Marc Allemand

photographe de 1930 à 1960

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Les petits mélanomes

nouvelle, par Jean-Luc Perrigault


Paris, place de la Nation.

Un samedi du mois de juin, il quitte temporairement son simple et trop petit domicile pour la gare Montparnasse. Il a très bien dormi cette nuit. Il a pris le temps et le soin d’écrire avec une certaine précision poussée jusque dans le détail les fragments de son rêve.

Il ferme la lourde porte de son domicile puis traverse une partie de la place. Au centre de celle-ci dont le diamètre approche les deux cents mètres se dresse l’œuvre du sculpteur Aimé-Jules Dalou, le triomphe de la République. L’ombre portée du groupe monumental semble l’attirer. La République sur un char tiré par deux très beaux lions est encadrée par trois allégories, le Travail, la Justice, la Paix.

Peu avant l’heure de midi, les rayons tièdes du soleil caressent l’épiderme brun bronze du postérieur, rieur pas vraiment à peine souriant avec deux adorables fossettes au creux des reins nus de la Paix.

Très lentement il entreprend dans le sens giratoire inverse de la circulation automobile une sorte de parcours, de danse initiatique inconnue à ce jour. Il découvre les signes maçonniques de l’équerre, de la ruche, le symbole du travail représenté par un homme en sabots, plié sous le poids d’un lourd marteau. Cette dernière figure à ses yeux est pénible, douloureuse, trop rurale.

Il quitte la place en abandonnant ce champ magnétique pour rejoindre la station de métro la plus proche. Une effervescence musicale inaccoutumée flotte dans l’air. Son regard se pose sur la fin d’un défilé, où se mêlent homosexuels affichés et drag-queens perchées, dépassant de plus d’une tête savamment maquillée les observateurs, les photographes, les journalistes attroupés.

C’est la « Gay-Pride » !

Son goût et sa curiosité lui font perdre quelques précieuses minutes. Il descend les marches, prend un couloir, descend des marches encore. Sur le quai le signal sonore retentit. Les portes du wagon se ferment dans son dos. La rame glisse dans le tunnel. Il s’assoit sur un strapontin car toutes les places sont occupées. De toute façon il s’assied toujours ainsi avec un malaise pour placer ses jambes face à d’autres voyageurs.

Ce n’est pas un simple trouble, ce sont de véritables souffrances physiques et morales qui le taraudent. Ses jambes sont exagérément longues, une véritable infirmité pense-t-il. Mais la réalité est tout autre, ses membres inférieurs sont de taille tout à fait normale et même un peu courte proportionnellement à l’ensemble de sa morphologie.

Les différentes stations de la ligne six se succèdent. Dans une demie somnolence il va jusqu’à imaginer une amputation partielle, plus précisément une forme de rabotage plantaire insuffisante et totalement contradictoire avec ce que son esprit tourmenté lui propose.

La ligne devient aérienne. Comme par enchantement il sort de ses rêveries pour quelques instants seulement. Une fois encore la rame plonge dans l’obscurité souterraine. Des voyageurs valise à la main sont montés à Denfert-Rochereau, parmi eux une femme court vêtue. Elle reste debout comme tous les autres voyageurs dernièrement montés. Après deux arrêts, la station Montparnasse Bienvenüe donnera accès directement à la gare. Lucien ne peut agir autrement, il observe les longues jambes nues que la femme vient de lui mettre à la hauteur des yeux. Sous le nez en quelque sorte ! Mais encore plus proche, voir trop proche de ses pensées anatomiques précédentes. Il n’observe plus. C’est avec pudeur et inquiétude qu’il scrute la peau. Quelques lentigos dispersés, aucune cicatrice. Il admire la netteté des pores, le bleu sous cutané des vaisseaux sanguins imperceptibles. Un bleu volé à des iris en fleurs. L’épilation parfaite laisse l’épiderme lisse comme celui du pubis de la jeune promise d’une contrée moyenne orientale. Sa respiration, son souffle même partiellement retenus sont-ils perceptibles sur la peau de la jeune femme ? Qu’importe la réponse, il est contraint à la fois par décence et par manque d’espace de se lever. Le strapontin claque. Durant ce rétablissement vertical il est saisi de troubles indéfinissables qui touchent à plusieurs de ses sens. Une transpiration temporale jaillit brusquement. La chaleur n’est pas en cause. Quelques tremblements mais pas de froid. Il sent ses intestins tourbillonner, sa vessie prête à éclater. Maintenant son visage est à la hauteur d’un peigne blanc laiteux. La femme porte dans les cheveux un ivoire poli. Ce peigne domine une natte tressée à trois brins qui descend très simplement avec raideur jusqu’à la hauteur d’un col officier couleur vert bronze.

