Des vice-comtes aux vicomtes, des vicomtes aux vicomtés., par Hélne Debax
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de H Débax - 2008
12 juil. 2010 - Cet article constitue l'introduction de l'édition des actes du colloque sur
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Vicomtes et vicomtés dans l'Occident médiéval, Hélène Débax (Ed.) (2008) p. 7-19
Des vice-comtes aux vicomtes, des vicomtes aux vicomtés
(2008)
Cet article constitue l'introduction de l'édition des actes du colloque sur les vicomtes et les vicomtés dans l'Occident féodal, colloque que j'ai organisé à Albi en octobre 2006. La territorialisation des cadres spatio-politiques a donné lieu à de multiples recherches, mais le niveau vicomtal paraît avoir été quelque peu négligé. Les études récentes se sont intéressées aux comtés ou aux vigueries, beaucoup plus qu'aux vicomtés. L'objet de la recherche peut être ainsi formulé : où, quand et comment le vicomte et la vicomté deviennent-il un échelon territorial, un relais local du pouvoir ? Dans l'introduction, je me suis particulièrement attachée à sonder les origines du vicomte. Il est certain qu'il s'agit d'une innovation institutionnelle créée par les Carolingiens : le vicomte est inconnu de toutes les formations étatiques du très haut Moyen Age. Tôt dans le IXe siècle, on rencontre des personnages qui portent le titre vicomtal, ce qui différencie nettement le vicomte du vicarius. En effet, si les vicarii ou les vicariae abondent dans les sources, il y a comparativement bien peu de vicaires (viguiers, voyers) nommément cités. Entre la fin du IXe et le début du Xe siècle, l'évolution alla dans le même à la fois d'une patrimonialisation et d'une territorialisation de la vicomté.
1 :
FRAnce MEridionale ESPAgne. Histoire des sociétés du Moyen Age à époque contemporaine (FRAMESPA)
CNRS : UMR5136 – Université Toulouse le Mirail - Toulouse II
Discipline
:
Sciences de l'Homme et Société/Histoire
Mots-Clés : vicomte – vicomté – comte – comté – principauté – aristocratie – Empire carolingien – territorialisation – pouvoir local
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Des vice-comtes aux vicomtes,
des vicomtes aux vicomtés.
Introduction
La territorialisation des cadres spatio-politiques au Moyen Age central a donné lieu
récemment ou plus anciennement à de nombreuses recherches. Divers échelons du pouvoir
laïque ont été longuement interrogés, tels le comté ou la viguerie. Le niveau vicomtal paraît
en revanche avoir été négligé, considéré comme une sorte de comté en réduction, sans
spécificité ni dans sa genèse ni dans ses attributions. La bibliographie est rare et décevante.
Une première approche à travers les dictionnaires ou encyclopédies récemment publiés ne
donne que très peu de résultats. L’entrée « vicomte » n’apparaît pas dans le Dictionnaire
encyclopédique du Moyen Age1, et elle n’est l’objet que d’une vingtaine de lignes dans le
Dictionnaire du Moyen Age2. Seul le Dictionnaire de la France médiévale de Jean Favier
accorde lui une plus grande place, avec, ce qui est significatif, des exemples exclusivement
méridionaux3. Il semble en effet que le désintérêt relatif de l’historiographie pour ce niveau de
pouvoir territorial vient du fait que le phénomène n’a eu d’importance et de vigueur que dans
la moitié sud du royaume de France et dans les périphéries de l’Empire. L’histoire politique
s’est attachée préférentiellement aux royaumes, aux États ou aux entités territoriales qui ont
eu une certaine postérité —le Béarn fait ici figure d’exception parmi les vicomtés. Et dans son
tour d’horizon sémantique des divers représentants de la « noblesse », Guilhiermoz ne lui
accorde aucune place, il décrit une hiérarchie nobiliaire sans vicomte4.
Des données plus précises peuvent être trouvées aux marges de la production
historique, dans des travaux d’érudits ; mais eux aussi se révèlent bien souvent décevants car
cantonnés à un petit pays ou une micro-région, sans propositions générales, ni effort de
comparatisme. Les seules études spécifiques sont le fait d’historiens du droit ou d’historiens
des institutions. À partir parfois d’un cas régional (par exemple le Limousin pour Robert de
Lasteyrie, le Poitou pour Marcel Garaud 5) ou dans des synthèses générales (comme celle
d’Ernest Glasson6), ils se sont attachés à proposer des définitions globales ou des cadres
d’évolution. Le seul ouvrage entièrement consacré à la question vicomtale, celui de
W. Sickel7, est significativement fort ancien et méconnu.
Il a donc semblé opportun de faire le point et de réunir les historiens qui, de près ou de
loin, anciennement ou plus récemment, se sont penché sur la question, dans le cadre d’une ou
plusieurs de ces entités territoriales nommées vicomtés. Albi parut particulièrement convenir
1 Sous la direction d’André Vauchez, Paris, Le Cerf, 1997. On ne trouve pas non plus de renvoi dans l’index
complémentaire.
2 Sous la direction de Claude Gauvard, Alain de Libera et Michel Zink, Paris, PUF, 2002. L’article est rédigé par
Michel Parisse, qui traite surtout de la période carolingienne et n’évoque l’évolution ultérieure que pour marquer
la disparition des vicomtes ou leur fusion dans un autre groupe, celui des comtes ou celui des châtelains. La
plupart des index des grandes monographies régionales ignorent tout autant l’entrée « vicomte » ou « vicomté ».
3 Paris, Fayard, 1993, une petite colonne, p. 961. Seul au nord du Limousin ou de l’Auvergne est mentionné le
vicomte de Rennes. Un tour d’horizon relativement complet des divers vicomtes du Midi est à trouver dans une
note additionnelle ajoutée par les nouveaux éditeurs de l’Histoire générale de Languedoc, Toulouse, Privat,
1890, XII, p. 243-253.
4 P. Guilhiermoz, Essai sur l’origine de la noblesse en France au Moyen Age, Paris, 1902, p. 138-171.
5 Robert de Lasteyrie, Étude sur les comtes et vicomtes de Limoges antérieurs à l'an 1000, Paris, 1874.Marcel
Garaud, Les châtelains du Poitou et l'avènement du régime féodal (XIe et XIIe siècle), Poitiers, 1967 ; Id, « Les
vicomtes de Poitou (IXe-XIIe siècle) », Revue historique de droit français et étranger, 1937.
