9 - L'Aéronautique dans le département de l'Aube (1936)
9 - L'Aéronautique dans le département de l'Aube (1936)
VIEILLES TIGES
ET AVIATEURS DE CARRIERE
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Qui coetum ascenderunt victores, illos
quidem veteres admirari debemus
QUELQUES-UNS de nos compatriotes qui se classent parmi « les vieilles tiges » furent obligés, par leurs fonctions, de se tenir éloignés de nos sociétés locales d’aéronautique (1).
Ces aviateurs des temps héroïques, honorèrent tout particulièrement, par leurs exploits, l’aviation française, et le département de l’Aube doit, à juste titre, être fier de leur passé.
Pierre Daucourt, naquit à Troyes le 9 avril 1879. En 1911, il réalise deux raids : 1° Orléans-Issy-Pontlevoy et retour (170 km. 2 fois) ; 2° Orléans-Paris (130 km. en 1h. 16mn.), gagne le prix Champvallin de l’Aéro-Club du centre. Lauréat du prix des escales. Remporte, le 6 octobre 1912, la coupe Pommery par la traversée de toute la France(Valenciennes-Biarritz, 850 km.). – Le 29 septembre 1912, il boucle 7 fois le Circuit de Paris (750 km.) et s’adjuge le prix du Conseil Général. – Le 16 avril 1913, il remporte de nouveau la Coupe Pommery par son raid Paris-Berlin (900km.) sur monoplan Borel, après un voyage de 12 h. 03. – Le 25 mai 1913, notre compatriote part de Châteaufort près de Paris et gagne Marseille dans la journée, toujours sur monoplan Borel-Gnôme 50 CV. Il remporte plusieurs numéros du journal Le Matin imprimés dans la nuit. Ayant quitté Paris à 6 h. 45 du matin il atterrit à 6 h. 55 du soir à Marseille.
Le lieutenant Pierre Daucourt, Chevalier de la Légion d’Honneur, fut un remarquable pilote de guerre. Le 7 décembre 1916, il recevait des mains de M. Deutsch de la Meurthe, la Grande Médaille d’Or de l’Aéro-Club de France.
Le général Gérard, de nos jours, commandant la 2e région aérienne de Paris, ancien Saint-Cyrien, naquit à Troyes le 20 octobre 1877 et accomplit ses études au Lycée de Troyes (1889-1898), sous-lieutenant et lieutenant au 5e régiment d’infanterie à Beauvais (1900-1902), il entre dans l’aviation en décembre en décembre 1911. Breveté pilote de l’A.C.F. (n°851), sur Blériot et breveté militaire (n° 151), sur Caudron, il commande, en juin, comme capitaine, le Centre du Crotoy.
Pendant la guerre, le général Gérard commande, comme capitaine, l’escadrille C 39 (Belgique, Marne), puis l’escadrille C 17 (Lorraine). Il passe ensuite, du 25 mars 1915 au 1er septembre 1918, au commandement de l’Aéronautique de la VIe Armée (Aisne, bataille de la Somme, Chemin des Dames et deuxième bataille de la Marne) ; en septembre 1918, il est affecté comme commandant de l’Aéronautique du groupe d’Armées Maistre (batailles de Champagne et des Ardennes 1918).
En 1919, le général Gérard, toujours commandant, est placé à la tête des Armées alliées en Orient, à Constantinople ; en 1920, on le retrouve à l’Etat-Major de l’Armée Tchéco-Slovaque, comme instructeur de l’aviation.
Lieutenant-Colonel commandant le 12e régiment d’aviation à Neustadt (Rhénanie), il passe, en 1923, colonel commandant de la 3e brigade mixte aérienne de Dijon.
Général de brigade en 1928, il commande l’Aéronautique de l’Armée du Rhin à Mayence ; en 1930, il est placé à la tête de la 3e Division aériennee Tours, et, en 1931, à celle de la 1re Division.
Général de division le 1er mai 1933, notre compatriote est nommé général de C. A., à la 1re Région aérienne de Metz ; Directeur du matériel aérien militaire au Ministère de l’Air, en 1935, puis Commandant de la 2e région aérienne à Paris, en 1936.