« Non ! Non ! » lui réplique une image qui repousse la première de ses observations avec une sorte d’impossible censure. « Non ! Non ! » le même tressage qu’une crinière, très sage pas vraiment. Le nattage replié est attaché à la queue des juments.

« Elle ne doit pas pendre » dit un membre du jury.

Alors, l’éleveur lui introduit une pincée de gingembre dans l’anus pour que se redresse la queue lui donnant belle et fière allure, ce qui lui permettra de gagner le concours de Bretagne.

La réminiscence éphémère s’envole. Au revoir triste métaphore, image souvenir appartenant aux vacances lointaines en Arcoat.

Il distingue avec quelques troubles visuels le visage de la voyageuse. Un simple profil. Cette silhouette partiellement mystérieuse appartient-elle déjà au passé ? Sur cette dernière vision furtive craignant soudain de se souiller il est obligé de descendre à la station Edgar Quinet. Fébrilement sur ses trop longues jambes il laisse traîner ses souliers noirs sur le sol anthracite du quai. C’est l’univers banal d’une station de métro bien précise, sans correspondance, avec une seule sortie vers l’extérieur. La faïence des rectangles blancs et bleus n’est pas sans rappeler celle des latrines du café-brasserie « Les Trois Mousquetaires » où maintenant il se tord sur la cuvette d’aisance. En se laissant aller tout simplement un soulagement l’envahit. Il ne peut rester trop longtemps pour apprécier le nouveau bien-être qui avec lenteur inonde son corps. L’exiguïté du lieu fait rejaillir l’idée douloureuse et sans cesse sous jacente que ses jambes sont trop longues.

Encore livide, il remonte la dizaine de marches blanchâtres qui donne accès à la grande salle partagée en deux parties. L’une réservée aux consommateurs, l’autre aux joueurs de billard. Les uns passent d’un lieu à l’autre sans avoir conscience de l’existence des deux espaces qui n’en forment qu’un. Les autres ont choisi définitivement l’une des deux salles. Lucien se tient debout à la frontière imaginaire et invisible comme le funambule sur le fil du petit cirque de la pelouse de Reuilly quand il risque de perdre l’équilibre. Il reste debout ne sachant pas très bien ce qu’il lui est arrivé. Sa gorge sèche et son corps déshydraté l’invitent de se désaltérer rapidement. Son regard fixé sur une des boules blanches et lisses du billard n’est pas sans lui rappeler le blanc du peigne ivoire glissé dans la chevelure brune de la femme entrevue. Il reste là, toujours debout.

Quelques secondes s’écoulent.

Lui fait face un simple présentoir métallique de six cartes postales publicitaires, trois verticales et multicolores et deux autres horizontales plus ternes représentant le stade de Charléty ou le grand stade de France en construction. La sixième carte postale retient très fortement son attention. Il a l’impression et le sentiment en la saisissant dans la main droite de s’emparer d’un petit miroir. Il y voit son portrait très exactement. C’est son propre visage imprimé qu’il croit reconnaître sur ce petit carton glacé au format dix centimètres et demi sur quinze. Il déplace lentement la carte devant ses yeux, regarde si on l’observe.