6 Histoire du droit et des institutions de la France, tome second, troisième partie, Paris 1888.
7 Wilhelm Sickel, Der fränkische Vicecomitat, s. l., 1907 et Id. Der fränkische Vicecomitat. Ergänzungen, 1908.
2
pour une telle rencontre. Sis dans une cité et un comté sans comte résident, le pouvoir
vicomtal albigeois résume à merveille les problématiques au coeur du colloque : il y eut un
vicomte en Albigeois depuis le Xe siècle, mais ce ne fut que cinq ou six générations plus tard
que son successeur se dit vicomte d’Albi … titre qui disparut presque aussitôt8. L’ancrage
territorial s’était organisé autour du castrum d’Ambialet qui ne devint pas siège de vicomté, et
les vicomtes eurent de nombreux droits dans la cité-même d’Albi —et des plus éminents,
monnaie, marchés, péage, haute justice— mais toujours partagés. Le niveau vicomtal du
pouvoir apparaît d’emblée à la fois fort et instable, central et périphérique.
L’objet de ce colloque semble à première vue facilement identifiable et bien
circonscrit ; la mise en ordre des données pose cependant de redoutables problèmes dès que
l’on tente une description précise. C’est que les sources en effet présentent de nombreuses
difficultés. La première est certainement leur caractère dispersé : il n’y a pas de fonds
spécifique pour traiter du phénomène vicomtal, mis à part le cas singulier des Trencavel. La
recherche ne peut alors progresser que par une collecte de longue haleine, heureusement
facilitée par des repérages antérieurs. Mais ces sources sont aussi le plus souvent laconiques et
hétérogènes. L’information se réduit fréquemment à un anthroponyme dans une liste de
témoins, suivi du mot vicecomes, sans plus de précision. Les généalogistes ont tenté de
reclasser ces données et de reconstituer des lignées vicomtales, sans toujours prendre garde
aux a priori historiographiques et méthodologiques qui pouvaient disqualifier leurs
constructions. Les vicomtes sont ainsi replacés dans des vicomtés au nom inchangé à
plusieurs siècles d’intervalle, l’argument pour les identifications se réduisant fréquemment à
la répétition d’un nom, et pour les filiations à une alternance rigide et factice (les petits-fils
prenant toujours le nom de leur grand-père). Un autre présupposé malheureux fait qu’il n’est
généralement pas envisagé que le pouvoir vicomtal puisse être collégial et exercé en même
temps par un père et son fils, par plusieurs frères, ou par des parents plus ou moins proches ;
les généalogies présentent alors comme des successions ce qui peut être simultané. Les
sources nous tendent un autre piège : la plupart des textes ne sont connus que par des copies
ultérieures dans des cartulaires ou des transcriptions d’érudits. Le problème est ici que les
titulatures ont été tout particulièrement l’objet de falsifications ou de manipulations. En bonne
méthode, il ne faudrait retenir que les originaux irréprochables pour dresser des listes, ce qui
voudrait dire bien souvent s’interdire de parler de quoi que ce soit9.
Le champ de recherche est donc immense, depuis la pure et simple identification des
acteurs, ou la géographie du phénomène, jusqu’à la caractérisation des spécificités de ce
niveau intermédiaire entre le comes et le vicarius, entre le comté et la viguerie. Les vingt six
chercheurs qui ont été réunis pour effectuer un large survol géographique ont accepté de jouer
le jeu de la synthèse et de tenter de répondre à une grille de questionnement, dont nous
voudrions présenter les grandes lignes.
Les premières interrogations doivent porter sur la chronologie : quelles sont les plus
anciennes attestations de vicomtes pour chaque zone considérée ? En quel contexte ? —
contexte documentaire et contexte politique. L’antériorité des vicomtes par rapport à la
détermination spatiale des vicomtés est-elle partout avérée ? Et quel est le référent
8 Jean-Louis Biget, « La vicomté d'Ambialet, de ses origines à la fin du XIVe siècle », Bulletin de la Société des
Sciences, Arts et Belles-Lettres du Tarn, n° XXXVI, nouvelle série, 1979-1980, p. 571-597 ; Hélène Débax,
« Un cartulaire, une titulature et un sceau : le programme politique du vicomte Roger II (Trencavel) dans les
années 1180 », Les cartulaires méridionaux, Daniel Le Blévec (éd.), Études et rencontres de l'École des chartes,
Paris, 2006, p. 125-144.
9 Un exemple significatif est ce vicomte de Terracina que Du Cange mentionne en 598 à partir des écrits de
Grégoire le Grand. W. Sickel signale que ce sont des copistes médiévaux qui ont transformé un comes en
vicecomes (op. cit., p. 94, note 1).
3
géographique lorsque la précision apparaît : est-ce toujours une cité dans un premier temps,
est-il fixe ou changeant ? Les diverses genèses des vicomtés doivent être explicitées pour
constituer une sorte de chrono-typologie : les générations de vicomtés voient-elles se succéder
des vicomtés dans des comtés sans comte résident, puis des vicomtés taillées dans le territoire
des comtés ? L’attention portera aussi sur l’utilisation de vicecomitatus dans les textes : il ne
semble pas que la vicomté ait couramment servi de cadre territorial, pour situer des biens
fonciers par exemple. Les circonscriptions politiques comme le comté ou la viguerie ont pu
être remplacées par le castrum, le mandement ou la paroisse, sans que la vicomté ait trouvé sa
place dans cette hiérarchie des cadres. Le contexte des attestations impose aussi que l’on soit
particulièrement attentif aux manipulations et aux reconstructions, qu’elles soient médiévales,
modernes ou contemporaines.
Quand les mentions ne sont pas trop succinctes, que peut-on saisir du pouvoir du
vicomte et de ses rapports avec le comte : le vicomte envoyé du comte, le vicomte à la place
du comte, le vicomte sans comte ? Certains cas régionaux amènent à s’interroger sur
l’insertion du niveau vicomtal dans la gradation régionale des agents du pouvoir ; on trouve
des vicomtes missi comtaux en Lauragais ou des vicomtes-viguiers à Millau : qu’en est-il
ailleurs ? Ces échelons sont-ils étanches, ou des limites floues permettent-elles des passages
de l’un à l’autre, voire même vers la fonction comtale ? Le Roussillon propose encore une
autre figure, celle du vicomte-archidiacre ; en d’autres régions, dans le contexte pré-grégorien,
les vicomtes semblent plutôt s’assimiler au rang épiscopal. Le rôle de la Réforme doit être
bien entendu exploré pour contribuer à la mise au jour des évolutions de ce pouvoir local.
