue par la mise en valeur
des actes concernant l’Albigeois, qui remontent au début du XIe siècle, en
toute première place dans le cartulaire. Il semble que Roger II ait voulu
proclamer l’ancienneté de ses droits sur l’Albigeois, où il contrôle environ
quatre-vingts châteaux : il se pose donc en vicomte de fait, et ce depuis le
début du XIe siècle. Le cartulaire peut être compris comme un défi ; défi à la
fidélité du comte de Toulouse bien entendu, comte d’Albi en titre.
Mais aussi défi vis à vis des autorités ecclésiastiques. Car c’est exactement
en ces années-là que commence à avoir cours, dans les milieux du combat
anti-hérétique, l’équivalence hérétique = albigeois. Et cette assimilation est
tout sauf innocente. Elle fut exprimée en premier lieu par les Cisterciens :
8. Cartulaire des Trencavel, acte n°596, fol. 238 = Histoire générale de Languedoc (rééd.
Privat, 1875), t. VIII, col. 383 [désormais désignés CT et HGL].
9. Dans son premier testament, Bernard Aton IV lègue à son second fils « totum… quod
pertinet ad dominium de castro quod vocatur Ambilet » (CT, 115 = HGL, V, 867, II).
Ambialet est un castrum situé à une vingtaine de kilomètres en amont d’Albi, perché sur un
promontoire dans un méandre du Tarn.
elle apparaît sous la plume de Geoffroy d’Auxerre et d’Henri de Marcy10.
Mais si les Cisterciens se sont tant intéressés à l’Albigeois, c’est que le comte
de Toulouse les y avait envoyés, détournant vers le vicomte Trencavel des
attaques qui le visaient en premier lieu, dès le concile de Tours de 1163.
Raimond V n’était pas parvenu à réduire à l’obéissance ces vicomtes
indépendants, dont les terres étaient fichées comme un coin au milieu de ses
domaines —et coupaient la route directe du Toulousain à la Provence—, et
qui avaient toujours la possibilité de se tourner vers l’ennemi catalanoaragonais.
Il joua d’une arme autrement plus dangereuse, l’arme spirituelle.
En 1177, il écrivit sa fameuse lettre au chapitre général de Cîteaux
dénonçant l’hérésie qui s’étendait en Languedoc. Jean-Louis Biget a
clairement démontré qu’il n’agissait pas ainsi par découragement :
Raimond V n’est pas accablé par l’extension de l’hérésie des bonshommes,
mais son action est un « chef d’oeuvre subtil de Realpolitik »11. Sentant venir
une intervention anti-hérétique, il décida de la devancer et tenta de la diriger.
La preuve en est le choix des premières cibles de la mission arrivée en
Languedoc en 1178 : les quatre prélats, parmi lesquels Henri de Marcy, abbé
de Claivaux, s’attaquèrent en premier lieu au patriciat urbain de Toulouse
dont la puissance incommodait le comte (affaire Pierre Maurand). Puis les
membres de la mission pontificale se rendirent à Castres où ils déclarèrent
Roger II traître et parjure, et où ils annoncèrent son excommunication. Ils
sommèrent aussi le vicomte de libérer l’évêque d’Albi qu’il retenait
prisonnier, ce qui n’était certainement pas pour arranger son cas. En 1179 eut
ensuite lieu le troisième concile de Latran où l’anathème fut lancé contre les
hérétiques, contre ceux qui les protégeaient et ceux qui les accueillaient. Puis
en 1181 fut organisée une véritable croisade, la première en pays chrétien.
Henri de Marcy, devenu cardinal-évêque d’Albano et légat pontifical, dirigea
une expédition militaire depuis Lescure, fief pontifical au coeur de
l’Albigeois, vers Lavaur, importante place forte des Trencavel. La
vicomtesse Adalaïs, femme de Roger II et fille de Raimond V, décida
d’ouvrir la ville au légat, puis Roger II abjura l’hérésie et fit soumission.
Désormais, pour les agents de la lutte anti-hérétique, l’Albigeois est le foyer
principal de la propagation de la doctrine des bonshommes.
10. Jean-Louis Biget, « ‘Les Albigeois’. Remarques sur une dénomination », dans Inventer
l’hérésie ? Discours polémiques et pouvoirs avant l’Inquisition, Monique Zerner (dir.), Nice,
1998, p. 245-247.
11. Ibidem, p. 239.
La construction intellectuelle de l’hérésie fut le fait des Cisterciens, son
ancrage albigeois le résultat de l’action de Raimond V. Mais, si le comte de
Toulouse avait désigné Albi aux foudres pontificales, et non Carcassonne qui
était alors bien plus le centre du pouvoir des Trencavel qu’il cherchait à
abattre, c’est que le Toulousain pouvait en sa qualité de comte d’Albi
revendiquer quelque droit sur ce territoire. Le comté de Carcassonne était en
revanche dans des mains ennemies depuis l’achat du Carcassès et du Razès
par Ramon Berenguer Ier, comte de Barcelone, à la fin des années 1060. Pour
le vicomte, choisir de mettre en exergue ses droits en Albigeois, à la fois dans
sa nouvelle titulature et dans la composition de son cartulaire, était bien un
véritable défi féodal à l’égard du comte toulousain —une réponse à
l’offensive anti-vicomtale de Raimond V—, mais aussi à l’encontre des
Cisterciens, persuadés depuis saint Bernard que cette région était bien le
foyer de la dissidence religieuse.