Il baisse les paupières, le visage sur la carte postale ferme les yeux aussi. Lucien ayant les paupières closes il lui est impossible d’apprécier le phénomène et pourtant c’est bien l’image de son propre visage qu’il aurait aimée apercevoir. Image du sommeil, image de la mort ? Il ouvre les yeux, grimace de la bouche en observant quelques consommateurs attentifs à ses gestes.

Il découvre qu’il est le seul à se reconnaître et légèrement déçu il finit par glisser discrètement la carte postale dans la poche intérieure de sa veste bleue achetée lors des soldes du mois de janvier. C’est un doux moment de bonheur narcissique qui s’épanche dans ses veines. Un instant magique.

« Un grand verre d’eau s’il vous plait ».

Au comptoir il boit tout simplement, sa valise posée au pied du flipper le gêne légèrement. Pour quitter cette situation il grimpe sur ce tabouret de bar plus élevé que prévu. Ses grandes jambes telles des aiguilles à tricoter s’agitent dans le vide à la recherche d’un fil de laine inexistant. Il descend du tabouret, regarde sa montre en sachant très bien que le T.G.V traverse la partie nord de la forêt de Dourdan. Il n’ira pas marcher sur les bords de la Loire, s’approcher d’elle, observer ses dangereux bancs de sable et sa végétation, scruter ses remous et ses bras morts.

Il décide de quitter le café-brasserie en même temps que ses rêveries de promenades provinciales. La rue de la Gaîté lui propose en toute liberté un de ses trottoirs, celui de gauche, celui de droite ? Lucien hésite il ne sait toujours pas choisir entre deux libertés lui qui apprit à l’école qu’elle est indivisible, tout comme la République celle de la place de la Nation.

Il marche au milieu de la chaussée, fait signe au taxi qui descend la rue derrière lui.

« Place de la Nation …s’il vous plait. » A l’intérieur du taxi Lucien P. n’est pas bavard. Il songe à cette femme inconnue, à sa disparition et l’impossible recherche de la voyageuse. Il songe aussi à sa propre fuite, à sa dérobade obligée, à son malaise déclenché par la vue de ces jambes trop parfaites.

Le peu de conversation entre Lucien et le chauffeur de taxi un brin poète s’achève sur quelques mots qui évoquent la beauté du bois issu des grands arbres comme l’épicéa, l’érable, le buis, et l’ébène, qui donnent naissance chez le luthier à un violon. Place de la Nation, il descend du taxi, garde la phrase du chauffeur en mémoire et monte rapidement chez lui. Il s’empresse de la coucher sur le cahier où le matin même il a pris le temps et le soin d’écrire avec une certaine précision poussée jusque dans le détail les fragments de son rêve.

Le train manqué laisse Lucien au creux de son appartement. Il est las, épuisé et s’allonge sur le lit de sa chambre. Il scrute les murs tapissés. Pour ce papier de couleur bleu nuit il a mis plusieurs semaines, voir plusieurs mois pour trouver la nuance exacte. Il voulait à tout prix ce bleu là.

« Ce bleu ! » dit Lucien au responsable du rayon en montrant un échantillon de tôle peinte, visiblement un morceau de métal découpé. Le bleu nuit emprunté à la couleur des wagons lits, avec en guise de frise un fin filet d’or exclusivement attribué aux rames de l’Orient-Express. Voyage d’amour et amour des voyages. Dans la chambre close il a recrée la surface extérieure du wagon. La tapisserie murale a en quelque sorte intériorisé le métal peint et coloré.

Il songe à cette semaine de vacances qu’il projetait depuis longtemps. Passer quelques journées dans la région de son enfance, de son « enfrance » aime-t-il parfois à dire pour exprimer les deux sujets d’un tout. Marcher sur ses propres pas sans revenir en arrière. Est-ce possible ? Goûter à des parcelles remembrées de souvenirs avec un minimum de gourmandise. Ramasser du bout de l’index humide des miettes de vie heureuse et insouciante appartenant au passé, pour les porter à ses lèvres.