Des schémas encore plus variés paraissent pouvoir être décelés dans la stabilité de
l’institution vicomtale : quelle est la durée de vie de chaque structure ? Les cas de figure se
multiplient à l’envi : des vicomtés éphémères d’une ou deux générations ; des vicomtes qui
deviennent comtes, ou des comtes vicomtes ; des vicomtés qui sont conquises pour être
supprimées, à côté d’autres conquises et conservées ; et pour finir, le cas exceptionnel d’un
vicomte souverain. Quelle unité institutionnelle peut-elle être décelée parmi une telle variété ?
La géographie du phénomène vicomtal pose un autre ensemble de questions, et cela à
diverses échelles. Pourquoi certaines zones font-elles figure de pépinières où les vicomtes
prolifèrent ? —le cas le plus flagrant en est la limite entre Toulousain et Quercy. À l’échelle
régionale, des différentiels importants de densité se font aussi jour, à l’intérieur de la
Gascogne ou du Bas-Languedoc par exemple : quelles logiques permettent-elles de
comprendre cet état de fait ? Au niveau de l’Occident tout entier, les distinctions régionales
—replacées dans une chronologie serrée— manifestent des modes d’encadrement des
populations et de dévolution des pouvoirs fort divers, depuis des régions sans vicomte, à des
zones de vicomtés fortement territorialisées, en passant par des pays de vicomtes-châtelains.
La juxtaposition des cas de figure semble encore dissoudre l’unité de l’institution et interdire
sa compréhension.
Les expressions du pouvoir vicomtal doivent aussi être l’objet d’attention. Les
titulatures ont pu être fluctuantes, et il faut s’attacher à la lettre de chaque texte pour cerner
des évolutions. Particulièrement significative est l’apparition de la formule de dévotion, Dei
gratia, Dei nutu… L’exemple des Trencavel montre qu’elle est particulièrement délicate à
manier : la première apparition fort précoce (942) est une interpolation manifeste. Dans les
vicomtés les plus fortes, des monnaies ont pu être émises. L’analyse de leur type et de leur
légende donne des pistes fructueuses pour la caractérisation du pouvoir vicomtal. Il semble
que les vicomtes aient rarement inscrit leur nom, mais qu’ils ont plutôt conservé des types
comtaux immobilisés. Il faut enfin prendre en compte les sources sigillographiques et
héraldiques où se cristallise une image significative de la conscience de soi.
4
La grille d’analyse pourrait certainement être complétée ou affinée. L’enjeu était avant
tout de fournir un cadre commun pour organiser la collecte des données et autoriser les
comparaisons. Un certain nombre de thématiques se dégagent, qui permettent d’explorer les
diverses perspectives de recherche.
La première direction nous entraîne inévitablement vers les origines. Le vicomte est
une des véritables nouveautés institutionnelles de l’époque caroligienne. Il est certain que le
vicomte est inconnu de toutes les formations territoriales du très haut Moyen Age, que ce soit
sous les Mérovingiens, les Wisigoths ou les Lombards. À partir du IXe siècle, on commence à
rencontrer le mot sous forme générique, dans des adresses de diplômes, ou dans des clauses
injonctives ou prohibitives, en particulier dans des immunités. La date de la première
attestation d’un vicecomes semble difficile à déterminer. Toutes les mentions dans des actes
de Charlemagne paraissent interpolées, ou insérées dans des faux ; le premier diplôme
toujours cité, de 774, ayant été l’objet d’une interpolation à peu près certaine10. Sous Louis le
Pieux, le vicomte commence à être attesté11, mais les mentions ne se multiplient qu’à partir du
milieu du IXe siècle. Il est frappant que dans ces contextes de l’administration impériale ou
royale, l’insertion du vicomte parmi les agents du pouvoir intervient toujours à la même place
—après le comte et avant le vicarius—, mais ne devient jamais systématique. Il faudrait, du
reste, conduire une analyse diplomatique serrée de toutes ces mentions, de nombreux actes
étant faux ou interpolés12. En outre, le vicomte est absent de plusieurs textes synthétiques qui
offrent un tableau général des structures administratives carolingiennes. Par exemple, il n’y a
pas de vicomte dans un passage très connu de Walafrid Strabon où il établit un parallèle entre
les hiérarchies civile et ecclésiastique. On y rencontre des comtes qui peuvent s’appuyer sur
leurs missi, comme les évêques sur leurs chorévêques13. Le vicomte est aussi absent du
fameux capitulaire de Quierzy de 877, où Charles le Chauve organise la succession aux
comtés en cas de mort d’un comte pendant son absence en Italie. Il prévoit que le fils du
comte lui succède ; mais s’il n’y en a pas ou si ce fils est absent, le successeur doit être choisi
avec le conseil de l’évêque de la cité et des ministeriales14. On peut imaginer que le vicomte
est inclus parmi ces ministeriales, mais il est clair que le niveau vicomtal n’est pas un niveau
institutionnel assez fort et assez généralisé pour que l’on puisse faire appel à lui en cas de
défection comtale. Au IXe siècle, c’est bien le comte l’échelon ferme et universel du pouvoir
local, c’est lui le représentant du pouvoir impérial ou royal dans les provinces. Le vicomte ne
fait figure que de substitut personnel et occasionnel, auquel manque au IXe siècle une
véritable consistance institutionnelle.
10 Il s’agit d’une donation de deux villae par Charlemagne à Saint-Denis. Les éditeurs des MGH, malgré de forts
doutes sur les formules, le considèrent comme sincère sur le fond, à cause de la référence à un original vu par
Mabillon. J. F. Niermayer cite cet acte en tête de sa rubrique vicecomes, en ayant soin de préciser an verax
(édition : MGH, Diplomata Karolina, t. I, Hannover, 1906, n°87, p. 125-127). La mention d’un vicomte dans un
autre acte, un capitulaire non daté est aussi douteuse (MGH, Capitularia regum Francorum, t. I, n° 86, p. 185).