Le général Gérard est Commandeur de la Légion d’Honneur, depuis 1925, et titulaire de huit citations à l’Armée, dont deux T. O. E.
Le colonel Marcel Boucher, bien que natif de Senlis, en 1885, est un ancien élève du Lycée de Troyes, puis, de l’Ecole Saint-Cyr, Sous-lieutenant en 1906, au 24e Régiment d’infanterie coloniale, lieutenant en 1908, il entre dans l’aviation, à Versailles, le 11 avril 1911. Breveté militaire sur Blériot, le 11 octobre 1911, nous trouverons le lieutenant Boucher, pilote à la Bl. 10 (Alsace), en août 1914, puis à la Bl. 18 (Vosges-Meuse). Il commande, comme capitaine, l’escadrille n° 38 (Morane Parasol) en Champagne (février 1915).
Le capitaine Boucher prend part aux attaques de Champagne (sept. 1915) ; en Belgique, (mai 1916), où il commanda l’aéronautique du 10e C. A. ; dans la Somme (juill. et nov. 1916) ; dans l’Oise, (janv.-Février 1917) ; Détaché à l’Etat-Major Général du Directeur de l’Aéronautique (février-mars 1917) ; Commandant l’Aéronautique de la IVe Armée (mars 1917) ; prend part à l’attaque des Monts (avril 1917) ; est nommé Commandant à T.T. (27 mai 1917).
Le commandant Boucher qui participe aux attaques de juillet 1917, à la défense de mai 1918 et à celle de juillet 1918, est nommé commandant, à titre définitif, le 24 septembre 1918, et en cette qualité, il assiste aux attaques de Suippes à Aisne (septembre 1918) et à celles de l’Aisne à Meuse ‘novembre 1918).
Il est nommé lieutenant-colonel le 25 décembre 1925 et colonel le 25 septembre 1934.
Le colonel Boucher qui est actuellement en disponibilité, est titulaire de quatre citations à l’O. A. ; il est, en outre, Commandeur de la Légion d’Honneur.
Le lieutenant-colonel Prot naquit à Châlons-sur-Marne, le 24 avril 1881. Son père, le général Prot, dont la famille (branche maternelle) est originaire d’Amance (Aube), vint, étant en retraite, habiter ce village dont il fut maire.
Le lieutenant-colonel Prot, actuellement en congé du personnel navigant, est un ancien élève du Lycée de Reims et plus tard, de l’Ecole Militaire de Saint-Maixent ; il fut promu sous-lieutenant le 1er avril 1908, au 26e R. I.
Aux manoeuvres de Villersexel, en 1911, le lieutenant Prot est observateur sur Bréguet 50 HP, puis, avec Védrines, sur Breguet 100 HP.
Pilote aviateur en 1912, breveté de l’A.C.F. (n° 869), breveté pilote militaire d’avion (n° 169) et breveté pilote d’aérostat n° 311, il est affecté, en septembre 1912, à l’escadrille M.F. 16 à Saint-Cyr, puis à Mourmelon en 1914, et part à Verdun, pour la guerre, avec cette escadrille. Capitaine, il prendra, en avril 1915, le commandement de l’escadrille M.F. 52, à Hondschoote. Nous le retrouvons en janvier 1916, à l’escadrille de Corfou qui part, dans le courant de la même année, pour le front de Salonique.
Adjoint technique de l’Aéronautique de l’Armée serbe, en janvier 1917, puis, en janvier 1918, adjoint technique du commandant du groupe de bombardement n° 2, à Vaucouleurs, le capitaine Prot, passe commandant du G.B. 51 (groupe de nuit) en septembre 1918,à Villeneuve-les-Vertus.
Enfin, il commande, en 1923, le 11e R.A., à Metz, où il passe lieutenant-colonel, en 1932.
Le lieutenant-colonel Prot est officier de la Légion d’Honneur, titulaire de quatre citations, dont trois à l’Armée et une, à la Division. Décoré de la Croix de guerre française, belge et serbe, il est en outre officier de l’Aigle blanc de Serbie.