La fatigue est encore grande. Il hésite à se lever craignant quelques étourdissements. Alors, comme certains déroulent le film de leu vie, Lucien décide d’un simple court-métrage.

Derrière la haute pile de lettres née d’une correspondance sentimentale puis amoureuse avec mademoiselle Maideville, se tient le livre « Visages de la Touraine » édité chez Horizons de France. Cet ouvrage écrit et documenté par son grand oncle Jacques Guignard conservateur à la bibliothèque de l’Arsenal est devenu une référence. Lucien ne saisit pas le livre alors qu’il en avait l’intention. La correspondance a bâti un rempart entre le jardin de la France et lui-même.

Tout commence à défiler. Une simple marche le long de la rive sud du grand fleuve. Il avance vers l’ouest dans le sens du courant plus rapide que ses longues enjambées. Il épouse la Loire, sa surface et se sent porté sur l’eau. Les platanes centenaires perdent leur écorce et lui font songer au mal dont souffre mademoiselle Maideville, au psoriasis qu’elle évoque dans sa correspondance. Arrivé sur la tombe de Ronsard à Saint Cosme il ignore par quel chemin il reviendra.

Une heure plus tard dans la rue commerçante au nom de Colbert il longe l’atelier échoppe où Jehanne fit réaliser une partie de son armure. Il rêve éveillé. De si belles rencontres en si peu de temps.

Quelques mois plus tard les parents de Lucien lui offrent un vélo. Ce cycle lui ouvre de nouveaux horizons. Le clos Lucé sur les pas de Léonard, les bords de l’Indre sur ceux d’Honoré. Les jambes de Lucien s’allongent, il est en pleine croissance. Chaque mois il doit remonter la selle de cuir.

La chaussée noire se déroule devant le pneu avant comme le ruban de réglisse Haribo qui jaillit partiellement de sa poche. Les promenades à bicyclette n’en finissent pas, il les appelle « évasions». Il prend goût à une forme de liberté propre au printemps de l’adolescence. A Saché, il rencontre un homme qui se présente à lui comme étant « Sandy ». Il ignore qu’il s’agit d’Alexandre Calder. Le sculpteur l’invite dans son atelier du Carroi tout en observant avec attention le rouge et le noir qui colorent son vélo. Il lui offre généreusement une gouache. Les promenades par un curieux hasard coupent et recoupent les textes de la littérature française qu’il étudie dans son Lagarde et Michard. Du Lys dans la vallée jusqu’à… soudain tout se brouille, un pas phonétique et tout bascule.

« D’Ulysse dans l’aval est »… Mais que vient faire ici Ulysse ?

Mais qui est Ulysse ? Un simple voyageur. La réponse ne se fait pas attendre. Il est en Touraine, en tour haine ! Voulant échapper à un rêve devenant cauchemar Lucien ouvre les paupières légèrement entrouvertes. Il allume son poste de radio laissé en continue sur une fréquence musicale.

« Y’a d’la haine ! Partout y’a d’la haine ! » Les paroles d’une chanson des Rita Mitsouko coïncident brutalement avec son hallucination.

La vie quotidienne continue, celle de Lucien aussi. En attendant chaque jour il descend les escaliers pour poster un courrier adressé à D. Maideville et s’approvisionner chez l’épicier Turc.

Depuis l’événement trop personnel de la gare Montparnasse la vie de Lucien s’est modifiée mais se poursuit sensiblement comme dans le passé. Il tait tout, même à ses poches. Il n’en écrit mot à sa correspondante. Par contre il a pris rendez-vous chez son médecin traitant. Après des dizaines de simples consultations médicales jusqu’à d’autres approchant des spécialistes il a subi plusieurs examens. La médecine n’a rien dépisté de vraiment très anormal. Aujourd’hui seule persiste l’angoisse. La crainte du retour des crises répétitives non justifiées par tel ou tel événement le touchant de près ou de loin. Les crises vont jusqu’à le déstabiliser dans sa vie professionnelle. Lucien P. est présentateur météo sur une chaîne de télévision. Il aime parler de la pluie et du beau temps…

