Textes critiques : Bruno Lavillatte Philosophe

Hommage au Cinéma..........de Claude Lelouch

Un homme et une femme

acrylique sur toile 150 050

Il y avait une errance brumeuse, comme une errance de début d’automne, une sorte de regard lointain. Lointain et perdu dans une musique. Et des pas et des pas. Puis des retours sur soi, comme une caméra qui tourne sur elle-même et organise son monde à la mesure d’un homme, d’une femme. D’un homme et d’une femme. De l’un vers l’autre. C’est que Lelouch parle d’une peinture du monde. C’est que Douard parle d’une peinture du monde. Que le premier s’encadre dans un début d’histoire qui ne tient à rien, à un fil incertain qu’il tire en films, à l’épaule tissée, pour le transformer en nécessité. Que le second peint une scène qu’il met en mouvement, en bruissements vibratoires et l’étend sur fonds monochromes. Enfin, presque. Je voulais ces lignes pour dire Lelouch et Douard dans une communion initiale. Un Saint des Saints possible. Pas une critique habituelle qui érige le descriptif en vérité définitive, confondant le phénomène et le vrai, le vrai et la beauté, la beauté et l’apparence, l’apparence et la vérité. Un Saint des Saints parce qu’il y a une clé. Et qu’il faut trouver la serrure. Voici de l’inversé pour comprendre ces deux immenses artistes. Car, au fond, toute tentative de les comprendre dans la normalité est vouée à l’échec parce que leur travail respectif est la traduction d’une normalité. Et que pour eux et pour moi, il n’y a rien de plus anormal que la normalité ! S’en méfier comme d’un homme qui lit sur un banc. Une bagnole qui arrive trop lentement. Une femme qui rêvasse en l’air. Et ba-da-ba-da-boum, rien ne se passe comme prévu ! Le mec lit à l’envers, la bagnole est une poussette, la nana est une ornithologiste distinguée. A moins que ce soit autrement. L’homme est un drôle d’oiseau, la voiture, sa cage à ciel ouvert, la femme, celle qui le plumera. A moins que ce soit différent. Le tout pour le tout, de toutes les manières, pour Douard et Lelouch, tout se joue au quart de tour de l’instant et des possibilités qu’il ouvre. Tout se joue à l’instant où le jour se lève. A l’instant ou jamais. jamais se métamorphose en lieu.

Donc, plus sérieusement, puisque la critique souvent oublie les noms et les essences, cantonnée, pour reprendre Delacroix, à n’être que le « vizir du public », la peinture de Douard s’articule au mouvement. Quelle trouvaille ? Non, si on prend cette idée au pied de la lettre, oui si l’on dit « moteur ! » Aucune des toiles du peintre, aucune de celles présentées aujourd’hui – je pense à Lumière du matin - n’échappe à cette question. Eh oui, on peut dire qu’il est le peintre du mouvement comme Lelouch le maître d’une dynamique de la caméra. Et alors ! En réalité, ce qui est peint par Douard et filmé par Lelouch, c’est toujours un passage, un imperceptible passage, un regard - comme on parle d’un regard sur une canalisation - sur le temps qui ne se suspend pas mais présente un passé et annonce un avenir. Lumière du matin est ce par quoi du passé est rendu présent pour mieux se déverser dans un avenir proche, très proche, lointain, très lointain, un avenir qui est contenu dans cette satanée lingerie fine et qui vole. De fait, ce que représente Douard dans le mouvement – qui n’est pas encore de l’instant – n’est ni plus ni moins que de l’incomplétude. Et c’est pourquoi, il y a toujours, désormais, des marges autour, formes essentielles de débordements d’espace, je veux dire, de débordement de temps. Avec lui, le temps se déborde de lui-même et se déverse au regard. Il correspond à toute la question du ralenti dans le cinéma. De l’avant et de l’après fondu au plus près de l’espace. Au fond, seule la question du passage intéresse notre peintre et notre cinéaste ; ils se confondent dans une même tradition philosophique, à savoir que « le mouvement est dans un passage de la puissance à l’acte sous l’impulsion d’un acte déjà réalisé »[1]. Et pour que cela soit, de l’incomplet doit être impérativement présenté. Il est, cet incomplet, la marge d’incertitude qui nous contraint à prendre au sérieux une histoire qui n’a qu’un seul commencement – qui souvent est un qui-ne-tient-à-rien - et une infinitude de fins possibles. Ce personnage, il est. D’où vient-il ? Qu’attend-il ? Que va-t-il faire ? Pouvait-il faire autrement ou plus exactement, pourrait-il faire autrement ? - voir la femme assise sur le banc. D’où l’absolue nécessité de penser à la représentation de son instantanéité. De sa mise en place dans le temps. Ainsi, de sa représentation dans l’espace.