11 La première mention pourrait dater de 814 dans une clause prohibitive (diplôme de Louis le Pieux cité par
J. F. Niermayer s.v.), si cet acte n’est pas lui aussi interpolé. DEPREUX ?
12 Par exemple, dans les immunités pour le Midi, le vicomte est absent du diplôme pour Cubières en 844
(C. Devic et J. Vaissète, Histoire générale de Languedoc, rééd. Privat, Toulouse, 1876 [désormais abrégé :
HGL], t. II, Preuves, 226) et pour Exalada/Cuxa en 871 (HGL, II, Pr., 365) ; il est présent dans l’acte pour
Vabres de 863, mais il s’agit d’un faux (HGL, II, Pr., 326 et Cartulaire de l’abbaye de Vabres au diocèse de
Rodez, Étienne Fournial éd., Rodez-Saint-Étienne, 1989, acte 2, p. 29). On le trouve cependant dans le
capitulaire de Charles le Chauve pour les Hispani de 844, dans un contexte intéressant. Toute personne installée
par un Hispanus sur une aprision peut choisir son seigneur, id est comitis vel vicecomitis aut vicarii aut
cujuslibet hominis senioratum (HGL, II, Pr., 245) : le vicomte a donc déjà une présence assez répandue dans le
Midi pour être cité dans une telle liste.
13 Passage longuement cité par R. de Lasteyrie, op. cit., p. 49, note 1.
14 MGH, Capitularia regum francorum, éd A. Boretius et V. Krause, t. II, n° 281, p. 358.
5
Tôt dans le IXe siècle, on rencontre des personnages qui portent le titre vicomtal, ce
qui différencie nettement le vicomte du vicarius. En effet, si les vicarii ou les vicariae
abondent dans les sources, il y a comparativement bien peu de vicaires (viguiers, voyers)
nommément cités. Les premiers vicomtes connus officient en Bourgogne et dans le Midi. Il
faudrait reprendre toutes ces mentions à la lumière des recherches diplomatiques les plus
récentes. On trouverait un vicomte à Autun en 815, à Langres en 82815, en Roussillon en 832,
à Gérone en 841, à Empuries en 84216 ; et les mentions se multiplient à partir du milieu du IXe
siècle : Barcelone en 858, Cerdagne et Rouergue en 862, Vienne en 863, Conflent en 865,
Nîmes et Limoges en 876, Narbonne en 878, Ausone en 879, Carcassonne en 88317 ; dans la
région ligérienne, la série commence en 878 à Tours18 ; en 876 en Poitou, à Thouars19. La liste
n’est pas complète, loin de là. Ces vicomtes nommément désignés apparaissent en même
temps que les mentions anonymes dans les diplômes, voire légèrement avant : cela confirme
l’impression d’un office fortement personnalisé aux origines.
Les énumérations ci-dessus s’en tiennent nominalement aux attestations de vicecomes.
On ne peut cependant écarter les homonymies et les identités de fonction entre ces vicomtes et
d’autres personnages qui gravitent dans l’entourage des comtes. Le missus du comte semble
bien accomplir les mêmes charges, et nombre de généalogies vicomtales peuvent s’allonger
vers les origines si l’on prend en compte les mentions de missi. Nous avons déjà noté
l’absence du vicomte chez Walafrid Strabon : sa fonction est remplie par celui qui y est
dénommé missus. Robert de Lasteyrie avait déjà noté l’identité des deux fonctions et même
des alternances dans les appellations pour un même personnage, tantôt missus, tantôt
vicecomes20. Une nuance est peut-être à opérer entre les deux : le missus semble nommé pour
une mission ponctuelle, il n’a qu’un pouvoir temporaire ou un mandat spécial pour traiter une
affaire particulière ; quand apparaît la dénomination vicomtale, on peut supposer que l’office
est plus permanent. La fonction de missus comitis semble bien être la matrice de l’office
vicomtal.
Le vicomte est aussi confronté à celui qui est dénommé vicedominus. R. de Lasteyrie
n’y voit qu’un ancêtre du vidame ecclésiastique et donc un agent tout à fait distinct21, ce qui
semble contredit par plusieurs cas régionaux, en particulier à Narbonne où le vicedominus est
un vicomte en puissance22. J. F. Niermayer cite aussi un diplôme plus tardif où, en Italie, un
15 W. Sickel, op. cit., p. 13-14.
16 Roussillon : HGL, II, Pr., 178 ; Gérone et Empuries : Pierre Bonnassie, La Catalogne du milieu du Xe à la fin
du XIe siècle, croissance et mutations d'une société, Toulouse, 1975-1976, t. 1, p. 170-173, et A. de Fluvià, Els
primitius comtats i vescomtats de Catalunya, Enciclopèdia catalana, Barcelona, 1989 (sources : Pierre de Marca,
Marca hispanica…, 1688, acte XVII, col. 780-781 et Villanueva, Viage literario a las iglesias de España,
Madrid, 1875, t. XIII, actes 2 et 3, p. 222-223).
17 Ibid. pour la Catalogne, et Rouergue : HGL, II, Pr., 331 ; Vienne : E. Glasson, op. cit., p. 470, note 3 ; Nîmes :
E. Germer-Durand, Cartulaire du chapitre de l’église cathédrale Notre-Dame de Nîmes, Nîmes, 1874, acte I, p.
3 (in mallo publico ante Bertranno vicis comite… et mention rétrospective in presentia Eralii vicis comiti) ;
Limoges : R. de Lasteyrie, op. cit., p. 62 ; Narbonne : voir J. Caille ci-dessous ; Ausone : P. Bonnassie, op. cit.,
p. 170, note 149 ; Carcassonne : HGL, V, 72.
18 Karl Ferdinand Werner, « Enquêtes sur les premiers temps du principat français (IXe-Xe siècles) : IV: Rotberti
complices. Les vassaux de Robert le Fort », 1ère édition, 1959 ; rééd. et trad. : Enquêtes sur les premiers temps
du principat français (IXe-Xe siècles), Thorbecke, Ostfildern, 2004, p. 88-183, à la p. 149 et suiv.
19 Marcel Garaud, « Les circonscriptions administratives du comté de Poitou et les auxiliaires du comte au Xe
siècle », Le Moyen Age, 1953, p. 14.
20 op. cit., p. 46-49.