UN CARTULAIRE D’AFFIRMATION DYNASTIQUE
Les actes albigeois sont bien mis en valeur par la composition du
cartulaire, mais, en l’absence de préface, une charte est encore plus mise en
avant, c’est l’acte 1. Or, et cela peut paraître saugrenu et difficile à expliquer,
ce premier acte est le testament du vicomte Roger Ier, mort en 1150. Quel est
son contenu ? Ce texte est en fait la proclamation à Carcassonne par l’évêque
de la cité, le 17 août 1150, du testament oral du vicomte Roger Ier, fait sur son
lit de mort à Fanjeaux le 12 août12. Ce vicomte mourait sans enfants, après
deux mariages stériles. Il organisait donc la cession de toute sa part
d’héritage à son frère cadet. En 1129 en effet, leur père Bernard Aton IV, qui
était à la tête de six vicomtés, avait effectué un partage entre ses trois fils :
Roger l’aîné héritait de Carcassonne, Razès et Albi, Raimond Trencavel le
second, de Béziers et Agde, Bernard Aton (V) le dernier ne recevait que
Nîmes13. Quand Roger mourut sans descendance, il céda ses trois vicomtés à
son frère Raimond Trencavel : c’est cet acte qui ouvre le cartulaire. Raimond
12. Proclamation du 17 août : CT 1, fol. 1 = HGL, V, 1120-1121 (n°580-II) : testament du
12 août (pas exactement identique malgré ce qu’affirment les Bénédictins) : HGL, V, 1118-
1120 (n°580-I).
13. Voir en annexe le schéma généalogique.
fut immédiatement en butte aux revendications du benjamin qui ne contrôlait
toujours que Nîmes. Les deux frères en arrivèrent à composition en
novembre 1150, et Raimond fut contraint de rétrocéder un peu de sa part de
1129 : il donna à son frère la cité d’Agde et la moitié de la vicomté, à l’est de
l’Hérault (et 30 000 sous melgoriens). Raimond Trencavel conservait la rive
droite du fleuve, avec les gros castra de Pézenas, Saint-Thibéry et Vias, et la
vicomté de Béziers qui lui était échue de son père, mais il voyait surtout
reconnue par son frère sa succession sur Carcassonne, Razès et Albi14. Mis à
part pour le Biterrois et l’Agadès, tous les droits de Raimond Trencavel lui
venaient de ce testament de 1150, et c’est précisément ce texte que son fils
choisit de faire copier à la première place. Le cartulaire tout entier peut donc
être compris comme une glose de cet acte 1 : il fut confectionné pour prouver
que Roger II contrôlait bien tous les domaines issus de son oncle. Il se
présente comme la pièce maîtresse de la justification d’un lignage cadet qui
voulait prouver qu’il n’avait pas usurpé les droits de l’aîné. Le codex a donc
aussi pour but d’être une preuve de continuité dynastique sans hiatus de
Roger Ier à Raimond Trencavel et à Roger II. Les dossiers de serments pour
un même château qui furent alors constitués soulignent à l’envi cette
succession15.
Mais les motivations lignagères sont plus complexes. Le vicomte Roger II
était bien le fils d’un cadet, mais dans sa propre fratrie il était l’aîné. Il avait
en effet un jeune frère, nommé comme leur père Raimond Trencavel. La
succession de Roger II aux droits paternels s’était faite difficilement, en un
moment dramatique : le vicomte Raimond Trencavel avait été assassiné à
Béziers, dans l’église de la Madeleine, le 15 octobre 1167. Cette mort
violente sans testament poussa le comte de Toulouse Raimond V à déshériter
les fils et à inféoder à Roger Bernard comte de Foix les droits du vicomte
assassiné. Raimond V tentait d’imposer d’autres logiques successorales : le
comte de Foix était en effet l’époux de Cecilia, fille elle aussi de Raimond
Trencavel. Mais le comte de Toulouse précisait bien qu’il ne cédait à Roger
Bernard et à sa femme que la part que Raimond Trencavel avait héritée de
son frère en 1150 : Carcassonne et la patrie du Carcassès, Rennes et la patrie
du Razès et tout ce que Roger Ier avait dans la patrie albigeoise. Sans qu’elles
14. CT, 455, fol. 173v = HGL, V, col. 1122-1124.
15. Par exemple le dossier pour Niort et Castelpor en pays de Sault : serments à
Ermengarde, à Bernard Aton IV, à Roger Ier, à Raimond Trencavel, et enfin à Roger II (CT
156 à 171, fol. 52 à 55).
soient explicitement exclues, on voit bien que les terres dont Raimond
Trencavel avait hérité directement de son père (Béziers et l’Agadès) n’étaient
pas concernées ici16. Il est clair que l’on faisait toujours la distinction entre
les diverses voies qui avaient permis à Raimond Trencavel de réunir la
majorité des vicomtés Trencavel, voire que cet héritage de frère à frère
suscitait quelques contestations : cela corrobore l’idée que le cartulaire fut
rédigé aussi pour affermir cette succession.
La dévolution aux Fuxéens fut sans lendemain : Roger II s’imposa dans
toutes les vicomtés qu’avait dirigées son père, militairement sans doute, et
appuyé par les troupes du roi d’Aragon. Son frère cadet était sans doute
encore assez jeune, il n’obtint rien immédiatement, et Roger II prit en charge
les quatre vicomtés dès 1167. Mais le cadet ne s’est jamais vu rétrocéder
ultérieurement aucun territoire et, n’ayant aucun domaine propre, il est
quasiment absent de la documentation. Il était pourtant encore en vie lorsque
Roger II rédigea à son tour son propre testament en 119417. On y trouve en
effet une clause obligeant les héritiers de Roger à nourrir, vêtir, et pourvoir
en chevaux ce cadet évanescent. Certains auteurs anciens avaient déduit de
cette absence que Raimond Trencavel était incapable, voire débile. Nous ne
le croyons pas.
