Myrrhophores

Le récit (Lc 24, 1-7)

 

Le premier jour de la semaine,

de grand matin,

les femmes se rendirent au sépulcre, portant les aromates qu’elles avaient préparés.

Elles trouvèrent la pierre roulée sur le côté du tombeau.

Elles entrèrent, mais ne trouvèrent pas le corps du Seigneur Jésus.

Elles ne savaient que penser,

lorsque deux hommes se présentèrent à elles, avec un vêtement éblouissant.

Saisies de crainte, elles baissaient le visage vers le sol.

Ils leur dirent :

« Pourquoi cherchez-vous le Vivant parmi les morts ?

Il n’est pas ici,

il est ressuscité.

Rappelez-vous ce qu’il vous a dit quand il était encore en Galilée :

‘ Il faut que le Fils de l’homme soit livré aux mains des pécheurs,

qu’il soit crucifié et que, le troisième jour, il ressuscite.’ »[i]

Introduction

Aucun des évangélistes n’a fait le récit du moment précis de la Résurrection de Jésus. Si, dans l’histoire de l’art, il y a eu de nombreuses tentatives d’essayer de fixer cet instant, les représentations ainsi faites, au mieux nous laissent sur notre faim, au pire nous induisent dans une confusion du sens même de la Résurrection, au risque de croire qu’il s’agit là comme du réveil du fils de la veuve de Naïm[ii] et de la fille de Jaïre[iii], ou celui de Lazare[iv] ; pour eux, la mort reviendra les visiter. Le Christ, lui, ressuscité selon les Écritures, est le Vivant qui a vaincu la Mort et a donné la vie à ceux qui étaient dans les ténèbres du tombeau[v].

Pour comprendre l’enjeu de ce mystère, l’indécision des femmes et la réaction de Pierre qui s’en retourna chez lui, tout étonné de ce qui était arrivé[vi], il faut se replonger dans le contexte des jours noirs qui précèdent : celui qui vient de soulever un enthousiasme populaire extraordinaire, ce Jésus de Nazareth va soudainement se laisser arrêter, subir la honte d’un procès et l’infamie de la mise à mort sur la croix. Tout semble n’être qu’un échec immense à la mesure de l’espoir qu’Il avait fait naître. Le monde bascule dans la nuit, mais dans l’aube profonde, la lumière de Pâques s’apprête à resplendir.

 

Vue d’ensemble

Il se dégage de cette scène une atmosphère intime et sobre pouvant aller jusqu’à l’austère.

 

À commencer par Jérusalem, ville sainte, ville des vivants[vii]. Elle rassemble en ses murs le peuple de l’Alliance en attente du Messie Sauveur. Ses ouvertures obscures montrent que la nuit est tombée sur l’espérance des hommes. Mais Dieu n’oublie pas le Bien qu’il a promis, Il n’oublie pas sa Ville Sainte que les montagnes entourent comme Yahvé entoure son peuple[viii]. Déjà ses tours, dressées comme des veilleurs s’imprègne des premières lueurs bleutées d’une aube nouvelle. Et ses portes, ouvertes de très bonne heure ce matin-là, ont vu s’éloigner un petit groupe de femmes investies d’une mission funéraire dont elles ne savent pas encore qu’elle sera sans objet.

 

Curieusement, cette icône n’a pas de centre. De la même manière que les femmes qui, ne trouvant pas le lieu comme elles l’avaient laissé  ne savaient que penser, notre regard inquiet erre çà et là vers qui ou quoi pouvoir s’arrêter. Mais voilà ! Il n’y a plus rien à voir, plus rien à trouver d’autre qu’un vide, qu’une absence, qu’un silence[ix]. La pierre qui fermait le tombeau est roulée, et le corps du Maître a disparu. Quand les deux anges leur proclament la Résurrection, les femmes esquissent déjà le geste d’un départ pour annoncer la nouvelle aux Apôtres. Et tandis que, traversant les siècles, elle passera les frontières des quatre coins du monde, cette bonne nouvelle semble ne pas pouvoir atteindre la conscience endormie des trois soldats inertes qui, morts parmi les morts, gardent à jamais un tombeau oublié.