21 op. cit., p. 50-51. La différence est aussi soulignée par Auguste Molinier dans sa longue note additionnelle :
HGL, I, p. 867-868.
22 Voir la communication de Jacqueline Caille, ci-dessous.
6
vicedominus prend la place du vicomte dans une liste de représentants locaux, après le
marchio et le comes, et au même niveau que le gastald23.
Enfin, le dernier concurrent local du vicomte semble être le vicarius. Tout un courant
de l’historiographie contribue à différencier ces deux agents du pouvoir local24. M. Garaud
souligne que le vicomte peut instruire des affaires de haute justice ou des causes de liberté, à
la différence du vicarius. En Poitou, il dénombre une soixantaine de vicariae pour seulement
trois vicomtés au Xe siècle. K. F. Werner décrit aussi deux niveaux de noblesse imperméables
l’un à l’autre : d’un côté les comites, vicecomites et autres viri illustri, de l’autre côté les
vicarii, vassalli dominici, auditores, entre lesquels les intermariages semblent impossibles. Le
vicomte aurait tous les pouvoirs du comte, dont il ne serait que le remplaçant plus ou moins
temporaire ; le vicarius en revanche ne serait qu’un de leurs subordonnés. Il faudrait mettre
ces affirmations à l’épreuve, d’autant qu’une partie de l’historiographie antérieure n’opérait
pas la même distinction25. Certaines attestations font que les deux fonctions semblent parfois
se confondre, ou que les deux niveaux ne sont pas si étanches : outre ce vicomte-viguier
rouergat26, les premiers Trencavel sont certainement à reconnaître parmi des vicarii des
comtes de Toulouse de la fin du IXe siècle27, ou bien Lautrec est une viguerie qui devient
vicomté.
Au IXe siècle donc, le pouvoir vicomtal n’est pas conçu comme une fonction propre,
ce n’est qu’un représentant du comte, un lieutenant au sens premier. Ces lieutenants sont du
reste attachés au sort de leurs comtes ; nommés par eux, ils les suivent dans leurs disgrâces.
Le point de départ de la recherche est donc clair : le deuxième tiers du IXe siècle. L’objet peut
en être ainsi formulé : où, quand et comment le vicomte et la vicomté deviennent-il un
échelon territorial, un relais local du pouvoir ?
Un des aspects forts de cet ancrage vicomtal est la patrimonialisation de la fonction,
autre thème à explorer. Vu les liens qui unissent le vicomte des origines au comte, celle-ci ne
peut être que postérieure à la patrimonialisation de la fonction comtale, vers le dernier tiers du
IXe siècle. La difficulté tient ici à la quasi impossibilité des reconstitutions de généalogies, ou
même de simples listes, pour la haute époque. Les vicomtes seraient héréditaires dès leur
apparition pour R. de Lasteyrie, mais ne le deviendraient que dans le deuxième tiers du Xe
pour M. Garaud, ou la deuxième moitié du Xe siècle pour P. Bonnassie28.
Quels indices peuvent en être cherchés ? Les exemples de désignation ou de
destitution d’un vicomte par un comte n’apparaissent que dans des sources narratives et très
brouillées. On trouve dans la chronique d’Adhémar de Chabannes qu’Eudes, comte de
Toulouse et de Limoges, aurait choisi Foucher comme vicomte de Limoges, mais Adhémar
23 Nullus marchio, vel comes, aut vicedominus, gastaldio…, Niermayer, s. v., diplôme d’Henri Ier pour l’Italie, en
1004. En pays lombard, les gastalds peuvent être assimilés au niveau vicomtal, de même que les locopositi ou
lociservatores du Milanais (voir encore W. Sickel, op. cit., p. 75-120, qui reste la référence pour François
Bougard, La justice dans le royaume d’Italie, Rome, 1995, p. 159).
24 R. de Lasteyrie, op. cit, p. 43-47 ; M. Garaud, « Les circonscriptions…, op. cit., p. 53-59 ; K.F. Werner,
Rotberti complices, op. cit, p. 159-171.
25 G. Catel s’interroge (Histoire des comtes de Tolose, p. 33). C. Devic et J. Vaissète plaident pour l’indistinction
(HGL, I, p. 866-868, p. 988), de même que Marca, Savigny ou Waitz cités par E. Glasson, op. cit., p. 467, notes
1 et 2 ; de même, pour R. Fossier, les deux fonctions sont très proches (Enfance de l’Europe, Paris, 1982, t. 1,
p. 375).
26 Voir la communication de Jérôme Belmon, ci-dessous.
27 Des Aton et des Bernard, qui officient dans les mêmes zones qu’ultérieurement les vicomtes Trencavel (voir
H. Débax, La féodalité languedocienne. Serments, hommages et fiefs dans le Languedoc des Trencavel,
Toulouse, 2003, p. 41 et suiv.).
28 R. de Lasteyrie, op. cit., p. 54 ; M. Garaud, Les châtelains, op. cit., p. 72 ; P. Bonnassie, La Catalogne, op. cit.,
t. I, p. 79-80.
7
confond dates et personnages (Eudes est mort en 918, Foucher n’apparaît pas avant 94829).
Dans le Conventum Hugonis, le duc Guillaume d’Aquitaine promet à Hugues le Chiliarque de
lui donner la vicomté de Châtellerault à la mort du vicomte Boson —c’est la première phrase
du texte ; mais quand Boson meurt, la vicomté revient à son fils, et c’est là un des griefs
d’Hugues contre Guillaume30.
Par ailleurs, deux testaments vicomtaux du Midi, à la même date de 990, offrent des
témoignages divergents. Le vicomte de Béziers, Guilhem, lègue la cité de Béziers et l’évêché,
avec l’honor qui dépand de la cité et les fiscs, sans mention aucune de la vicomté. Adélaïde de
Narbonne, en revanche, dans son second testament, organise la dévolution de la vicomté de
Narbonne avec les cens et les districts, avec l’honor et les fiscs31. Il s’agit là sans doute de l’un
des premiers exemples assurés de legs testamentaire de vicomté.