Reprenons les mentions qui le concernent. Dans le gros dossier qui
documente le ralliement du vicomte Roger II à la cause aragonaise en 1179,
Raimond Trencavel est bien désigné comme le seul héritier de son frère
Roger en cas de décès de celui-ci —il n’a pas encore d’enfant de son épouse
Adalaïs de Toulouse18. Si le cadet est bien mentionné dans l’acte, il ne
souscrit cependant pas cette charte. Il ne commence à être actif que quelques
années plus tard. On peut donc supposer qu’il était nourrisson au moment du
16. Bien entendu, ce texte ne se trouve pas dans le cartulaire des Trencavel. Il était
conservé à l’état d’original aux archives du château de Foix où les Bénédictins de l’HGL l’ont
copié. Ce dépôt ayant brûlé au début du XIXe siècle, il ne reste plus que cette transcription :
HGL, VIII, 273-275.
17. A. Mahul, Cartulaire et archives des communes de l'ancien diocèse et de
l'arrondissement administratif de Carcassonne, Paris, 1857-1882, t. V, p. 283-284.
18. Tamen, si forte contigerit, quod absit, me absque infante legitimo obire, Carcassona et
Carcassensis, Reddas et Reddensis, Laurac et Lauragensis et quodcumque feudum de vobis
teneo et tenere debeo, cum alio meo omni honore, fratri Raimundo Trencavelli revertatur
eisdem pactis sive convenienciis quibus ego et vos tenemur, CT, 491, fol. 193 = Liber
Feudorum Maior, F. Miquel Rosell (éd.), Barcelone, 1945-1954, n°854 [désormais désigné
LFM].
meurtre de son père en 1167 et qu’il n’atteignit sa majorité qu’après 1180 —
majorité couramment fixée à 14 ans en Languedoc. En 1182, il seconde son
aîné à deux reprises : en avril, les deux frères donnent l’autorisation de
construire un château à Belcastel en Razès, puis en novembre ils effectuent
une donation pieuse en faveur de l’évêque de Béziers pour la rémission de
leurs péchés et pour l’âme de leur père19.
Et le cadet disparaît à nouveau pour plus de dix ans de la documention.
Mais il est indirectement question de lui dans un acte capital rédigé par
Roger II en 1185 : il s’agit de cette charte que nous avons déjà mentionnée où
un vicomte Trencavel s’arroge pour la première fois la titulature vicomtale
d’Albi. La teneur de l’acte est étonnante :
« Moi seigneur Roger vicomte de Béziers, Carcassonne, Razès et Albi de bonne
foi je confesse et reconnais que vous, mon seigneur, Alfonse, par la grâce de Dieu roi
d’Aragon, comte de Barcelone et marquis de Provence, vous m’avez protégé et
défendu de mes ennemis…; je reconnais que j’aurais été complètement déshérité de
toute ma terre si vous ne m’étiez pas venu à l’aide avec vos hommes, avec les très
grands dons que vous m’avez faits alors que j’étais dans la plus grande nécessité ; et
vous avez mené de nombreuses guerres pour moi et vous les avez tenues pour vôtres,
et vous m’avez fait bien d’autres bienfaits incomparables grâce auxquels j’ai
conservé ma terre. C’est pourquoi je veux qu’il soit manifeste pour tous les auditeurs
que moi, de bonne foi et sans ruse ni aucune machination, je donne à ton fils nommé
Alfonse, ou s’il mourait à un autre de tes fils, toutes mes terres, et je le reconnais
comme mon fils adoptif de mon plein gré, et je lui donne toutes mes terres, c’est-àdire
les cités, les bourgs, les castra, les villae, les hommes et les femmes, les
évêchés, les abbayes, les prieurés, les dominations quelles qu’elles soient et où
qu’elles soient […]. Et je lui donne aussi tout le droit qui me vient de tous mes
consanguins et de toute ma parentèle, à condition que ce fils ait tout ce que vous avez
ou devez avoir de quelque façon dans toute la Provence, et qu’il ait Millau et tout le
comté, et tout ce que vous avez ou devez avoir de quelque façon dans toute la terre
de Gévaudan et dans toute la terre de Rouergue20.
19. Belcastel : CT, 527, fol. 206. Donation à l’évêque de Béziers de la licence d’acquérir
des fiefs de feudataires vicomtaux, sans demander d’autorisation au vicomte, et abandon de
tous les droits vicomtaux dans ces fiefs : Cartulaire de Béziers, Livre Noir, J. B. Rouquette
(éd.), Paris-Montpellier, 1918-1922, acte n°286, p. 405-407.