Hier soir en plein direct à la surprise de tous les techniciens de plateau Lucien est obligé d’interrompre sa prestation après avoir évoqué un peu de grain sur l’Ile de Beauté pour parler d’un peu de pluie sur la Corse. Il abrège brutalement ses propos en disant d’une voix atone : « Demain il fera… ». Il abandonne le plateau, bouscule les techniciens en courant vers les toilettes du studio surchauffé. De leur côté les téléspectateurs interprètent chez eux une carte météorologique plus ou moins ensoleillée. Lucien P. se vide complètement. Une terrible diarrhée une fois encore. Sur le miroir collé à l’intérieur des toilettes il ne se reconnaît pas. Il entrevoit avec toute la distorsion physique un personnage issu de la partie gauche d’un triptyque de F. Bacon peint en mille neuf cent soixante treize. Un corps qui se vide dans sa totalité, par défécation. Lucien souffre doublement, une douleur physique lui broie les intestins, une douleur morale lorsqu’il distingue le personnage déformé au dos de la porte.

La nature par essence a horreur du vide. Le bien être revient doucement envahir son corps avec une lenteur jusqu’ici inconnue. Plus que jamais l’étroitesse du lieu le contraint à sortir rapidement de ce trop petit local. L’idée du peu de place pour ses trop longues jambes refait surface. Elle ne lui laisse pas le temps de s’épancher complètement.

De retour chez lui, las, très las il monte un abondant courrier ramassé dans la boîte à lettres. Quelques prospectus publicitaires multicolores se mêlent aux enveloppes roses de D. Maideville.

Le lendemain Jean T. le directeur des services de l’information de la chaîne convoque Lucien dans son bureau. Les deux hommes partagent une longue amitié professionnelle.

- « Assied toi Lucien, alors hier soir ? Je ne veux pas être indiscret mais… » Un long silence suit le propos. Lucien alors prend la parole et s’explique pour le mieux. Jean T. qui à chaque fois termine ses entretiens par une sévère engueulade ou par une expression favorite du moment l’invite à se rendre chez un psy. Notion très à la mode depuis quelques années dans la profession. Jean T. lui refile en le poussant vers la porte un numéro de téléphone qu’il a rapidement griffonné de son Mont-Blanc sur un simple post-it rectangulaire jaune.

Deux semaines plus tard, après avoir fixé son premier rendez-vous par téléphone Lucien P. se rend dans le quatrième arrondissement de Paris. Très précisément Rue Pavée. Taire ici le numéro de l’immeuble semble indispensable pour toutes les raisons que vous pouvez imaginer. A l’entrée, pas de plaque gravée, mais avec son sens de l’observation très développé Lucien P. remarque que le cabinet du psychanalyste le docteur B. se situe au premier étage au dessus d’une société de marbrerie funéraire et pompes funèbres. Thanatos serait-il présent sous les quatre pieds du divan ? La frontière entre les deux étages a toujours été fine. Ce que l’on appelle plafond chez l’un est parquet chez l’autre.

Lucien P. monte les escaliers recouverts d’un tapis rouge usé par les passages successifs. La tête légèrement inclinée en avant il fixe la trame sombre du tapis. Arrivé au premier étage il est invité par le mot « entrez » inscrit en noir sur fond d’émail blanc. Il entre dans la salle d’attente. Le contraste des lettres et l’épaisseur du corps font presque entendre la sonorité des deux syllabes du mot qui invite à franchir la porte.

Quelques plantes vertes rarement arrosées, Lucien P. s’assied sur une des trois chaises couleur crème parfaitement identiques placées entre la fenêtre donnant sur la rue et la porte capitonnée offrant accès au cabinet de docteur B.