Notons que le général Gérard, le colonel Boucher et le lieutenant-colonel Prot furent des pilotes militaires de la première heure ; alors qu’ils étaient respectivement capitaine et lieutenants, nous trouverons trace de leur passage en avion dans le département de l’Aube, au chapitre « Aviation », dans « Une belle nichée d’oiseaux de France ».
D’autres enfants de l’Aube trouvèrent leur voie dans l’aviation, dès le début et au cours de la Grande Guerre. Ainsi, le pilote Maillet, qui fut instructeur dans l’armée japonaise et dans celle d’Abyssinie.
Le lieutenant-colonel Léon Laurent, né à Troyes le 22 mars 1885, ancien élève de l’Ecole Saint-Maixent, est nommé sous-lieutenant en 1910, lieutenant en 1912, capitaine en 1915, commandant en 1925, lieutenant-colonel le 25 mars 1933 ; cet officier commande de nos jours, la base aérienne 131 à Tours.
Le lieutenant-colonel Laurent, qui fut pendant un certain temps affecté au Ministère de l’Air, est officier de la Légion d’Honneur depuis 1935 et titulaire de plusieurs citations.
Le commandant Pierre Rousselet, en instance d’être nommé lieutenant-colonel est né à Ramerupt (Aube), le 30 avril 1893.
Cet officier supérieur est actuellement chef d’Etat-Major du Général Inspecteur de l’Aviation de la Défense métropolitaine.
Le commandant Rousselet a fait une partie de ses études au Lycée de Troyes où il a préparé Saint-Cyr (1911-1912). Entré à l’école, il en sort sous-lieutenant en 1914, passe lieutenant en 1916, capitaine en 1919 et commandant en 1929.
Le commandant Rousselet a successivement appartenu, pendant la guerre, comme pilote à l’escadrille F 586 (Armée d’Orient) et à la Br 107, (groupe de bombardement n°3).
S’il fut un brillant pilote il se distingua également, avec éclat, comme commandant de l’escadrille Br 134, (groupe de bombardement n° 4).
Le commandant Rousselet est officier de la Légion d’Honneur, depuis 1935, et titulaire de plusieurs citations.
Le commandant Jacques Ardouin-Dumazet, dont la famille, branche maternelle, est originaire de Brillecourt (Aube), naquit à Angoulême (Charente), le 16 décembre 1886. Le commandant Ardouin-Dumazet est un ancien élève du Collège de Bar-sur-Aube et ses parents demeurent à Arsonval (Aube).
Cet officier débuta dans l’artillerie, en 1907. Sous-lieutenant en 1911, Lieutenant en 1913, il passe capitaine à T. T. (16 novembre 1916), à T. D. (25 mars 1919), et commandant (septembre 1926). Il sera promu lieutenant-colonel, en mars 1936.
Le commandant Ardouin, ingénieur diplômé de l’Ecole supérieur d’aéronautique, est actuellement attaché à l’Etat-Major Général de l’Armée de l’Air.
Observateur dans l’aéronautique en 1912 ; pilote en 1915 (Brevet civil, n° 1.792, brevet militaire, n° 890 ; commandant d’escadrille, à Nancy (janvier 1916), le commandant Ardouin retourne, pour raison de santé, dans l’artillerie. En 1919, il rentre dans l’aéronautique et accomplit plusieurs missions très importantes en Turquie, en Syrie, en Pologne et au Maroc. Le commandant Ardouin-Dumazet est officier de la Légion d’Honneur et titulaire de cinq citations.
Le commandant Roger Delaître, né à Troyes, le 20 janvier 1893, sort du rang. Il est actuellement affecté au Centre d’essais du Matériel aéronautique. Le commandant Delaître fut un remarquable pilote de guerre ; il passe sous-lieutenant en 1917, lieutenant en 1918, capitaine en 1924 et commandant en 1932.
Le commandant Delaître, qui est officier de la Légion d’Honneur et titulaire de plusieurs citations, prit une part effective à la Croisière Africaine, pendant l’hiver 1933-1934 (escadre du général Vuillemin).
