L'Ascension de l' "Aube ", le 14 Juillet 1910 à Troyes

LES FETES POPULAIRES

Sur le boulevard Gambetta

Le Petit Troyen,

du 15 juillet 1910.


Une fête populaire, une fête , nationale saurait-elle se passer d'aéronautes ? Non, répondons : Non !

A notre époque, où les aérostats les plus divers : Monoplans, bi-plans, ballons dirigeables ou non, appareils d'aviation s'essaient journellement et tiennent l'attention générale, n'est-il pas tout indiqué que l'antique nacelle d'osier suspendue au-dessous d'une sphère d'étoffe gonflée de gaz hydrogène, ait sa place au grand soleil des réjouissances publiques ?

Hier matin, donc, une épaisse muraille humaine encerclait l'esplanade du Lycée et les spectateurs multipliés, qui la composaient, suivaient d'un regard attentif les préparatifs du ballon l'Aube appartenant au " Club aéronautique de l'Aube ".

L'aimable courtoisie de M. H. Joanneton, président du Club nous facilita de noter, tout de suite, que cette ascension allait être dirigée par M. Darsonval qui a son brevet de pilote conquis au régiment où il fut caporal aérostier.

M. Darsonval emmenait comme passagers Mme Darsonval-Rousselot, sa mère et M. Edouard Héberlin, homme de lettres, publiciste à Paris.

Après un baiser d'adieu donné gaiement à Mme Darsonval par une personne qui pourrait bien être sa propre fille, Le lâchez tout prononcé par M. Protat du " Club-Aéronautique " l'on vit l'Aube s'enlever avec une sage lenteur, majestueusement et se diriger vers le sud-ouest.

Les courants somnolent. Si dans les régions supérieures notre ballon n'est pas entraîné par un souffle plus actif, peut-être le voyage se terminera-t-il plus tôt que ne le souhaitent ses voyageurs.

En effet ayant traversé des vapeurs et une condensation s'étant produite, l'Aube fait escale près du cimetière de Saint-André (les Vergers). Il est 10 h. 53, Mme Darsonval étant descendue, le ballon repart pour venir atterrir à Saint-Léger, à midi 25, après avoir atteint l'altitude de 2.200 mètres.

Nos aéronautes tombent en pleine fête nationale et sont reçus avec la plus grande cordialité.

Pendant ce temps la place qu'ils avaient quittée le matin reçoit la circulation de toute une multitude en joie. Les terrasses des cafés regorgent de monde. Les drapeaux éclairent les fenêtres de la flambée des trois couleurs. La Caisse d'Epargne est abondamment pavoisée. Le Lycée est également très décoré. Les chevaux de bois sont littéralement envahis. Les tirs se sentent des mouvements de troupe du matin? Le sucre d'orge, le pain d'épice, les frites sont représentés. Ils font florès. Des courses à pied et à bicyclettes ont lieu sur l'esplanade. Elles étaient menées par les jeunes gens de la Patriote.

C'était une heureuse idée du Comité d'organisation d'avoir le concours de cette société de gymnastique.

Cette partie des fêtes a commencé vers trois heures par des exercices gymniques particulièrement réussis malgré un soleil torride; une foule nombreuse se pressait autour de l'emplacement réservé.

Les mouvements d'ensemble imposés pour le concours de Beaune furent chaleureusement applaudis, ainsi, d'ailleurs, que les exercices effectués aux agrès : barre fixe, simultané aux barres parallèles et saut à la perche.

Pour clore, des courses eurent lieu : Course à pied réservée aux gymnastes de la " Patriote ". - 1. Millot, 5 fr.; 2. Poirier, 4 fr.; 3. Hermant, 3 fr.; 4. Lerat, 2 fr.; 5. François, 1 fr.

Course à pieds de midinettes. - 1. Tabouret Lucie, 10 fr.; 2. Chevrier Juliette, 8 fr.; 3. Bauser Louise, 6 fr.; 4. Bataillon Georgette, 4 fr.; 5. Saget Germaine, 2 fr.

Courses vélocipédiques. - 1. Thévenin, 5 fr.; 2. Bruneclair, 4 fr. ; 3. Pierron, 3 fr.; 4. Hassner, 2 fr.; 5. Keslick, 1 fr.

Une dizaine de coureurs étaient engagés.

Tous les excercices sont entrecoupés par des morceaux exécutés par " La Dragonnne ", société de tropettes et " La Saint-Hubert ", trompes de chasse.

Malgré les difficultés du service d'ordre, aucun accident ne s'est produit.

Demain continuation de la fête et tirage de la tombola de " La Patriote " à 3 heures du soir.


Le Petit Troyen,

du 18 juillet 1910.


Jeudi dernier, dès 5 heures du matin, les préparatifs de gonflement du ballon l'Aube, étaient commencés, sur le mail du Lycée prendre part M. Léon Darsonval, pilote, Mme Darsonval-Rousselot, sa mère, et moi.

Le temps semblait nous réserver toutes ses faveurs. Le ciel s'était mis en fête; seul le vent boudait. A peine un souffle léger faisait-il osciller les drapeaux que n'avait pas ménagés une municipalité soucieuse du décor de la capitale de toutes les Champagnes.