 

Les Myrrhophores

Durant la vie publique de Jésus, un groupe de femmes le suivait et le servait lorsqu’il était en Galilée[x]. Alors que les Apôtres abandonneront leur Maître dès son arrestation, ces femmes auront le courage de Le suivre jusqu’au Calvaire, puis au tombeau, assurant ainsi la continuité du témoignage apostolique. En effet, les femmes qui accompagnaient Jésus depuis la Galilée suivirent Joseph (d’Arimathie). Elles regardèrent le tombeau pour voir comment le corps avait été placé. Puis elles s’en retournèrent et préparèrent aromates et parfums. Et, durant le sabbat, elles observèrent le repos prescrit[xi].

 

Toujours habitées par le drame qui s’est déroulé l’avant-veille, voici donc Marie-Madeleine, Jeanne et Marie mère de Jacques en route vers le lieu où repose leur Seigneur. Elles portent les aromates pour l’onction du corps, selon la tradition juive de l’époque, d’où leur nom de myrrhophores, c’est-à-dire : porteuses de parfum. En chemin, le souvenir d’une parole de Jésus à Béthanie s’impose à elles : il fallait qu’elle garde ce parfum pour le jour de mon ensevelissement[xii]. Ce jour-là est bien arrivé mais, décidément, rien ne se passe vraiment comme prévu : la pierre est roulée, et le corps du Seigneur Jésus est introuvable.

 

Les trois femmes sont représentées comme un bloc uni de personnes soudées par l’amour et les larmes, chacune apportant à l’autre la personnalité qui lui est propre, pour que l’ensemble témoigne du rôle éternel de la femme dans le monde.

Marie-Madeleine entièrement vêtue de rouge, couleur de la vie, est la nouvelle Ève, premier témoin de la création nouvelle, l’étincelle qui enflammera la mèche de l’irrésistible annonce de l’Évangile aux hommes de toute race, langue, peuple et nation[xiii]. Elle ne s’arrête pas car, dès les premières paroles des anges, il faut qu’elle courre déjà annoncer aux Apôtres la Résurrection de son Maître et Seigneur.

Quant aux deux autres, elles contemplent et intériorisent la scène pour que le temps se prolonge et que le mystère reste mystère, et, cherchant parmi les vivants Celui qui est le Vivant, guettent par-delà les montagnes le retour du Christ ressuscité.

 

 

Les soldats

Par opposition aux trois femmes qui témoignent de la vie, les trois soldats endormis représentent tout ce qui reste de mort[xiv].

Il ne faut pas remonter bien loin dans l’histoire de l’humanité pour constater l’instinct belliqueux d’un homme qui semble ne pouvoir exorciser sa peur de la mort qu’en tuant la vie, troquant l’intégrité de sa conscience contre un sentiment illusoire de puissance. Plus encore que du péché, c’est de l’inconscience dont ces soldats sont le symbole. Au matin de Pâques, ce sont eux et eux seuls qui sont morts, laissant par contraste évoquer dans les consciences illuminées des croyants Celui qui ne dort ni ne sommeille : le gardien d’Israël.[xv]

 

Les anges

Il existe quelques similitudes avec l’icône de l’Ascension[xvi] : deux anges, habillés de vêtements éblouissants, commentent la disparition du Christ à des interlocuteurs pour le moins surpris et inquiets. Témoins cosmiques du Règne de Celui qui est, qui était et qui vient[xvii], ils se tiennent l’un au pied du cercueil, portant le rouleau de la Parole, et l’autre à la tête, tenant le bâton du messager, pour montrer que Celui qui était dès le commencement[xviii] est aussi à la fin et viendra comme cela, de la même manière dont vous l’avez contemplé s’en aller vers le ciel[xix]. De leurs bâtons ils semblent contenir l’endormissement des soldats tout en rappelant que le Christ est ressuscité selon les Écritures : Rappelez-vous ce qu’il vous a dit quand il était encore en Galilée…

 

Lors de la première Alliance, Dieu avait ordonné à Moïse de fabriquer une arche surmontée de deux chérubins d’or pour recevoir le bien le plus précieux : les tables de la Loi[xx]. Bien incapables de remplir le tombeau laissé vide par Jésus, les anges donnent un sens à ses paroles et guident les saintes femmes dans la compréhension de ce mystère. La nouvelle arche est ouverte, exposant à tous Celui que nul ne peut contenir : le Verbe, Parole éternelle du Père, le Fils unique en qui tout est réconcilié.