Les pensées de Lucien P. sont vagues, de quoi, de qui va-t-il parler ? Des ses maux, de ses crises, de mademoiselle D. Maideville qu’il souhaite prochainement épouser quand les crises auront cessé. Il pense de plus en plus souvent à elle. Sera-t-elle assez patiente ? Lucien P. croise les jambes avec difficulté, la jambe gauche sur le genou de droite, puis le contraire. A travers les rideaux ajourés et rarement lavés le regard de Lucien P. glisse sous un angle très aigu vers le rez-de-chaussée de l’immeuble d’en face. A sa grande surprise, un spectacle bien particulier et troublant s’offre à son regard. Une jeune femme ajuste une robe blanche de mariée. Lucien P. sent son cœur battre. Il découvre avec un certain délice la sensation rencontrée lors du premier rendez-vous avec D. Maideville. Soudain un léger bruit de porte, son regard quitte la blanche épaule dénudée, alors qu’il songeait à D. Maideville il y a quelques secondes. Lucien P. souhaite sur l’instant rencontrer la jeune femme qui s’habillait de blanc, une seule idée lui traverse l’esprit. Il ne faut pas qu’elle se marie ! Enfin si, mais avec moi. Alors que Lucien P. s’apprête à sortir de la salle d’attente et descendre les escaliers…

- « Monsieur Perry, entrez s’il vous plait ». Le docteur l’invite à s’asseoir. Lucien P. de ses yeux balaie les murs de la pièce avant de fixer l’impossible regard énigmatique du thérapeute. L’homme est simple, il ne porte aucun vêtement particulier. Le front légèrement dégarni, aucun trait ne retient l’attention comme chez les nourrissons chauves à la naissance. Ils se ressemblent tous un peu les nouveaux nés, avec cette vision particulière vers l’infini, un regard qui n’a jamais encore convergé vers un point fixe.

- « Monsieur Perry parlez moi de vous, ou plutôt de ce qui vous conduit ici ».

Lucien Perry reste silencieux de longues secondes…

- « Dites ce qui vous passe par la tête, à qui ou bien à quoi pensez vous… »

-« Je ne sais pas par quoi commencer, j’ai tellement de choses à dire, par exemple il y a quelques minutes…». Lucien Perry commence à parler de la scène troublante entrevue il y a quelques instants.

- « Très bien continuez… »

- « … et l’idée qui me gêne maintenant c’est l’idée que je vais me marier dans quelques mois. »

- « Restons sur cette idée si vous le voulez bien. Revenez la semaine prochaine à la même heure. N’oubliez pas de me régler quatre-vingts euros à chaque séance. »

Lucien Perry s’empresse de descendre les escaliers. A peine la porte de l’immeuble franchie il est face à la large vitrine des « Mariées » de Lolita Lempicka. Il comprend très rapidement que la jeune femme entrevue du haut de la salle d’attente ne faisait qu’essayer une des dizaines de robes du luxueux établissement. Lucien Perry agit sur la poignée pour ouvrir la porte, un tintement de clochette retentit. L’espace du magasin est presque vide, seule une vendeuse vêtue tout de noir, mais pas n’importe quel noir, un noir profond issu d’un bâton d’encre de Chine. Il aurait fallu écrire « nouar » en quelque sorte pour en dire toute la profondeur. La vendeuse classe des rubans de tulle, selon leur largeur. Surprise elle lève doucement les yeux vers l’homme qui est entré, car il ne pénètre aucun homme dans le magasin, excepté le facteur qui craint toujours de se casser un ongle en baissant le bec de canne.

- « Monsieur ? » dit la vendeuse en appuyant discrètement son petit ventre sur le tiroir de la caisse, cachant ainsi sa main qui tourne délicatement la clef. Très hésitant et bredouillant mais voulant obtenir à coup sûr une réponse Lucien Perry. dit : « Pourriez vous s’il vous plait me donner le nom de la jeune femme venue il y a quelques minutes essayer une robe de mariée ? »

- « Impossible monsieur, je ne sais même pas qui vous êtes ! »

- « Comment ça impossible ? »

Sentant le ton monter et prise de peur la vendeuse cherche rapidement une issue.