20. Ego domnus Rogerius vicecomes Biterris et Carcassone et Redensis atque Albiensis
bona fide confiteor et recognosco quod vos domnus meus Ildefonsus Dei gratia rex Aragonum,
comes Barchinone, marchio Provincie me protexistis et defendistis a meis inimicis […] ;
cognosco quod ab omni terra exeredatus omnino essem nisi mihi subvenieritis cum vestris
hominibus, cum vestris maximis donis que michi et meis in magnis necessitatibus donastis et
Cette charte a pour seul objet l’adoption par Roger II du fils du roi
d’Aragon et la désignation de celui-ci comme unique héritier du vicomte et
donc, implicitement, l’exhérédation de Raimond Trencavel —Roger II étant
toujours sans enfant. En 1185 donc, la clause de rétrocession de 1179 est
annulée. Que s’est-il passé entre novembre 1182 et juin 1185 pour justifier
pareille disgrâce ? Nous n’en savons rien. Si nous avons cité longuement
l’acte de Roger II qui procède à l’exclusion de son frère, c’est parce qu’il
s’agit du seul document qui permette quelque hypothèse. Le vicomte dit
avoir subi de nombreuses guerres, avoir été menacé d’être déshérité :
Raimond V aurait-il tenté de rééditer l’opération de 1167 ? En faveur du
jeune cadet cette fois ?
L’affaire est d’autant plus troublante qu’elle coïncide exactement avec
l’éviction par Alfonse II, roi d’Aragon, de son propre frère. En 1181, le jour
de Pâques (5 avril), Ramon Berenguer IV comte de Provence, frère
d’Alfonse, avait été tué par des partisans du comte de Toulouse. Le comte-roi
nomma alors un autre de ses frères à la tête de la Provence, un nommé Sanç.
Une guerre générale s’ensuivit, qui connut un premier apaisement en février
1185, lorsque Raimond V et Alfonse II signèrent la paix vers Tarascon21. Or
peu de temps après, en mars 1185, Alfonse II fit une donation à la cathédrale
d’Aix, dont l’eschatocole appelle l’attention : « donné à Aix, lorsque nous
avons repris la Provence des mains de Sanç notre frère, en présence du comte
de Foix que nous avons établi alors bayle en Provence… »22. Cette destitution
omnes meas guerras quas fecistis et per vestras illas tenebatis et multa alia bona
incomparabilia mihi fecistis quibus terram meam retinui. Qua propter volo ut omnibus hec
audientibus sit manifestum quod ego bona fide et sine dolo omnique machinatione remota,
dono filio tuo nomine Ildefonso vel si de illo desierit alio tuo filio scilicet omnes meas terras,
et bono animo illum per meum filium adoptivum suscipio, et dono illi omnes meas terras
videlicet civitates, burgos, castra, villas, homines et feminas, episcopatus, abbacias, prioratus,
dominationes quecumque sint vel ubicumque sint […]. Et dono quoque illi omnem meum
retorn quod mihi contingit ex omnibus meis consanguineis et ex omni parentela mea, tali
tamen modo ut ille vester filius habeat totum hoc quod habetis vel aliquo modo habere debetis
in tota Provincia et habeat Amelau et totum comitatum et totum hoc quod habetis vel aliquo
modo habere debetis in tota terra de Gabaldano et in tota terra de Roergue (CT 596, fol. 238
= HGL, VIII, 383).
21. Les clauses ne faisaient que réitérer celles contenues dans le traité de 1176 (LFM, 899),
qui elles mêmes reprenaient celles de la paix de 1125 entre Alfonse Jourdain comte de
Toulouse et Ramon Berenguer IV comte de Barcelone.
22. HGL, VI, p. 113.
s’explique par une trahison de Sanç : en 1184, il avait conclu un traité avec
Raimond V et ses alliés contre Alfonse23. La disgrâce concomittante des deux
petits frères laisse entrevoir de nouvelles manoeuvres du comte de Toulouse,
qui a tenté de tailler un Languedoc à sa mesure, avec deux très jeunes comte
et vicomte qu’il aurait pu contrôler beaucoup mieux que leurs aînés.
Dans le cas de Raimond Trencavel, peut aussi entrer en ligne de compte un
conflit lignager. Devenu majeur, il aurait réclamé une part de l’héritage
paternel. À la génération précédente en effet, le partage avait été de mise :
Bernard Aton IV qui avait trois fils avait fait trois parts de, respectivement,
trois, deux et une vicomtés. La mort violente de Raimond Trencavel laisse à
penser qu’il n’avait pas fait de testament en forme. L’aîné prit alors —
difficilement— possession de tout. On peut supposer que le cadet devenu
majeur ait réclamé sa part dans les années 1180. Roger II lui opposa une
unigéniture inédite chez les Trencavel, mais en vigueur chez les seigneurs de
Montpellier depuis au moins une génération. Les temps étaient en train de
changer et les stratégies lignagères partageuses n’étaient plus de mise. Le
cartulaire peut donc aussi être considéré comme une sorte de défense et
illustration du nouveau mode de dévolution, la dévolution intégrale à un seul
héritier. Ce codex est l’instrument d’une justification dynastique paradoxale :
une autre de ses motivations est d’affirmer les droits du rejeton d’une
branche cadette pour mieux l’aider à évincer son propre cadet.
LE CARTULAIRE ENTRE ORIGINAL ET COPIE
Un dernier élément remarquable est à souligner dans la conjonction
chronologique exceptionnelle des années 1180, l’apparition d’un sceau. Cela
nous amène pour finir à nous interroger sur le statut des copies du cartulaire
et sur la distinction entre originaux et copies. En cette fin de XIIe siècle, la
renaissance du droit romain a en effet introduit de nouvelles exigences en
matière de forme des actes. La validité des chartes est désormais fondée sur
une série de critères formels : le respect du formulaire diplomatique et des
signes de validation —dont le scellement— qui ne se bornent plus à une
23. Pacte avec la République de Gênes, Raimond V et Guilhem de Forcalquier pour
prendre la ville de Marseille : voir Martin Aurell, « L’expansion catalane en Provence », dans
La formació i expansió del feudalisme calatà, Estudi General, 1985-1986, p. 183 et note 35.
vague liste de témoins. Les premières attestations de sceaux chez les
Trencavel ne sont pas particulièrement précoces. Les comtes de Toulouse en
ont un à partir de 1156 au moins, les seigneurs de Posquières, Sabran ou
Anduze depuis les années 117024.