Un critère moins incertain pour traquer la patrimonialisation des vicomtés est sans
doute de relever les mentions de vicomtesses. Ces attestations sont en retard sur les mentions
de comtesses que l’on trouve au IXe siècle, dès 865 dans le cas toulousain32. C’est encore
Narbonne qui semble ouvrir la série : Richilde est dite vicomtesse en 926, suivie par Gauza à
Nîmes en 956, puis les mentions se multiplient à Béziers en 969, à Clermont vers 964-970, à
Lodève en 984, etc33. La participation des femmes au titre marque bien l’appropriation de la
fonction et la possibilité pour une partie de la famille de la revendiquer, à partir du Xe siècle.
Les formules de dévotion pourraient aussi être le signe d’une autonomisation du pouvoir
vicomtal vis à vis des comtes, mais elles sont trop souvent manipulées pour que l’on puisse se
fonder sur elles, sauf peut-être cette inscription de dédicace d’une église qui atteste de
l’existence d’un Amelius nutu Dei vicecomes à Carcassonne dans le troisième quart du Xe
siècle34.
Outre la patrimonialisation, un autre aspect de l’ancrage des vicomtés réside dans leur
territorialisation. On a déjà dit que les vicomtes précèdent les vicomtés. Le vicomte apparaît
tout d’abord comme un agent du pouvoir comtal, la vicomté ne surgit que bien plus tard, à la
différence de la viguerie, qui est premièrement un cadre territorial, une circonscription qui sert
en particulier à localiser des biens dans une donation. Le premier indice de territorialisation
est la référence topographique, un vicomte de… Cette précision géographique ne semble pas
remonter au-delà de la fin du IXe siècle (884 à Limoges, 897 à Béziers-Agde, 915 en
Rouergue, 932 à Cahors, etc.). Dans un deuxième temps seulement, on rencontre des vicomtés
de… Elles ne se multiplient qu’aux alentours de l’an mil, sauf une mention particulièrement
précoce et isolée, en Poitou à Thouars en 833, ce qui fait douter de son authenticité35. Les
premières attestations de vicecomitatus comportent un autre écueil : elles peuvent renvoyer
non à un territoire, mais à la fonction, comme cela semble être le cas à Nîmes en 87636.
29 Adémar de Chabannes, Chronique, Y. Chuvin et G. Pon éd., Brepols, 2003, livre III, 20, p. 219-220 ; voir les
rectifications de R. de Lasteyrie, op. cit., p. 55-57.
30 Le Conventum, éd. G. Beech, Y. Chuvin et G. Pon, Genève, Droz, 1995.
31 Civitate quod Biterris [lacune] cum ipso episcopatu, cum ipsa honore quod ad ipsa civitate pertinet et cum
ipsos fiscos (HGL, V, 316) et ipsum vicecomitatum de Narbona seu de Narbonense, cum ipsos censos et
districtos et cum ipsum honorem qui vicecomes inde habuit vel habere debet et cum ipsis fiscos (HGL, V, 320).
32 HGL, II, Pr., 339.
33 Narbonne : HGL, V, 153 ; Nîmes : HGL, V, 225 ; Béziers : HGL, V, 260 ; Archimberte à Lodève en 984 :
HGL, V, 297.
34 A.Mahul, Cartulaire et archives des communes de l'ancien diocèse et de l'arrondissement administratif de
Carcassonne, Paris, 1857-1882, t. 1, p. 79 : inscription de dédicace de l’église du monastère de Montolieu,
découverte lors de travaux au XVIIIe siècle, qui conserve le nom de l’abbé constructeur, un certain Tresmirus
(environ 949-981) et du vicomte Amelius.
35 Voir ci-dessous la communication de Géraldine Damon.
36 Vicecomitatus y désigne clairement la charge vicomtale : E. Germer-Durand, Cartulaire … de Nîmes, op. cit.,
n° I, p. 4.
8
M. Garaud tente aussi d’expliquer par ce même genre de raisonnement l’apparition incongrue
de la vicomté de Thouars en 833 : il ne s’agirait pas d’une circonscription territoriale, mais de
terres données au vicomte en rémunération de sa charge37. Dans tous ces relevés de
déterminations géographiques, il semble qu’il faut être particulièrement attentif au statut du
document qui nous est parvenu. La précision géographique est exactement le genre de donnée
qui fait couramment l’objet d’interpolations, et ce dès le Moyen Age, dès les copies dans des
cartulaires. Par ailleurs, la référence topographique a plus de chance d’être mentionnée
lorsque l’acte est passé loin de la zone d’action du vicomte : lorsque le vicomte agit dans sa
vicomté, il n’est nul besoin de préciser. Les textes peuvent donc n’enregistrer qu’avec un
certain retard une territorialisation effective quelque temps plus tôt.
Le vicomte étant dans un premier temps le représentant personnel du comte, il n’y a, à
l’origine, qu’un vicomte par comté38 : celui-ci prend donc le nom de la cité, parfois
explicitement, tel ce Rainard « vicomte du comté de Béziers » en 897, ou par l’intermédiaire
de l’ethnonyme comme Hildegarius « vicomte des Lémovices » en 88439. Mais, dès le Xe
siècle, il n’est pas rare que l’on rencontre plusieurs vicomtes dans l’espace d’un même
comté : M. Garaud en dénombre trois en Poitou40. Ils prennent alors le nom d’un château,
centre d’un petit pays bien individualisé, de la taille d’un archidiaconé, qui peut être un ancien
ministerium ou suburbium (Minerve en Narbonnais) ou une ancienne viguerie (Lautrec en
Albigeois). En Catalogne, le déplacement du centre de pouvoir vicomtal de la cité au château
a lieu au XIe ou au XIIe siècle, et dans le nord, en Roussillon, l’adéquation des territoires fait
apparaître cette figure originale que nous avons déjà évoquée, celle des vicomtes archidiacres
qui cumulent les deux fonctions. Ailleurs, là où le vicomte reste unique, il accapare bien
souvent le siège épiscopal, soit en concurrence avec le comte si celui-ci conserve un certain
pouvoir, soit seul : la dévolution de la charge épiscopale se fait alors au sein de la famille
vicomtale dans une cogestion qui associe des frères, des oncles et des neveux.