- « Attendez, je suis désolée mais la jeune femme n’a pas laissé son nom, mais elle a retenu une robe où elle m’a fait épingler ses initiales. Est-ce que cela vous suffit ? D.M ».

Lucien Perry saute de joie, exécute avec maladresse une galipette sur le tapis sang et or. Il marche sur les mains, se retrouve face à la porte, fait tinter la clochette en sortant. Puis avec une certaine nervosité il rentre chez lui près de la place de la Nation. Il écrit une longue lettre qu’il glisse dans une enveloppe blanche. Il inscrit très lisiblement en lettres majuscules l’adresse du 15 rue Roland Garros suivi du code postal et de la ville. Persuadé et peut-être un peu naïf il affranchit et poste la lettre.

Quelques mois plus tard, D. Maideville et Lucien Perry se sont mariés. Lucien Perry présente toujours la météo mais sur une autre chaîne de télévision. Il se rend deux fois par semaine chez le docteur B. Les crises sont moins fortes et plus espacées. Allongé sur le divan il énonce et analyse un rêve…

« Dans le sud de la France je suis en compagnie d’Hubert Reeves, celui-ci m’invite à observer dans un télescope, il me précise qu’il s’agit d’une constellation classique, la Petite Ourse, avec les étoiles Kochab, Pherkad, Yildun et au final l’étoile Polaire. Je reconnais là une disposition qui ne m’est pas étrangère et lorsque j’observe les étoiles au lieu de voir des points qui scintillent je découvre des étoiles de mer… »

Interprétez je vous prie…interrompt l’analyste.

- « De mère si vous le souhaitez ? »

- « Continuez…Analysez »

- « Oui, j’ai déjà rencontré Hubert Reeves, il ressemble physiquement à mon grand père maternel… »

Long silence.

- « …dans la disposition des étoiles, je vois comme une surimpression, comment dire…des grains de beauté en forme de lentilles disséminés sur la jambe d’une femme…»

- « Quelle femme… quelles lentilles … quelles étoiles ? ».

Sur un ton à demi interrogatif l’analyste mit fin à la séance en se levant lentement.

Celle-ci est une autre histoire mais il est important de la connaître. Le Grand Pressigny mille deux cents cinquante six habitants. Village situé face au confluent de la Claise et de l’Aigronne avec son musée de la préhistoire abritant les plus importantes collections de silex, de haches, de pointes de flèches et de polissoirs. En juillet 1956, alors que la une de nombreux journaux titre presque chaque semaine des témoignages d’apparition de soucoupes volantes, Lucien alors âgé de neuf ans passe en compagnie de ses parents des vacances d’été chez ses grands parents maternels.

Son grand père Marc A. exerce les professions d’épicier et de photographe. Son activité principale et de développer puis de tirer sur papier les photos à partir des pellicules laissées par les clients tout au long de la semaine. Cette activité est ponctuée par quelques temps forts, les mariages, les communions, les photos de classes, les identités, et le passage du Tour de France. Il a boutique sur rue et laboratoire derrière la maison au fond du jardin.

La grand-mère Alida A. se déplace peu. Elle souffre de varices et elle consacre la plus grande partie de sa journée à la lecture et aux mots croisés. Elle était institutrice. Souvent elle s’assoupit légèrement, surtout l’été aux heures brûlantes. Le seul moment où l’on peut la voir debout c’est le matin elle fait les lits, la cuisine ou la lessive.

Quelque chose la distingue pour qui sait l’observer. Afin de retirer parfois un peu de sueur à son front elle porte l’extrémité de sa main droite au dessus des arcades sourcilières. Dans ce geste, elle amorce aussi le signe de la croix, expression de sa très grande dévotion religieuse.

Ces temps-ci grand’mère Alida trouve que son mari tousse plus que de coutume. Bien sûr il a connu la guerre, les gaz à Verdun. Mais de Verdun il n’en parle jamais.