Il n’y a pas de secret chez Douard. Pourquoi sa peinture ne pouvait plaire, en son départ, qu’à Lelouch ? Simplement parce que filmer l’instant revient à doubler l’horizon du temps pour l’homme, en son ouverture fermée sur le passé, en son fermeture ouverte sur l’avenir. Je le dis au sens technique du terme, d’un objectif ouvert ou fermé, plus ou moins ouvert, plus ou moins fermé. Pour le spectateur, est proposée une mise en image de l’instant, une intuition de l’instant qui appelle son opposé ou son complémentaire : le laps de temps, étymologiquement, cet écoulement du temps que l’espace seul, seul l’espace, peut figer. En paraphrasant Leibniz, tout nous permet de dire que l’instant est engrossé du passé et enceint d’avenirs, chez Douard. Chez Lelouch. Leur seconde correspondance esthétique trouve son lieu là, en cette fameuse représentation d’un instant qui est, et dont la source comme l’achèvement restent ouverts. Possibles. Permanents. Ailleurs. Jamais là. Alors, à l’instant même où j’opte sur le regard du temps, où comme spectateur je m’immisce dans l’intimité de ce qui s’écoule, d’une femme qui se lève, court, boutonne, déboutonne, reboutonne son chemisier, à cet instant-là s’ouvre le terrible espace de l’impossibilité de vraiment tout saisir de cet instant, de cette femme, de ce type qui tourne sa page, croise, décroise, recroise ses jambes. Dire que je suis d’emblée ailleurs, voilà quelque chose qui nous pend à l’œil et à la mémoire en regardant les toiles de Douard, les films de Lelouch. Leur éternelle modernité tient à cette étrange impression d’un truc – je veux dire d’un truquage technique du temps – qui nous porte vers ailleurs et vers, tout simplement, la seule et unique représentation du temps qui vaille, sa forme la plus accomplie et la plus vivante, la nostalgie. La plus immédiate car la plus expresse de l’expérience humaine. Le Cioran a raison lorsqu’il soutient que « l’obsession de l’ailleurs, c’est l’impossibilité de l’instant, et cette impossibilité est la nostalgie même »[2]. Au commencement de l’instant, un bout de temps qui m’échappera toujours, en sa fin une possible perception d’un temps possible et qui fut quelque chose. Peut-être. Ca, c’est le nostalgique pur. Mais aussi et paradoxalement, le lieu du temps où je peux agir, où puisque le temps se met à poil, qu’il est défait de sa continuité permanente que l’on appelle la fusion des moments – le fondu enchaîné – il m’est possible de tout refonder, de tout créer, de tout interrompre, continuer, détourner, repenser, presque revivre ! Oui, l’instant est le centre de toutes les genèses, le seul lieu où nous agissons », pour reprendre la formule de Louis Lavelle. Et la peinture de Douard comme le cinéma de Lelouch ont cette dimension commune : sans cesse rappeler que même dans une situation banale à rire, l’instant de la peinture et du cinéma n’est pas l’instant de la quotidienneté vécue, point celui de l’immédiat et de la présence bêtasse au monde, c’est l’instant où se réalisent, au propre comme au figuré, au pinceau comme au 35 millimètres, l’incroyable croisement du temps et de l’éternité, la conversion du passé en avenir, la fusion de l’origine et de son bouclement. Le come back est cette mise en image. Et cette mise en image Douard, plus encore peut-être que Lelouch, la fixe définitivement. La ferme spatialement. Et nous l’offre pour toujours. Il nous appartient de l’ouvrir.

Reste, après le mouvement, moteur ! l’instant, clic-clac, la très difficile question de la couleur, précisément de la couleur du temps. En cela, réside une originalité profonde chez Douard, celle de faire de l’espace un espace tendance monochrome, d’une grande pureté originelle, un fond sur lequel l’instant, le passage, le mouvement, se détachent. Et la couleur, au risque de choquer les puristes, n’est rien d’autre que le cadre. Fût-elle du noir et du blanc ! La scène, voici la couleur qui permet la séquence. Précisément, ce qui dans l’instant inaugure une suite. Une poursuite au projo, un en-suite à une histoire. L’admirateur inconditionné et peu objectif que je suis de Lelouch sait que Monet, Manet, Renoir le transportent, sait que la sauvagerie nocturne de Soutine ouvre sur un autre monde totalement décadré, ré-encadré, post-cadré, sait que ce qui tient l’arrière fond du monde de Lelouch est le contraire de la décomposition, mais du cadrage dans son absolue nécessité et simplicité. De la toile tissée au millimètre, dans un vrai quadrillage du mouvement, de l’instant et de la couleur réunis que le vent, les brumes, les bancs, les hommes, les femmes, l’enfant, et tout ce qui me rappelle l’impossibilité de tout fixer dans une nostalgie permanente, m’invitent à revoir chez Douard.