Ces divers faciès régionaux mènent à la dernière question que nous voudrions
évoquer : la géographie du phénomène vicomtal. Le relevé des attestations donne une
impression générale de foisonnement dans la première moitié du Xe siècle. Les distinctions
ultérieures n’en sont que plus flagrantes. À l’échelle de l’Occident, les vicomtes se sont
maintenus préférentiellement dans les pays périphériques par rapport au coeur du royaume
franc, dans ces régions où les Carolingiens avaient créé des regna et où les grands comtés
n’avaient pas été divisés dans la désagrégation de la fin du IXe siècle41. En pays germanique,
K. F. Werner a montré pourquoi la strate vicomtale ne s’est pas développée. Une distinction a
été opérée entre les grands comtes, fortiores, et les petits comtes, mediocres, ceux qu’en
allemand on dénomme Untergrafen. L’institution vicomtale n’a donc là pas de place : les
Untergrafen conservent le titre comtal, mais sont assimilables au niveau vicomtal. Ils sont
comtes d’un petit pagus, de l’échelle d’un archidiaconé42.
37 M. Garaud, Les châtelains, op. cit., p. 6, note 14. La date semble cependant bien précoce pour qu’un manse
« de fonction » puisse être ainsi aliéné.
38 Dans ce sens ont souvent été interprétés une phrase de l’édit de Pîtres, en 864 (MGH, Capitularia regum
Francorum II, éd. A. Boretius et V. Krause, Nr 273, c. 14, p. 315) et un passage d’un capitulaire de Carloman de
884 (MGH, Capitularia regum Francorum I, éd. Pertz, c. 9, p. 552).
39 Rainardus ejusdem comitatum vicecomes (HGL, V, 92) ; Lemovicinorum vicecomes Hildegarius (R. de
Lasteyrie, op. cit., p. 57 et 104) ; en 932 Frotardus est vicecomes Cadurcorum civitatis (HGL, V ; 157).
40 M. Garaud, Les châtelains du Poitou et l'avènement du régime féodal (XIe et XIIe siècle), Poitiers, 1967, p. 6 et
suiv. : Thouars, Melle-Aunay et Châtellerault.
41 Par opposition aux pays à missatica : K. F. Werner, « Missus-Marchio-Comes », loc. cit., p. 207 / 124 et suiv.
42 Ibid., p. 223-224 / 140-141 : les Untergrafen sont « un pendant oriental aux vicomtes limités à l’ouest et à
l’Italie » (ibid., note 120).
9
Pour l’espace occidental, il semble que quatre grands schémas d’évolution peuvent
être distingués.
Dans la Francie moyenne, de nombreux vicomtes ont été créés à la fin du IXe et au Xe
siècle par Hugues l’Abbé et par ses successeurs robertiens pour les suppléer lorsqu’ils
détenaient plusieurs comtés. La région ligérienne était en effet organisée en petits pagi, bien
souvent associés sous le pouvoir d’un comte qui pouvait en détenir deux ou trois. Ces
vicomtes, issus, pour la plupart, des familles comtales ou de la haute aristocratie franque, ont
à leur tour patrimonialisé leur fonction et l’ont rendue héréditaire43. Tel fut le cas à Tours, à
Angers, à Vendôme, à Chartres, à Châteaudun, à Blois ou à Orléans, donnant leur essor, entre
autres, aux lignées des Thibaud ou des Foulque44. Mais lorsque les comtes de la lignée
robertienne ont accédé au rang ducal, puis royal, ces vicomtes sont devenus comtes. Les deux
niveaux n’étaient de toute façon pas étanches, un Foulque avait pu cumuler, au tout début du
Xe siècle, la vicomté d’Angers et le comté de Nantes45. L’institution vicomtale ne perdura
donc pas en ces régions au-delà du Xe siècle, les lignages s’étant éteints ou fondu dans la
couche comtale.
Un autre schéma d’évolution se fait jour dans le nord-est du royaume. C’est la zone
magnifiquement étudiée par Olivier Guyotjeannin46. On y assiste à un affaiblissement
spectaculaire du pouvoir comtal au Xe et au début du XIe siècle. À Noyon, à Reims, à Langres,
on n’a nulle mention de comtes dès le Xe siècle. Ceux de Laon disparaissent en 961, ceux de
Beauvais en 1015. Ailleurs, la subsistance d’un pouvoir comtal a pu être un peu plus longue :
à Châlons, par exemple, la seigneurie épiscopale est prépondérante dans la cité-même mais le
pouvoir comtal se maintient dans le plat-pays. Partout, c’est l’évêque qui, en l’absence du roi,
assuma la direction des cités et qui se vit octroyer les droits comtaux. L’ascension du pouvoir
épiscopal et la constitution d’« évêchés-comtés » a annihilé tout autre modalité de gestion des
cités. Nulle part un vicomte n’a pu exploiter le vide laissé par le pouvoir royal ou comtal : le
comitatus a été absorbé par l’episcopatus.
Le nord et le nord-ouest du royaume donnèrent naissance à une figure vicomtale
originale. En ces régions, le comte ou le duc conservèrent toute leur puissance aux Xe et XIe
siècles. Des vicomtes continuent d’être régulièrement nommés dans les documents, mais ils
ne sont que des agents comtaux ou ducaux, des officiers qui ont en charge l’administration
locale pour le compte du pouvoir supérieur. Le vicomte n’a pas pu acquérir de puissance
autonome, la vicomté ne s’est pas territorialisée47. La situation du vicomte normand n’est pas
sans rappeler le sheriff anglais. La force du pouvoir ducal ou royal a empêché l’appropriation
de sa vicomté par le vicomte. Et le vicomte picard ou flamand ne représente que la couche
supérieure des seigneurs châtelains qui gèrent une forteresse par délégation du pouvoir
comtal.
43 Karl Ferdinand Werner, « Les premiers Robertiens et les premiers Anjou », Pays de Loire et Aquitaine de
Robert le Fort aux premiers Capétiens, Poitiers, 1997, p. 9-67 ; rééd. : Enquêtes sur les premiers temps du
principat français (IXe-Xe siècles), Thorbecke, Ostfildern, 2004, p. 251-309, aux pages 35 / 277 et suiv.
44 Karl Ferdinand Werner, « Rotberti complices. Les vassaux de Robert le Fort », Die Welt als Geschichte, 19,
1959, p. 146-193 ; rééd. : Enquêtes sur les premiers temps du principat français (IXe-Xe siècles), Thorbecke,
Ostfildern, 2004, p. 90-183.
45 « Les premiers Robertiens et les premiers Anjou », p. 38 / 280.
