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SEMINAIRE 2025
ACCUEIL EN DIALOGUE
SEANCE 2
L’histoire d’Abou Sangare
Vendredi 23 mai 2025, 16-18h, La Halte Humanitaire Diderot, 164 Bd Diderot, 75012 Paris.
Mercredi 28 mai 2025, 15-20h, Ecole Normale Supérieure, 45 rue d’Ulm, 75005 Paris.
Ce séminaire est soutenu par la Fondation de France (lien), mis en œuvre par l’association Le Chêne et l’Hibiscus (lien), avec les équipes et les jeunes exilés de la Halte Humanitaire-Fondation Armée du Salut (lien), et l’encadrement de l’Ecole Normale Supérieure (lien).
Nous invitons de jeunes personnes en exil à la projection du film multi-primé L’histoire de Souleymane (2024), réalisé par Boris Lojkine et interprété par Abou Sangaré (lien).
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Le pitch : Tandis qu’il pédale dans les rues de Paris pour livrer des repas, Souleymane répète son histoire. Dans deux jours, il doit passer son entretien de demande d’asile, le sésame pour obtenir des papiers. Mais Souleymane n’est pas prêt.
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Nous souhaitons ainsi ouvrir un dialogue sur les conditions d’accueil aujourd’hui en France, avec les principaux concernés : les (non-)accueillis. La projection du film sera suivie d’une discussion avec l’ensemble de la salle, et d’un verre de l’amitié.
D’apparence simple (la projection d’un film), cette séance de séminaire a demandé un long temps de préparation. De l’idée d’abord proposée par Joëlle Naïm, à la rencontre effective, de nombreuses étapes se sont imposées.
L’idée était belle et simple : ce film intense, cet acteur magnifique pourraient nous mobiliser, eux et nous, les (non-)accueillants et les (non-)accueillis : ce film, nous avons souhaité qu’il ne soit pas seulement l’occasion de visibiliser des personnes exilées et précarisées, mais aussi l’occasion de les rencontrer, de nous rencontrer, eux et nous ; ce film, il nous a semblé impératif qu’il puisse s’adresser non seulement à celles et ceux qui se font livrer des repas mais aussi à celles et ceux qui les livrent ; ce film, nous avons pensé qu’il portait un regard respectueux sur leur vie, mais eux, qu’en penseraient-ils, comment le verraient-ils, s’y retrouveraient-ils ? Sont-ils tous Souleymane Sangaré ?
« Ce film a été fait pour tout le monde, pour les politiciens, pour les associations, pour les migrants sans papiers ou même avec des papiers » (Abou Sangaré).
Cette idée, que nous trouvions simple et belle, a d’emblée suscité un ensemble de questions – et surtout celle-ci : ce film n’est-il pas « trop dur » pour eux ? Il faut préciser : ce film n’est pas dur, c’est la réalité qu’il montre qui est dure, cette réalité que de très nombreuses personnes exilées connaissent trop bien ; ce film n’est pas dur mais réaliste : aucune violence n’est ajoutée par plaisir cinématographique – ce serait morbide mais justement, le film ne l’est à aucun moment. Si le film ajoutait une once de violence à la violence de l’exil, nous n’aurions pas voulu le montrer. La réalité est dure – faut-il la cacher, faut-il distraire les personnes qui la subissent pour qu’ils l’oublient ? Nous ne le pensons pas ; nous pensons que cette réalité est impossible à oublier – souvent, ils nous le disent : toujours, elle revient les hanter. Nous pensons que nous devons donc reconnaitre cette réalité, leur réalité, la reconnaître avec eux : les accompagner, y faire face, y résister.