Les plus anciennes mentions incontestables de sceau vicomtal remontent à
avril 1180. À cette date, Roger II conclut trois accords avec l’évêque de
Béziers, « scellés du sceau du seigneur Roger ». L’une de ces conventions
porte sur l’autorisation donnée à l’évêque de tenir un marché dans un bourg
biterrois, Gabian25, les deux autres sont plus intéressantes. Elles concernent le
tabellionat et la capacité à rédiger des chartes dans la ville de Béziers.
Roger II y affirmait qu’en 1167, « quand [il avait] récupéré la ville de Béziers
après la trahison et la mort du seigneur [son] père », il avait confié,
conjointement avec l’évêque de la cité, le tabellionat de Béziers à un certain
Bernard Cota. Mais ultérieurement, « à la suite de suggestions mauvaises et
iniques d’hommes mauvais et iniques », il le lui avait enlevé injustement. En
avril 1180, il le rétablit dans ses fonctions et destitua un certain Bernard de
Caussiniojouls qui avait été nommé entre temps26. Roger II reçut de Bernard
Cota, « bien que ce soit injuste, à cause de la grande nécessité dans laquelle il
se trouvait », mille sous melgoriens. L’évêque pour sa part devait recevoir
cinq livres de poivre, à payer tous les ans à Noël27. Le vicomte nomma
également Bernard Cota comme tabellion de sa cour et garde de son sceau28.
Bernard Cota ne rédigea pas la charte qui le réintégrait dans ses droits (écrite
par un chanoine du chapitre cathédral), mais c’est lui qui immédiatement
rédigea et scella les deux autres chartes contemporaines, l’affaire du marché
de Gabian et une promesse de Roger II à l’évêque de ne plus jamais attribuer
le tabellionat de Béziers sans l’accord du prélat29. Cette affaire du tabellionat
de la ville de Béziers et de la cour vicomtale est instructive si on la rapporte à
24. Chez les comtes de Toulouse, il est fait mention d’un anneau sigillaire d’Alfonse
Jourdain (1127), d’un sceau de Raimond V (1156) : Laurent Macé, Les comtes de Toulouse et
leur entourage, XIIe-XIIIe siècle, Privat, Toulouse, 2000, p. 294 et 323.
25. Cartulaire de Béziers, Livre Noir, acte n°275, p. 390-391.
26. L’évêque, avec l’accord du vicomte, a donné le tabellionatum et potestatem faciendi
cartas in tota villa Biterris à Bernard de Caussionojouls en août 1174 (Cartulaire de Béziers,
Livre Noir, acte n°248, p. 345).
27. HGL, VIII, 348-350.
28. Il précise même « de mon sceau de Béziers ». Cela voudrait-il dire qu’il en avait
plusieurs ?
29. HGL, VIII, 347-348.
la chronologie politique évoquée plus haut. Roger II, en 1167, avait en fait
conservé le notaire de son père30, avec l’accord de l’évêque. Mais lors de son
revirement pro-toulousain, au début des années 1170, il avait destitué ce
Biterrois31 pour nommer Bernard de Caussiniojouls, issu d’un castrum du
nord de Béziers où étaient fortement implantés les vicomtes de Narbonne et
dont il n’est pas invraisemblable que les seigneurs aient fait alliance avec
Toulouse32. Et la rentrée en grâce de Bernard Cota suivit de moins de six
mois le revirement de Roger II en faveur du roi d’Aragon. La première
mention d’un sceau dans un acte et la première apparition d’une charte
scellée coïncident donc avec le contexte de l’alliance aragonaise et le défi au
comte de Toulouse. Roger continua ensuite d’utiliser les services de Bernard
Cota qui instrumentait toujours pour lui et détenait le sceau jusqu’en 1185 au
moins33.
Dans l’acte qui restituait sa charge à Bernard Cota en 1180, Roger II
mentionnait cependant qu’il lui avait déjà donné en 1167 « le tabellionat de
sa cour et le sceau de Béziers », don qu’aurait aussi effectué son père, avant
1167 donc34. Cette référence à un sceau dès le milieu des années 1160 pose
un problème puisque, malgré le grand nombre de chartes conservées pour ces
années, aucune n’est scellée. L’explication la plus vraisemblable est que
Roger II, introduisant une nouveauté en 1180, a voulu simplement la
renvoyer à une génération antérieure, atténuant par là la portée de son acte et
se plaçant sous l’égide de son père.
Les mentions de sceau chez les Trencavel ne se multiplient véritablement
qu’à partir du milieu des années 1180. En juillet 1185, le vicomte et sa
femme effectuèrent une donation en faveur du sanctuaire dynastique de
Notre-Dame de Belmont-sur-Rance, dans le sud du Rouergue. La charte,
30. Bernard Cota se dit notarius domini Raimundi Trencavelli en 1166 (CT, 106 = HGL, V,
1303).