Lucien ne voit pas les heures passer, il joue le matin dans la cour pavée près de la pompe à bras peinte et repeinte chaque année en vert anglais par son père, et cela toujours à la même époque. La pompe laisse couler un petit filet d’eau. Après le repas Lucien va aujourd’hui en toute liberté dans le grenier. Sa curiosité le pousse à casser un œuf de pigeon pour voir son contenu. Il quitte le grenier pour la cour. L’odeur très particulière des sels diffusée par les différents bains photographiques flotte dans l’air. Lucien joue avec les grosses bobines de métal noir, avec les bandes de papier jaune et rouge, jaune et vert, jaune et mauve de chez Kodak. Quatorze juillet est passé ainsi que le tour de France devant la mairie. Grand père Marc a pris quelques clichés des coureurs. Les commandes de photos sèchent dans la glaceuse mise sous tension, puis l’heure du dîner approche et réunit toute la famille. Comme chaque soir grand père se fait attendre il faut dire qu’à cette heure il redevient Marc A. le passionné d’astronomie. Il installe pour les premières heures de la nuit ses différentes lunettes d’observation sur des trépieds de bois.

Lucien découvre ses parents sous un autre jour. Son père qui travaille dans une banque a troqué son strict costume pour des vêtements légers et colorés. Il ne se rase plus. Cela déplait à sa belle-mère qui lui fait remarquer chaque matin au cours du petit déjeuner. La maman de Lucien elle, s’habille chaque jour d’une robe « bains de soleil » différente, elle prend le temps comme jadis quand elle était adolescente et vivait chez ses parents de tresser une natte avec ses cheveux. Cela plait beaucoup à son mari, mais il ne le dit pas.

Après le repas on attend presque chaque soir lorsque la luminosité du ciel le permet l’heure des observations. Grand’mère Alida qui n’a jamais eu goût pour l’astronomie part se coucher.

Lucien et grand père Marc descendent tous les deux les escaliers pendant que les parents de Lucien terminent la vaisselle avant de rejoindre leur chambre qui donne sur la cour. L’observation des étoiles commence dans un silence remarquable, surtout ne pas faire de bruit comme si celui-ci pouvait faire fuir les astres ! Les deux lunettes sont tournées vers le ciel. L’un des télescopes aux yeux de Lucien semble moins bien orienté que l’autre. Qu’importe il est debout sur un haut tabouret. L’œil rivé à l’oculaire, il a l’impression d’avoir de très grandes jambes.

Grand père Marc s’absente quelques secondes, il a oublié de fermer le robinet de la cuve destinée au rinçage des films négatifs. Lucien en profite pour incliner la tête et regarder dans la lunette de grand père. Pas d’étoiles, mais de gros points en forme de lentilles qui bougent et tremblent légèrement, puis une tresse verticale… et soudain une grande claque ! Lucien chute du tabouret. Il souffre de la tête et des jambes.

- « Alors petit salaud ! Je t’y prends à regarder ta mère se déshabiller ! »

Une deuxième claque tombe sur le visage de Lucien. Les deux trépieds sont renversés, les lunettes astronomiques tombent au sol.

Il crie, il pleure. Les parents de Lucien descendent dans la cour.

- « Voyez ce petit maladroit, je veux l’initier à l’astronomie et il n’est même pas foutu de rester dix minutes tranquille sur un tabouret ! » hurle le grand père Marc devant sa fille.

Lucien va se coucher. Ses parents retournent dans leur chambre. Grand père Marc ramasse ses trépieds et les lunettes avant de rejoindre grand’mère Alida qui sommeille déjà.

Le lendemain le père de Lucien acheta de la peinture vert anglais pour repeindre la pompe à eau comme chaque année. Sa mère revêtit une très belle robe « bains de soleil » différente de celle de la veille. Grand’mère termina un mots-croisés laissé inachevé tandis que grand père Marc réalisait quelques agrandissements dans son laboratoire. Lucien comme chaque matin jouait sur le pavé de la cour.