                                                              

Le tombeau et la pierre

D’une manière générale, le Christ se trouve toujours au centre de la composition des icônes relatives au Nouveau Testament. Or ici paradoxalement, le centre c’est le vide, l’absence du corps ; le tombeau lui-même est soustrait à nos yeux. Cette absence nous prive du but attendu du récit : celui de voir le Ressuscité sorti du tombeau. Les saintes femmes aussi sont privées de leur deuil car ici, le centre — et aussi le but de leur approche — n’existant pas, elles sont invitées à délaisser le lieu du sépulcre pour aller, sans s’attarder sur la mort, chercher ailleurs le corps de leur Seigneur, lui qui avait dit à l’un des disciples : Suis-moi, et laisse les morts enterrer leurs morts[xxi]. C’est donc sous peine de mort que les femmes sont invitées à ne pas s’arrêter mais plutôt à puiser dans le souvenir des paroles de Jésus pour croire enfin en ce que les yeux ne voulaient voir ni les oreilles entendre. Car la Vie est au bout de leur course, et jusque dans leur course même : Jésus-Christ ne laisse aucune trace de son corps pour que son corps puisse exister en tous ceux qui se mettent en marche pour le Royaume.

 

 

Dans les icônes, on associe toujours le tombeau (cette grotte sombre taillée dans la montagne) — symbole d’une humanité en attente du Salut — à un arbre, témoin de l’espérance de la résurrection[xxii]. Sur cette icône des Myrrhophores, de ces signes il ne reste qu’un cercueil, un linceul blanc et une pierre roulée. Ils témoignent que non seulement le Salut est entré dans l’humanité, mais aussi que nous-mêmes qui contemplons ce mystère sommes personnellement sauvés. Le tombeau, quant à lui, s’est déplacé ; la perspective s’est renversée[xxiii] : il n’est plus sur l’icône mais devant elle, objet vers lequel tout le mystère s’adresse afin que chacun puisse en être libéré.

 

Conclusion

Voici enfin ce que les prophètes de jadis avaient annoncé, ce que le monde attendait depuis sa création, ce que Dieu avait projeté depuis toute éternité : la pierre est roulée…

Le Christ est ressuscité pour qu’entrant dans le mystère pascal, baptisés dans sa mort et sa résurrection, nous sortions du tombeau et ayons part à la vie éternelle.

Il se retire et disparaît pour nous laisser sa place afin que, corps du Christ dans le monde, nous puissions entrer dans le grand matin de l’humanité recréée.

Le Christ est ressuscité ! Alléluia !

 

 

 

 

 

Rédaction : Jacques Bihin & Vincent Minet.

[i] Veillée pascale, année C ; la lecture continue jusqu’au verset 12 :

Alors elles se rappelèrent ses paroles. Revenues du tombeau elles rapportèrent tout cela aux Onze et à tous les autres. C’étaient Marie-Madeleine, Jeanne, et Marie mère de Jacques ; les autres femmes qui les accompagnaient disaient la même chose aux Apôtres. Mais ces propos leurs semblèrent délirants, et ils ne les croyaient pas. Pierre cependant courut au tombeau ; mais en se penchant, il ne vit que le linceul. Il s’en retourna chez lui, tout étonné de ce qui était arrivé.

[ii] Lc 7, 15

[iii] Lc 8, 54-55

[iv] Jn 11, 43-44

[v] Cf. le Tropaire de Pâques : Le Christ est ressuscité des morts ; par sa mort il a triomphé de la Mort ; à ceux qui sont dans les tombeaux, il a donné la vie.

[vi] Lc 24, 12

[vii] Par opposition à la ville des morts située en dehors des villes habitées.

[viii] Ps 125, 2

[ix] Cf. 1 R 19, 12 ; certaines traductions parlent d’une brise légère, mais si l’on veut coller au plus près de l’esprit hébraïque, on peut traduire : un silence ténu.

[x] Mt 27, 55-56 ; Mc 15, 40-41 ; Lc 23, 49

[xi] Lc 23, 55-56

[xii] Jn 12, 7

[xiii] Cf. Ap 5, 9 et 7, 9

[xiv] Dans la culture sémitique, être endormi veut dire être mort.

[xv] Ps 121, 4

[xvi] Ac 1, 8-11

[xvii] Ap 1, 4

[xviii] 1 Jn 1, 1 ; cf. Jn 1, 1

[xix] Ac 1, 11

[xx] Ex 25, 10-16

[xxi] Mt 8, 22

[xxii] Pour exemples, voir : l’Entrée à Jérusalem, la Crucifixion, la Nativité, la Transfiguration et l’Hospitalité d’Abraham.

[xxiii] Sur la théorie de la perspective inversée, voir annexe.