46 Olivier Guyotjeannin, Episcopus et comes. Affirmation et déclin de la seigneurie épiscopale au nord du
royaume de France (Beauvais-Noyon, Xe-début XIIIe siècle), Droz, Genève-Paris, 1987.
47 Voir ci-dessous la communication de Jean-François Nieus. Pour la Normandie : Pierre Bauduin, La première
Normandie (Xe-XIe siècles), Caen, 2004 ; Jean-Michel Bouvris, « Contribution à une étude de l'institution
vicomtale en Normandie au XIe siècle. L'exemple de la partie orientale du duché : les vicomtes de Rouen et de
Fécamp », Autour du pouvoir ducal normand Xe-XIIe siècles, Cahier des Annales de Normandie, n°17, Caen,
1985, p. 149-174 ; Eric Van Torhoudt, « Les sièges du pouvoir des Néel, vicomtes dans le Cottentin », Les lieux
de pouvoir au Moyen Age en Normandie et sur ses marges, Anne-Marie Flambard-Héricher (éd), Caen, 2006, p.
7-35.
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La différence est très nette avec le centre et le midi, où l’on peut distinguer un
quatrième schéma régional d’évolution. L’absence totale du roi et l’affaiblissement relatif du
niveau comtal a profité pleinement aux vicomtes dès la deuxième moitié du Xe siècle48. On
peut rencontrer ici ou là des vicomtes qui deviennent comtes comme en pays ligérien (Gui de
Clermont vers 980, Richard de Millau vers 1112), mais l’institution vicomtale a globalement
perduré et a permis l’ancrage de pouvoirs au niveau régional. C’est la zone où la vicomté
acquiert une véritable pertinence institutionnelle, celle qui sera préférentiellement éclairée par
les communications réunies dans ce volume.
Là où elle eut lieu, la cristallisation de la fonction vicomtale intervint donc au Xe
siècle, surtout dans sa deuxième moitié : ce sont les vicomtés de première génération. Le
vicomte y détient de forts pouvoirs, ceux du comte absent ou lointain. Malgré cela, même
dans la zone centro-méridionale, le pouvoir vicomtal reste marqué par une certaine instabilité.
On a rencontré des vicomtes qui deviennent comtes, on trouve aussi des comtes qui perdent
leur titre (ceux de Quercy qui donnent souche aux vicomtes de Turenne, par exemple49). On
voit apparaître des vicomtés éphémères, qui ne durent pas plus d’une ou deux générations.
L’instabilité se marque aussi dans la détermination géographique, avec des changements de
nom, des déplacements des centres de pouvoir. Cela pourrait conduire à envisager qu’il était
facile de se dire vicomte, or plusieurs grands lignages qui atteignent manifestement le niveau
que l’on peut appeler vicomtal ne se parent jamais du titre, à l’instar des Castelnau du
Quercy50 ou des Anduze en Nîmois.
La recherche sur les vicomtes a semblé cumuler les difficultés. Les lignées de niveau
comtal ne sont bien souvent pas encore repérées, que dire de l’échelon inférieur ? En fin de
compte, le phénomène vicomtal paraît paradoxal, qui mêle les derniers feux du
fonctionnement carolingien et post-carolingien des relais locaux et la manifestation de la
territorialisation des pouvoirs au Xe et XIe siècles. Là où ils ont réussi à s’implanter, les
vicomtes paraissent en première ligne dans la féodalisation de la société, comme le montre
l’exemple des Trencavel ou des vicomtes de Narbonne qui usent du fief et de la fidélité pour
s’attacher l’aristocratie castrale. L’enracinement des vicomtes peut être considéré comme le
degré supérieur de la naissance des topolignées et de leur ancrage territorial, mais celui-ci,
dans le cas vicomtal, se fait souvent dans un cadre supra-local. Cela entraîne une certaine
instabilité, une incertitude dans la définition de leur domination : ils sont pris en tenaille entre
les seigneurs locaux centrés sur un château et les grands princes.
Il paraît avéré, pour finir, que le phénomène vicomtal n’a duré et prospéré qu’aux
marges du pouvoir comtal. Il n’y a de la place pour un autre pouvoir que lorsque le comte est
absent (dans le cas de comtes non résidents qui cumulent plusieurs comtés) ou lointain (un
pouvoir vicomtal peut s’affirmer plus facilement aux limites du comté). Mais est-ce une
véritable marginalité ou le signe d’une opposition systématique au pouvoir comtal ? Dans
certains cas cela paraît avéré, par exemple en ce qui concerne le « bloc vicomtal » en Bas-
Languedoc qui agit comme un pôle de résistance au pouvoir comtal toulousain.
L’enracinement de vicomtés pourrait cependant tout aussi bien être la marque d’une
intervention comtale : le vicomte agit aussi comme un délégué chargé de contrôler les
périphéries. On est en effet bien souvent mieux renseigné sur les marges et sur les lieux en
48 Hélène Débax, « L’aristocratie méridionale autour de 1100 », L’aristocratie, les arts et l’architecture à
l’époque romane, Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, Actes des XXXVIe Journées romanes, 2005, p. 7-20.
49 François Aubel, « Les comtes de Quercy (fin VIIIe-début Xe siècle) », Annales du Midi, 1997, p. 309-335.
50 Voir ci-dessous le communication de Florent Hautefeuille.
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litige que sur les centres et les possessions paisibles51. L’intérêt de l’étude de l’ancrage
vicomtal est en fin de compte de permettre la caractérisation d’une strate régionale des élites
du pouvoir, entre proceres et mediocres aux IXe-Xe siècles52, puis entre ducs, comtes et
seigneurs castraux.
Voici donc un ouvrage où abondent les vicomtes, qui rencontrent d’autres vicomtes, et
qui se racontent des histoires de vicomtes53…
51 Voir les conclusions de Mathieu Arnoux au colloque Les lieux de pouvoir au Moyen Age en Normandie et sur
ses marges, Caen, 2006, p. 244.
52 Voir à ce propos Jean-Pierre Devroey, Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe
des Francs (VIe-IXe siècles), Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2006, particulièrement aux p. 213-240.
53 Un premier survol de la question n’entendait cependant être exhaustif ; les lacunes les plus manifestes de et
ouvrage (géographiques : Italie, Bretagne, thématiques : frappes monétaires, chronologiques : les vicomtes du
bas Moyen Age, etc.) seront, espérons-le, comblées par des recherches ultérieures.