Il faut laisser les images de côté et foutre sa propre mémoire en l’air, l’instant de l’écrire, et vous de le lire. Suspendre sa mémoire pour mieux suspendre son jugement, sa raison. Etre l’instant lui-même vécu, l’instant en lui-même vu, l’instant dévoilé, mis à nu, au final de ses possibilités. Je ne veux pas d’une critique sur la peinture de Douard qui se résume à la seule expression d’une capture du temps, même si capture du temps il y a. Je prône pour cette exposition et les prochaines, pour l’ensemble des œuvres de cette trempe-là, une véritable mise entre parenthèse de notre perception, formidable forme d’un laisser-aller du regard où se mêlent sa propre vie – je veux dire son propre film – d’autres scènes que vivants et morts murmurent l’instant de les peindre et de leur donner une couleur. Un éclairage. Voici de la lumière, du faisceau, du directionnel, du flou, du resserré, de l’éclairage précisément et qui constitue l’ultime rencontre entre les deux artistes.

Moteur, clic-clac, lumière, et le tour est joué. Il y avait à réfléchir sur l’œuvre de Douard. Cette réflexion est un miroir du cinéma et sa peinture une mise en réflexion sensitive – hyper sensitive – sur le temps et sa triple dimension. Il peint mon frère en philosophie.

Le philosophe

acrylique collage sur toile 081 x 065

Alors, Le philosophe ; il me va comme un gant. Ressemble, crâne chauve et main posée dessus, à Foucault. Et Revel surveille. A moins que ce soit un contraire savamment orchestré. Une prise de tête. On peut dire la peinture de Douard mais comment la voir ? Idem pour un film de Lelouch. Il faut la prendre, en fait, cette peinture comme un système philosophique qui ne porte pas son nom. De côté, les théoriciens du corps morcelé, les théoriciens de la décomposition du mouvement pour lui-même, les théoriciens d’une peinture qui serait déconstruite, reconstruite, post-construite. Toujours et toujours, ils confondent le support et la destination, la forme et sa finalité, le mec qui attend et qui s’ennuie.

En réalité, toute œuvre – qui est un Grand Œuvre – pose une question et tente de la résoudre. Celle posée par Douard n’est rien d’autre, donc elle est la seule, que celle du devenir et de l’unité de l’être au cœur de ce devenir. Comment parvient-il à se maintenir, à rester debout, à rester assis ? Il est, au travers de ces toiles et de l’ensemble de son œuvre, profondément héraclitéen. Pour le grand philosophe d’Ephèse, l’être est éternellement en devenir, en passage(s) d’une puissance à un acte, d’un passé à un futur, d’un endroit à un autre, d’une lumière du matin à une lumière du soir. Nulle chose, en elle-même, ne demeure ce qu’elle est, et tout, dans l’instant de l’instant, se meut en son contraire, en sa différence, voire en sa répétition. « Ce qui vit meurt, ce qui est mort devient vivant, ce qui est visible devient invisible, ce qui est invisible devient visible », écrit-il avec tant de forces, étant proche, on le dit - comme Douard et ce n’est pas un hasard - du bouddhisme. Que peint Douard, de l’être en perpétuel devenir et qui tente de se fixer là dans une représentation dynamique, profondément dynamique, de l’être qui ne cesse de se barrer, de revenir et de repartir. Alors, si la brume s’en mêle…

Je veux soutenir et défendre l’idée que Douard assure de la maintenance ontologique, c’est cela son originalité esthétique, sa grandeur picturale et sa portée philosophique. Qu’il met tout-en-œuvre, parce que toute chose est continuellement créée par des forces qui s’écoulent au centre des phénomènes, dans le cœur des hommes, en plein dans une vie qui se superpose à une autre. A d’autres vies. Il est, comme Lelouch, un Grand opérateur du temps dont la fragilité des instants s’évapore et se fixe dans notre mémoire. Tiens, il lit un journal, l’homme assis sur le banc ! Lelouch l’emballe dans une histoire avec flash back incorporé et perche-son directe, Douard l’éclate, le déborde dans son espace et lui donne un passé et un avenir qu’il ignore, avec son propre temps et son propre espace. Paradoxe total. Paradoxe, car le mec au chapeau est libre de quelque chose qu’il ne connaît pas. Notre condition, quoi ! Au fond que peindre et filmer ne sont qu’une seule et même chose : l’espérance entoilée qu’un fleuve revient à sa source et que « le temps de chanter est venu »[3].

Bruno Lavillatte

[1] Etienne Gilson, Le Thomisme, Vrin, p. 246.

[2] Cioran, Précis de décomposition, Gallimard.

[3] Cantique des cantiques

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