Grâce à l'obligeance coutumière du personnel de l'usine à gaz, au dévouement plein d'attention de l'aimable président des sympathiques pilotes et membres de l'Aé. C. A., qui n'ont pas hésité à faire le sacrifice de leur matinée pour se mettre à notre entière disposition, gonflement et arrimage étaient achevés vers 10 h. 25. L'équilibrage, effectué aussitôt, n'accusa, par suite du poids élevé des passagers, qu'une force ascensionnelle assez minime, ce qui nous contraignit à abandonner l'ancre, pour la remplacer par du lest.

Enfin, à 10 h. 35, M. Protat fait lever les mains et l'Aube s'élève lentement, au milieu d'une foule attentive, en prenant la direction du sud-ouest.

Notre passagère admire avec nous le plan en relief tout jalonné d'églises, qui s'étale à nos pieds. Nous atteignons 800 mètres et tout semble marcher à souhait quand " soudain de l'horizon accourt avec furie "... un nuage dans lequel nous disparaissons avec 'illusion d'une solitude encore plus grande, maintenant que le ballon lui-même est devenu invisible. La température qui était à terre de 25°, s'abaisse ici à 15°. Mme Darsonval en est presque à regretter l'absence de fourrures. Pour nous réchauffer et un peu aussi par discrétion, puisque nous sommes cachés aux yeux des autres mortels, nous profitons de cet instant pour déboucher, à 10 h. 45, l'une des deux champenoises dont nous avions garni nos soutes, en prévision d'un voyage de longue haleine. Le bouchon saute, la mousse se répand et nous buvons, faute de coupes, quelques gobelets, tout en constatant que nous sommes à 1.110 mètres et que le froid et l'humidité s'accentuent : une impression de bords de la Seine, dans les brouillards de décembre.

Mais, soudain, la banderole que j'avais attachée à une suspente pour nous servir de statoscope monte vers le cercle et danse au-dessus de nos têtes un étourdissant cake-walk Pas de doute : c'est la dégringolade !

Elle est rapide malgré notre jet répété de lest. A 10 heures 53, nous ne sommes plus qu'à 500 mètres. Nous lâchons le guide-rope et trois minutes plus tard, après un léger coup de soupapa rendu nécessaire par un courant inférieur assez rapide qui nous entraîne vers le cimetière de Saint-André, nous prenons contact avec la terre à moins de cinquante mètres du mur d'enceinte.

Le ballon est devenu flasque; les 30 kilos de lest qui nous restent ne nous permettent pas de continuer le voyage à trois personnes. Mme Darsonval se résigne donc, non sans regret, à nous quitter. Mais nous pouvons repartir à deux. Nous prenons environ 40 à 50 kilos de terre en guise de lest et débouchons, avant la séparation, la deuxième bouteille de champagne que nous partageons gaiement avec les habitants accourus à notre aide.

Le pesage est ensuite rapidement effectué et nous abandonnons à contre-cœur ce qui nous restait de sable à la descente; M. Darsonval décide alors de laisser le guide-rope que nous confions aux bons soins des personnes présentes, et, à 11 heures 12, nous repartons à la conquête de la lune et des étoiles, en franchissant le cimetière pour prendre la direction de Saint-Pouange.

Mais l'Aube s'élève trop lentement. Quelques poignées de lest nous conduisent progressivement de 250 à 1.300 mètres. A ce moment, nous jouissons de l'admirable spectacle de la mer de nuages. L'air est pur : au-dessous de nous, nous distinguons très nettement la terre, mais dans un périmètre restreint, tandis qu'une couronne ininterrompue de nuages aux formes fantastiques de cimes neigeuses étincelantes sous un soleil radieux s'étend au-delà jusqu'à l'horizon.

Nous montons toujours. Phébus ayant malgré le froid relatif dilaté notre gaz qui remplit entièrement l'enveloppe : nous atteignons successivement 1.500 mètres à 11 h. 44, 1.800 mètres à 11 h. 50, 2.000 mètres, à 11 h. 53, 2.200 mètres, à 11 h. 58. C'est le point culminant de notre ascension. En même temps que midi sonne au clocher de Saint-Germain, nous entendons, dans la direction de Troyes le fracas du bombardement aussi acharné qu'inoffensifs auquel se livrent nos artilleurs nouvellement installés.

Après quelques minutes de stationnement à cette altitude commence, vers midi 5, une descente qui sera cette fois irrémédiable, les 30 kilos de lest qui nous restent devant tout juste suffire à modérer notre allure. Nous descendons de 2.000 mètres en 15 minutes et, à midi 25, nous tombons comme un bolide dans les bras des sympathiques sapeurs-pompiers de Saint-Léger qui avaient quitté en toute hâte la salle de banquet pour venir nous recevoir officiellement. MM. Montagne Eugène, maire, Gérard, adjoint et Cuisin Clerc, conseiller municipal et lieutenant de la subdivision des sapeurs-pompiers nous ménagent un accueil dont nous garderons un souvenir aussi reconnaissant que durable.

Le ballon, replié avec l'aide de tous ces braves gens, est chargé sur une voiture qui doit le ramener en ville puis, nous faisons au pays une entrée digne de conquérants du pôle.

C'est dans la voiture de M. Gérard, l'aimable châtelain de Cervets, et directeur du Cinéma Pathé, que nous rentrons à Troyes, en fiers détenteurs d'un record de distance !

Edouard Herbelin,

Publiciste