31. Bernard Cota était chanoine de Béziers : en 1183 il est dit succentor Sancti Nazarii
(Cartulaire de Béziers, Livre Noir, acte n°291).
32. Sur cette mouvance narbonnaise en Biterrois, qui a toujours contrecarré l’influence des
vicomtes de Béziers, voir Claudie Amado, Genèse des lignages méridionaux. Tome 1 :
l’aristocratie languedocienne du Xe au XIIe siècle, Toulouse, 2001, passim et p. 380-383.
33. Il scelle un acte de Roger en décembre 1180 (Cartulaire de Béziers, Livre Noir, acte
n°277), rédige deux de ses chartes en 1183 (CT, 452 et CT, 453), une autre en 1185 (voir cidessous,
note 36). Il possède une étude (operatorium) à Béziers en 1181 (Cartulaire de
Béziers, Livre Noir, acte n°279).
34. Confiteor me similiter tibi dedisse totum tabellionatum curiae meae et sigillatum meum
Biterris integre. Quod de dono similiter patris mei habueras… (HGL, VIII, 348).
rédigée par Bernard Cota dans le cimetière de Lacaune en Albigeois, fut
scellée35. Plus intéressant, dans le fonds de Malte des Archives
départementales de la Haute-Garonne, est conservé un original de décembre
1185 auquel est appendu un fragment de sceau : les deux tiers de l’empreinte
subsistent et font apparaître un sceau équestre, le sceau d’un vicomte
batailleur et pourfendeur, qui « tranche bien »36.
Dans le cartulaire des Trencavel, les séries d’actes qui comprennent une
clause de corroboration avec annonce du sceau ne commencent qu’en
novembre 1188. De façon significative, tous ces originaux scellés ont été
regroupés et copiés les uns à la suite des autres à partir du 30e cahier, c’est-àdire
au début de la seconde phase de transcription. Le sceau n’est pas
exactement apparu en 1185-1186, mais la généralisation de son emploi date
de ces années-là, qui furent celles du début de la confection de la première
partie du cartulaire. Aucun acte transcrit lors de cette première phase n’est
scellé. L’usage habituel d’un sceau est donc exactement contemporain de la
décision de rédiger un cartulaire. L’apparition d’une nouvelle titulature et le
scellement des actes forment un tout signifiant, qui coïncide dans le temps
avec l’initiative de la copie des originaux dans un codex.
Les années 1185-1186 semblent donc clore une période. Roger II organisa
à ce moment-là une mise en scène nouvelle de son pouvoir. On ne sait bien
évidemment rien des directives qu’il donna à ses scribes pour la copie des
actes. On ne peut que remarquer que les nouvelles exigences formelles de
cette fin de XIIe siècle entraînent une grande fidélité à l’égard des originaux.
Le cartulaire ne comprend en effet aucune notice, aucun acte résumé ou
transcrit en style narratif : seulement des chartes, qui doivent être très proches
des originaux37.
35. L’acte est édité de façon tronquéee dans HGL, l’annonce du sceau n’y apparaît pas
(HGL, VIII, 385). Celle-ci est seulement mentionnée de façon incidente dans le récit historique
des Bénédictins : « Roger se rendit au mois de juillet suivant [1185] à la Caune en Albigeois,
et là, étant dans le cimetière Saint-Marie, il confirma avec la vicomtesse sa femme, par une
charte qu’ils firent sceller de leur sceau, en faveur de Guillaume de Rocozel prévôt de Notre-
Dame de Beaumont en Rouergue, toutes les donations que ses ancêtres fondateurs de cette
église y avaient faites » (HGL, VI, p. 116)
36. Original : ADHG, H Malte, Pézenas, 10. Sur cette charte et son sceau, un article est à
paraître (Hélène Débax et Laurent Macé, Annales du Midi, 2004).
37. Il est difficile de contrôler la qualité des copies car les seuls originaux conservés (aux
Archives Nationales, dans le Trésor des chartes) sont issus la branche cadette et nîmoise de la
La volonté de fidélité à l’original peut être telle, d’ailleurs, qu’elle confine
à l’absurde. Le copiste a consciencieusement recopié des clauses annexes,
après la date, signalant une imperfection de l’original : « à la quinzième ligne
a été gratté et corrigé ‘omni tempore’ », ou bien « à la dix-septième ligne a
été suscrit ‘per hominium promitto’ »38. Il est inutile de préciser que ces
lignes ne correspondent plus à celles du codex et que l’erreur a été rectifiée
dans le corps du texte. À la fin du XIIe siècle, l’esprit juridique issu du droit
romain fait que l’on a tendance à considérer comme douteux les actes
modifiés comprenant corrections, ratures ou oublis : les scribes s’appliquent à
mentionner les erreurs qu’ils ont faites sur l’original, pour s’assurer contre un
soupçon de falsification ultérieure. Lors de la copie dans le codex, l’exigence
de fidélité à l’acte a fait que l’on n’a pas osé oter quoi que ce soit, même ce
genre de mention devenue caduque.
Les scribes du cartulaire ont donc recopié in extenso les parchemins qu’ils
avaient sous les yeux. Or, parfois, ceux-ci étaient déjà des copies. Les clauses
en faisant état ont elles aussi été scrupuleusement notées. Ainsi une charte du
XIe siècle fut retranscrite en 1139, à la demande d’un descendant du premier
bénéficiaire : c’est ce second acte qui figure dans le cartulaire39. En 1150,
l’accord entre Raimond Trencavel et son frère Bernard Aton, à propos de la
succession de leur aîné décédé, est transcrit d’après une copie faite par
Sicfredus « sans rien ajouter ni retrancher », à partir d’un premier original
rédigé par Bernardus Sicfredi40.
famille : les actes n’étaient plus dans les archives de la branche aînée et carcassonnaise et ne
figurent donc pas dans le cartulaire. Les seules chartes qui permettent de comparer original et
copie sont celles qui concernent l’Aragon ou la Catalogne (qu’elles soient conservées en
original à l’Archivo de la Corona de Aragón ou transcrites dans le Liber Feudorum Major).