Il n’en reste pas moins que voir ce film est une épreuve, pour nous, et, nous devions évidemment l’anticiper, ce serait peut-être une épreuve pour eux aussi – eux qui peut-être s’identifieraient à cet exilé qui vit leur vie sur grand écran. Sont-ils Abou Sangaré ? Oui – son histoire fait écho à la leur. Mais non – une des différences étant qu’après avoir tourné le film, l’acteur se présente sous les applaudissements dans une salle comble, émue, admirative, reconnaissante ; après avoir vu le film, les personnes exilées que nous invitons à la projection retourneront sous les ponts – pas de tapis rouge, pas d’applaudissement, pas même de visibilité ; ils se cachent au contraire, ils se cachent notamment de la police par peur d’être battus, expulsés, déportés. Deviendront-ils Abou Sangaré ? Pourront-ils ne plus avoir peur ? Ne plus être menacés ? Pourront-ils être accueillis ? Considérés ? (NB : après trois demandes infructueuse, et après le film, Abou Sangaré obtient un premier titre de séjour d'un an, bénéficiant de la « circulaire Valls » de 2012, permettant une régularisation par le travail. Alors qu’Abou Sangaré était sous OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français), le préfet avait sollicité un réexamen de sa situation « en raison du parcours d’intégration de l’intéressé » (lien)).
D’emblée s’est imposé à nous la nécessité d’accompagner la projection du film, en amont et en aval – il ne s’agissait pas seulement de projeter ces images, mais d’en faire le prétexte à nous rencontrer, à parler de ce que nous aurons vu ensemble.
Quelques jours avant la projection – et pour que chacun puisse choisir d’y participer ou non – une première rencontre a eu lieu dans les locaux de la Halte Humanitaire Diderot, accueil de jour dédié aux « jeunes en recours », majoritairement des jeunes d’Afrique Sub-Saharienne, qui cherchent à être reconnus et protégés en tant que « mineurs isolés », qui se sont vus refuser cette protection, qui ont déposé un recours et qui sont en attente de reconnaissance – pendant cette attente, souvent pendant près d’une année, ils ne bénéficient d’aucun accompagnement, n’étant reconnus ni comme mineurs relevant de l’ASE (Aide Sociale à l’Enfance), ni comme majeurs pouvant déposer une demande d’asile.
Nous nous sommes retrouvés dans la salle d’activité : entre 20 et 30 jeunes, plusieurs membres de l’équipe de la Halte Humanitaire (Sham, Mathilde, Mamadou), plusieurs membres de l’équipe du Chêne et l’Hibiscus (Marianna, Hinde, Dorothée), Monika Nouvelot (médiatrice scientifique à l’ENS, qui a rapidement présenté l’école au début de la rencontre), Hélène Aimard (qui enseigne le français à la Halte Humanitaire Rivoli et qui a organisé la même introduction pour ses élèves) et Joëlle Naïm (coorganisatrice).
Il s’agissait de présenter notre proposition : quelle est l’histoire d’Abou Sangaré, et qu’est-ce que L’histoire de Souleymane ?
Nous avons d’abord diffusé un son : la voix d’Abou Sangaré qui explique son parcours depuis le pays où il est né et où il a grandi, la Guinée, jusqu’au film dans lequel il a joué, comme joue un enfant… il raconte les mauvaises rencontres, mais aussi les bonnes rencontres : avec un militaire français, un maître de stage, une directrice de casting (lien). (NB : cet enregistrement est accompagné d’un montage vidéo montrant des scènes, notamment en Libye, et sur la méditerranée, que nous avons choisi de ne pas montrer – ces images sont violentes et n’ont pas de lien avec l’enjeu de notre rencontre).
Nous avons ensuite montré l’enregistrement d’Abou Sangaré à la remise du César de la révélation masculine. Il faut entendre la précision et la poésie portée par sa voix (lien) :
« De 2017 jusqu’en avril 2023, je n’avais presque plus de vie, je n’avais plus de vie, je vivais parmi les gens comme ça, juste être parmi eux, mais je ne me considérais pas maintenant comme un être humain puisque, vous savez, depuis que j’ai traversé la mer méditerranée jusqu’en avril 2023, j’ai connu tout, la misère, tout ce qui est la misère, tout ce qui est l’être humain, le bon comme le mauvais, j’ai connu. Je suis resté dans toute cette misère ; un jour, wop, je vois deux personnes qui se présentent en pleine journée, en me disant que, bah, écoute, Sangaré, on a une proposition de travail pour vous, si ça vous plaît, bah, on va faire ça ensemble. J’étais coincé à l’intérieur de moi, parce que déjà j’étais en prison, quand on n’a pas de solution de sortie, de vivre dehors comme on veut, on considère comme une prison …. Merci à vous pour votre intégration au sein de l’humanité » (Abou Sangaré, 50° cérémonie des Césars, Paris, le 28 février 2025).
