Peter Brook

Je me souviens d’avoir lu « l’espace vide » à 18 ans, alors que je commençais ma formation de comédienne, à l’école de Saint Etienne.

Je me souviens y avoir lu que le metteur en scène « est un aveugle au milieu des aveugles, qui fait semblant de voir. »

Je me souviens combien cette vision est essentielle si elle fonde un récit commun qui porte le collectif, engage les êtres à rayonner , ensemble, au-delà de leurs limites.


Je me souviens de « la tempête » au théâtre des bouffes du Nord, mise en scène par Peter Brook, vue avec toute ma promotion H de la comédie de Saint Etienne : Renaud Lebas, Valérie Gabriel, Fredéric Andrau, Sophie Vaude, Myriam Garbi, Thierry Blanc, Jérôme Wacquiez , Magali Bonnat, Valentin Rivillon.


Je me souviens de notre émotion quand, après le spectacle, nous avons rencontré David Bennent, qui jouait Ariel, apparaissant et disparaissant si vite de chaque côté de la scène, que l’on aurait pu croire à son ubiquité.

Je me souviens l’avoir trouvé étrange et beau.

Je me souviens des longs bambous qui devinrent bateaux et vagues et tempêtes, dans les mains des acteurs.

Je me souviens du film « le fil », où l’on voit Peter Brook, travaillant avec ses acteurs à cet exercice incroyable : marcher sur un fil posé au sol, comme si l’on traversait un précipice à des hauteurs gigantesques.

Je me souviens que cet exercice voulait dire « toujours l’intensité, sinon tu tombes »

Je me souviens d’autres artistes qui m’apprirent aussi cela : Anna Prucnal, Catherine Germain, Mario Gonzalez, Stuart Seide, grand maître de Shakespeare, Tapa Sudana, Prosper Diss, Hervé Loïchemol, Claire Heggen…

Je me souviens des textes de Peter Brook, de leur force, de leur immensité dans mon petit crâne qui s’élargissait à leur lecture.

Je me souviens d’un homme simple aux yeux translucides.

Je me souviens de spectacles qui sont comme des enseignements d’éternité.

Je me souviens d’avoir lu Yoshi Oïda* et l’art de se concentrer sur chacun de ses pas.

Je me souviens avoir appris beaucoup des acteurs, de leur intelligence de la scène, de cette chimie bizarre, égocentrique et empathique, nourrie d’enfance, exaltée, puissante, mathématique, magique, religieuse, un peu border line, qui les compose, nous fait.

Je me souviens d’avoir tant aimé apprendre à faire du théâtre.

Je me souviens de continuer d’apprendre, ne plus savoir, redécouvrir, sans cesse.

Je me souviens de ce temps où j’absorbais chaque particule de mon Art comme du miel.

Je me souviens que tous les spectacles que j’ai fait à l’ombre de Peter B, avec un drap, quelques chaises et deux morceaux de bois, étaient, de loin, les meilleurs.

Je me souviens, lorsque je transmets, de ces cadeaux de transmission qui m’ont été faits.

Je me souviens que tout acte artistique est une transmission.

Une lueur, un outil.

« Cent fois sur le métier, remettre son ouvrage. »

Je me souviens de cet instant où, apprenant la mort de Peter Brook, vint en moi cette pluie aux gouttes transparentes et douces.


Sophie Lannefranque


(*) Yoshi Oïda a publié trois livres autobiographiques de réflexion sur la pratique théâtrale.

Dans L'Acteur flottant, Yoshi Oïda raconte son expérience de comédien avec Peter Brook de 1968 à 1988.

Dans L’Acteur invisible, il raconte son expérience en tant que comédien Japonais souhaitant s'intégrer dans les conventions du théâtre occidental tout en conservant sa singularité. Pour cette narration il utilise le prisme de sa collaboration avec Peter Brook qu'il proclame comme le metteur en scène « officiel » de Shakespeare.

Dans L'Acteur rusé, Il écrit un essai philosophique sur le métier de comédien qu'il fait communier avec sa vie quotidienne. il s'intéresse à la relation entre le métier de comédien et la vie au quotidien. « Qu’ai-je appris sur la scène qui pourrait m’aider à vivre ma vie d’homme ordinaire ? » Il écrit également : « Si je montre la lune et que je joue bien, le public ne percevra plus mon existence ».