Les comparaisons possibles permettent de conclure à une excellente fiabilité des copistes des
Trencavel.
38. Anno MCLXXXIX incarnationis Domini, III kalendas maii, regnante Lodovico rege
francorum, et in XVa linea rasit et emendavit « omni tempore » (CT 481, fol. 188) ; Bernardus
notarius domni Rogerii ejusdem mandamento et testium supradictorum scripsit hanc cartam in
mense junii et anno quo supra [1185], et in XVIIa linea superscripsit « per hominium
promitto » (CT 596, fol. 238).
39. Ista carta translata fuit de alia et fecit scribere Deodatus Corvesinus et infantes ejus
cum consilio et laudamento Petro vicecomite filio Guillelma. Facta fuit carta ista feria VII,
anno MCXXXIX [la charte date des années 1027-1077 et concerne Ademarus Corvesinus] (CT
474, fol. 185 ; éditée dans HGL, V, 1036, avec la date erronée de 1139).
40. A Bernardo Atone et Trencavello rogatus Bernardus Sicfredi scripsit aliam cartam de
qua hic Sicfredus hanc cartam transtulit nichil augens nec minuens (CT 455, fol. 173v = HGL,
V, 1122).
Mais le plus intéressant à cet égard est une charte de 1175 recopiée à deux
endroits différents du cartulaire. Il s’agit de l’acte n°425, transcrit au folio
160v, dans la première partie du codex. L’objet en est une reconnaissance en
fief pour le castrum de Mèze en Agadès, effectuée par un certain Pierre de
Mèze au vicomte Roger II. L’original fut dressé par Bernard, notaire de
Roger, en février 1175. Puis une copie en a été rédigée en 1204, et elle prit
place elle aussi dans le cartulaire, mais dans la seconde partie de la
transcription (acte n°612, fol. 245v). Le contenu des deux textes est
strictement identique, seule une phrase fut ajoutée à la fin du second : « cet
instrument a été copié par Pons de Genestars à partir de l’instrument contenu
dans le livre des instruments des vicomtes, sans rien ajouter ni retrancher,
dans l’étude de Bernard Martini, notaire public de Béziers, qui était présent et
qui a lu, en l’année de la nativité du Christ 1204, au mois de mars, étant
présents et lisant Aimeric Bofatus, Bertrand de Servian, Bernard d’Olonzac
notaire public de Béziers, Guiraud Martino, Aubert clerc ; moi Bernard
Martini je souscris »41.
Ce petit ajout est riche d’enseignements. Tout d’abord, il semble que la
copie de 1204 fut effectuée non sur l’original de 1175, mais à partir de la
transcription de celui-ci dans le cartulaire. Cela implique qu’au début du
XIIIe siècle le cartulaire était conçu comme un volume achevé et relié auquel
on pouvait faire référence : le liber instrumentorum vicecomitalium existait,
mais ne comprenait certainement encore que les cahiers 1 à 29. Il est dit aussi
que la copie eut lieu dans l’étude de Bernard Martini, notaire public de
Béziers : cela voudrait-il dire que le cartulaire s’y trouvait alors, pour que
l’on puisse à partir de lui dresser le second original ? Peut-on imaginer que ce
notaire et ses scribes furent chargés par Raimond Roger de la seconde phase
de transcription ? D’autres questions restent sans réponse : pourquoi copier la
nouvelle version de ce texte dans la deuxième partie du cartulaire, puisque
l’on savait pertinemment qu’il se trouvait déjà dans la première ? Serait-ce
parce que les deux parties furent à l’origine conçues comme deux éléments
41. Hoc instrumentum transtulit Poncius de Genestars ab instrumento quod continetur in
libro instrumentorum vicecomitalium, nichil augens vel minuens, in operatorio Bernardi
Martini publici Biterris notarii ipso presente et legente, anno a nativitate Christi MCCIIII,
mense marcii, presentibus et legentibus Aimerico Bofato, Bertrandus de Cerviano, Bernardo
de Olonciaco publico notario Biterris, Guiraudo Martino, Auberto clerico ; ego idem
Bernardus Martini subscribo (CT 612, fol. 245v).
indépendants ?42 Raimond Roger aurait eu l’intention de faire confectionner
un second cartulaire, qui aurait pris la suite de celui de son père. Sa mort
précoce en 1209 et la conquête de Simon de Montfort auraient laissé cette
oeuvre à peine ébauchée : ce n’est qu’ultérieurement que les quatre nouveaux
cahiers furent reliés avec les vingt-neuf premiers.
Mais cette phrase additionnelle ouvre aussi des perspectives sur la valeur
accordée aux copies du cartulaire. Elles étaient considérées comme ayant
force probatoire, ou, pour le moins, on estimait que l’on pouvait établir de
nouvelles chartes à partir d’elles, et cela, malgré les exigences nouvelles en
matière d’originaux revêtus de tous les signes de validation : le liber
instrumentorum vicecomitalium conférait aux actes une validité. La
distinction entre original et copie apparaît quelque peu brouillée, et la
confection de cartulaires pourrait trouver là une nouvelle utilité. Le codex
tiendrait ici un rôle comparable à un minutier ou à un registre de chancellerie,
à partir desquels il est aussi possible d’effectuer des expéditions.