Enfin, nous avons montré la bande annonce de L’histoire de Souleymane (lien).
Les jeunes ont applaudi, et les premières réactions, polyphoniques, ont été nettes : c’est notre histoire.
Un jeune homme nous fait remarquer que nous ne nous étions pas présenté.es – nous avions passé beaucoup de temps à rassembler le groupe, nous étions nombreux, et notre enjeu premier était de présenter Abou Sangaré et Souleymane Sangaré. Comment nous présenter, d’une façon pertinente ? Nous avons essayé, sûrement maladroitement.
Très vite – rappel à la réalité de leurs conditions de vie : les jeunes doivent partir pour arriver à temps à la distribution alimentaire – note à nous-mêmes : il ne faudra pas seulement quelques madeleines après la projection, mais un repas assez consistant…
Dans la précipitation des départs soudains, nous avons rassemblé les noms de ceux qui voulaient participer à la projection du mercredi d’après. Cette liste était indispensable pour « passer la sécurité » à l’entrée de l’ENS, Frédéric Worms ayant autorisé, à cette condition, que les pièces d’identité des jeunes ne soient pas vérifiées. En tant que directeur de l’Ecole, son soutien nous a été non seulement indispensable mais précieux. La salle Dusanne, la plus prestigieuse de l’Ecole, nous a été réservée. Il nous importait d’accueillir les jeunes en assumant le prestige de ce lieu, en écho à leur très fort désir de scolarité (désir mis en attente le temps de la procédure administrative reconnaissant (ou non) leur minorité).
Autre étape en amont : l’affiche. Nous avions repéré une photo d’Abou Sangaré que nous trouvions très belle (lien). Ayant demandé les droits d’utilisation de cette image pour notre affiche, nous avons reçu un devis de 200€ pour 2 affiches, « offre » que nous avons immédiatement déclinée : le décalage entre cette proposition, les conditions de travail des associations d’accueil des personnes en exil et les conditions de vie de ces personnes nous a semblé ingérable – étant entendu que, bien sûr, il faut payer les journalistes et photographes pour leur travail, et respecter les droits d’auteur… mais quand même… (NB : L’Histoire de Souleymane a été réalisé avec un budget « modeste » de 1,3 million d’euros (lien). Nous remercions la production pour nous avoir donné son accord pour la projection du film – sans toutefois mettre à notre disposition une copie du film). Joëlle Naïm, artiste, nous a offert un portrait qu’elle a dessiné spécifiquement pour notre affiche et je lui en suis particulièrement reconnaissante. Julien Fournigault, chargé de communication à l’ENS, a mis en page l’affiche. Monika Nouvelot a diffusé l’information de façon mesurée (pas de réseaux sociaux) afin de donner priorité aux jeunes en exil.
Le jour de la projection – finalement. Dix jeunes de la Halte Humanitaire Rivoli étaient présents, accompagnés par Hélène Aimard avec qui ils suivent des cours de Français. Dix-huits jeunes de Halte Humanitaire Diderot sont ensuite arrivés, accompagnés par les équipes de la FADS et du Chêne et l’Hibiscus. Amanullah Hejazi, travailleur social de FTDA, était présent pour répondre aux questions que pourraient avoir les jeunes concernant les procédures administratives mises en scène dans le film. Quelques invité.es se sont joint.es à nous, notamment des fidèles (que je remercie personnellement) du séminaire APP (Articulations Philosophie Psychanalyse) où sont mises au travail des questions d’exil et d’hospitalité depuis plusieurs années (lien).
Un premier groupe est arrivé de Rivoli, le deuxième groupe est arrivé de Diderot avec beaucoup de retard. Nous avons pris ce temps pour visiter les jardins de l’ENS, les jeunes se sont montrés enthousiastes et étonnés. Dès l’arrivée du groupe de Diderot, nous avons lancé la projection sans plus tarder.
Le film mélange le Français et le Peul, nous avons choisi de le projeter avec des sous-titres en français, pensant que cela faciliterait la compréhension de chacun.
La salle est restée très attentive et réactive à chaque instant.
Une respiration après la fin du film, une première personne prend la parole – parole d’une très grande justesse, portée par une très grande émotion. Ce n’était pas un divertissement, dit ce jeune homme, mais nous avons grandi grâce à ce film. C’est nous, dit-il, c’est notre histoire. C’est moi, c’est mon histoire. Comment dire la vérité ? Dans quel lieu ? A quelle personne ? Avec quels mots ? Nos mères sont des Dieux pour nous, comment dire la vérité : un Dieu est malade mental. Comment vivre sans nos mères ?… (NB : quand Souleymane dit la vérité à l’officier de l’OFPRA, il raconte l'histoire d'Abou : il raconte que sa mère est malade, malade mentale, et qu’il est parti de Guinée pour trouver des moyens de l’aider. Dans le bonus du DVD, on entend Abou Sangaré raconter sa propre histoire : Dieu existe mais moi mon premier Dieu d’abord sur cette terre, c’est ma maman ; si quelqu’un me dit : nan, quitte ta maman, viens faire ça, c’est toi, je dois te quitter, mais ma maman je ne la quitte pas pour toi […et pourtant] je pars, j’ai demandé à personne [pas même] ma maman ; j’ai fait au moins une année sans que ma famille ne sache où je suis parti […] ma maman, elle s’est inquiétée...) ? La salle tremble, les mots de ce jeune homme sont venus nous toucher profondément, leur justesse nous a bouleversé.es, ils ont porté jusqu’à nous le témoignage de la réalité de ce jeune homme – la vérité. Et quoi de plus juste pour une École que d’y faire résonner la vérité ? Il est impossible de transcrire ici ce qu’il s’est passé pour nous à ce moment-là. Nous avons grandi ensemble. Dans le respect. La gratitude. L’impuissance. Et la vie – malgré tout.
De nombreux jeunes prennent ensuite la parole. Comme portés par la nécessité de dire. De dire. Dire leur vie. Dire les menaces qui pèsent sur elle.
L’un demande : est-ce que c'est l’Europe ici ? On nous traite comme ça en Europe ? Un autre sait que la question est à prendre au sérieux, il répond : oui tu es arrivé en Europe ici. Faut-il entendre : non, l’Europe rêvée, désirée, fantasmée, projetée, l’Europe qui a servi de boussole au voyage, cette Europe n’est nulle par ailleurs.
Un jeune homme reste silencieux, concentré, il écrit, tout le temps de la discussion, il remplit une feuille à carreau, recto, verso, dans les marges...
Edgar Laloum, qui avait rencontré les jeunes exilés de la Halte Humanitaire Diderot lors de la première séance de notre séminaire (lien), a dénoncé le scandale, la honte, la nécessité de faire quelque chose. Il dit la réalité : ces enfants dorment à la rue. Le dire ainsi, nettement, ne fait-il pas entendre autre chose que lorsqu’on parle administrativement de « jeunes en recours » – comme si dire la chose était plus difficile que de la faire subir ? C’est la même réalité, mais les mots mobilisent autrement : ils obligent. Et, rappelons-le, cette situation n’est pas seulement une honte : elle est illégale (lien). Benjamin Cagan, chef de service de la Halte Humanitaire Diderot rappelle comment plusieurs acteurs se mobilisent, parfois collectivement, en faveur du respect des droits, et en l’occurrence en faveur de l’accueil des enfants (voir notamment ce travail).
Restent que ces jeunes sont exclus, laissés en errance.
L’accueil ne peut être mobilisé qu’à plusieurs échelles, grandes et petites, aucune n’est suffisante, toutes sont donc nécessaires – qui pour faire respecter la loi, qui pour héberger, qui pour organiser un accueil de jour, un accueil de nuit, une distribution alimentaire, qui pour accueillir la force et l’impuissance ? Tel Souleymane, tel Abou, chacun de ces jeunes se cogne contre les murs, tombe, se relève, se cogne encore, court, s’essouffle, pédale, négocie, se bat, résiste, essaye ici et là et là et là et là encore, se faufile entre les voitures, se glisse dans l’entrebâillement d’une porte, esquive, insiste – jusqu’à trouver la faille par laquelle traverser les murs, peut-être – chaque instant constamment porté par la vérité, inexorable : vivre encore.
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Le plus important n’est pas écrit ici.
Cette rencontre est impossible à résumer.
Reste qu’elle nous oblige.
Nous oblige à au moins autant de dignité qu’en démontrent tous les Sangaré.
Dorothée Legrand, Paris, le 30 mai 2025.