Dans le contexte du renouveau juridique, un autre aspect du cartulaire des
Trencavel ne laisse d’interroger. Il contient des copies in extenso et en très
grand nombre de serments de fidélité totalement informes d’un point de vue
diplomatique. Pour des scribes et des notaires frottés de droit de la fin du XIIe
siècle, ces actes devaient paraître barbares. Mais les rédacteurs se sont échiné
à copier ces textes tous semblables et tous différents, intégralement et
scrupuleusement. Ils ne présentaient pourtant aucun signe de validation, pas
même une liste de témoins pour les plus anciens ; ils n’étaient pour la plupart
pas datés. Au moment où fut confectionné le cartulaire, ces éléments étaient
pourtant considérés comme indispensables. L’action même de la copie
rompait de plus tout lien qui aurait pu exister avec l’objet-charte, ce
parchemin qui acquérait une valeur parce qu’il avait été touché, élevé,
montré, baisé…, comme cela a été décrit dans des régions beaucoup plus
septentrionales43. Ici, ce qui compte ce sont les paroles, les mots qui ont été
prononcés, ces clauses qui ont été couchées par écrit avec leur lancinante
poésie, leur syntaxe de comptine, leur rythme incantatoire. Les notaires de la
fin du XIIe siècle, même s’ils ont acquis des rudiments de droit, ont
conscience de ce que le serment de fidélité est une sorte de liturgie mise par
42. Cela pourrait aussi permettre d’expliquer le nombre exceptionnel de doubles recopiés
dans la seconde phase de transcription.
43. Laurent Morelle, « Les chartes dans la gestion des conflits (France du Nord), XIe-début
XIIe siècle », dans Bibliothèque de l’École des chartes, 1997, p. 267-298.
écrit dont il est impensable de ne pas respecter la magie des mots prononcés.
Les scribes du vicomte ont donc copié dans le cartulaire 322 serments, dont
une centaine du XIe siècle. Les protagonistes sont morts depuis cent
cinquante ou deux cents ans parfois, les textes ne sont pas validés ni datés ;
ils ancrent cependant le pouvoir des vicomtes dans un passé indistinct, dans
une ancienneté qui l’affermit et le légitime.
Ces serments, comme le disent les formules, n’ont de toute façon pas
besoin de corroboration extérieure : ils trouvent leur force en eux-mêmes. En
effet, les jureurs promettent de tenir les engagements pris dans le serment au
nom du serment, per nomen de sacramento. Le texte du serment trouve sa
force dans le serment prononcé, par une sorte d’autocorroboration. On peut
donc comprendre leur copie dans le codex, malgré leur absolue absence de
conformité diplomatique. Cela explique le soin qu’a pris Roger II à les faire
transcrire : là était plus que partout ailleurs le fondement de son pouvoir et de
ses droits. Il a voulu faire confectionner un cartulaire de prestige, un
cartulaire de combat et de défi, un cartulaire de justification et d’affirmation
dynastique. Mais par dessus tout cette oeuvre était l’instrument de
l’édification d’une principauté féodale, où le pouvoir vicomtal reposait
essentiellement sur la reconnaissance de celui-ci par les vassaux. L’aveu de
fidélité, au centre du système féodal méridional, est aussi au coeur de ce
cartulaire.
Annexe 1 : Schéma de dévolution des principautés des Trencavel
Annexe 2 : Structure du cartulaire des Trencavel
• CT 1ère partie : cahiers 1-29, actes 1-567, fol. 1-221v
• acte 1 : testament du vicomte Roger Ier
• cahiers 1-9 : actes 1-231, fol. 1-71v « noyau originel »
9 initiales à entrelacs, encre rouge et verte (l’encre verte est absente ensuite)
dates comprises entre début XIe et 1186
sur 221 actes non redoublés, 180 serments
dossiers pour : vicomté d’Ambialet-Albi, avec ses annexes en Rouergue, en Lauragais,
Razès et annexes (pays de Mirepoix, de Sault, Terménès, Kercorbès)
---------------11 pages blanches
• cahiers 10-24 : actes 232-473, fol. 72v-183v
[avec un léger hiatus entre les cahiers 12 et 13]
dates comprises entre début XIe et 1184
sur 237 actes, 121 serments
dossiers pour : Carcassès, Cabardès, Kercorbès, Lauragais, Minervois
petit groupe d’actes concernant les vicomtes de Narbonne
Biterrois, Agadès
---------------3 pages blanches
• cahiers 25-29 : actes 474-567, fol. 185-221v
dates comprises entre les années 1050 et 1184
sur 88 actes, 22 serments
pratiquement plus aucun dossier géographique, mais des séries d’accords avec les comtes de
Barcelone, avec les comtes de Toulouse
---------------6 pages blanches
• CT 2e partie : cahiers 30-33, actes 568-614, fol. 222-247
pour les actes non redoublés, dates comprises entre 1188 et 1206 (sauf 3 actes oubliés dans la
première partie)
pour les cahiers 30 et 31, sur 27 actes, 20 sont scellés
pour les cahiers 32 et 33, sur 20 actes, 10 sont redoublés
• CT ajout postérieur : acte 615, fol. 247 (en 1214)