Le capitaine de corvette, Marc Bernard, dont la famille est originaire de Bossancourt (Aube), accomplit, le premier, comme lieutenant de vaisseau et pilote sur hydravion Lioré-Olivier, le raid, aller et retour, France-Madagascar. Ce raid fameux eut lieu au cours de l’hiver 1926-27, et le départ, le 12 octobre 1926.
Le capitaine de corvette Bernard est officier de la Légion d’Honneur et titulaire de plusieurs citations.
Le capitaine René Moguet, actuellement sur le tableau d’avancement pour le grade de commandant, est né à Buchères (Aube), le 13 mai 1896. Sorti du rang, il passe sous-lieutenant, en 1917, lieutenant, en 1919, capitaine, en 1927. Le capitaine Moguet, qui est pilote d’avion (n° 19031), depuis le 25 mai 1921, avait été breveté observateur en avion (n° 429), en 1919 ; il est actuellement affecté à la 22e escadre aérienne à Chartres.
Cet officier fut grièvement blessé, dans la nuit du 13 au 14 juin 1935, au cours d’un accident d’avion ; le quadrimoteur Lé O 206 qu’il montait ayant heurté un pylône électrique en bordure du terrain de Reims, le pilote fut tué. Antérieurement, dans la nuit du 3 au 4 mai 1935, le capitaine Moguet, sur un appareil du même type, fut accroché, en plein vol, par un avion de Villacoublay. Le personnel et le matériel furent sauvés.
A la suite de l’accident de Reims, le capitaine Moguet fut cité à l’ordre de l’Air. (Ordre n° 2). L’accrochage valut à notre compatriote une citation à l’ordre de la 2e Région aérienne (ordre n° 32), les félicitations du Ministre de l’Air et la remise immédiat en pour titres exceptionnels, de la Croix d’officier de la Légion d’Honneur pour laquelle il avait été précédemment inscrit au tableau.
Le capitaine Moguet fut blessé cinq fois, dont deux fois en service aérien commandé. Il est titulaire de quatre citations de guerre dans l’infanterie, une citation à l’Armée de l’Air et une citation à la Région aérienne.
L’adjudant-chef Césaire Benoit, chevalier de la Légion d’Honneur, est né à Sommeval (Aube). Breveté pilote pendant la guerre en 1917, il participa à la campagne de Pologne (1919) et de Syrie (1928-30). L’adjudant Benoît fut longtemps affecté à l’aérodrome militaire de la Belle-Idée (Romilly).
Le 2 octobre 1923, l’adjudant Benoît, en service commandé, était grièvement brûlé, avec son mécanicien, alors que son avion en flammes s’écrasait sur le territoire de Sommeval.
Rappellerai-je enfin que le département de l’Aube, pendant la guerre, fournit un important contingent de pilotes de chasse, de reconnaissance
et de bombardement. Y ajouterai-je encore les observateurs, mitrailleurs, radios et mécanos. Tous ont droit à la profonde reconnaissance de la Patrie qu’ils ont héroïquement servie. Je m’excuse de ne pouvoir citer ici le nom de chacun d’eux, tant j’ai souci de ne pas commettre d’omission.
La vie de tous ces hommes de l’air est un exemple, aussi pouvons-nous souhaiter que leur souvenir demeure profondément gravé dans la mémoire des futures générations auboises qui sauront, à n’en pas douter, puiser de grandes vertus dans la tranquille audace de ces aînés.
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(1) On entend par " vieilles tiges ", les pilotes aviateurs brevetés avant la guerre de 1914-1915.
ALBERT BOIVIN (1)
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DES le Circuit de l'Est, notre compatriote Boivin part pour Bétheny, chez Hanriot, afin d'y faire son apprentissage de pilote. En septembre 1910, il accomplit déjà quelques vols. Son brevet passé, (n° 248), Albert Boivin prend ses dispositions pour regagner Troyes en avion, malheureusement son moteur prend feu au départ, et son appareil est entièrement détruit (2).
Non découragé, il ramène à Troyes ces glorieux débris, et, avec les conseils éclairés de M. Joanneton, Ingénieur E.C.P., et de Tubach son mécanicien, il remet sur pied un nouvel appareil après plusieurs mois d'un travail bien difficultueux.
Boivin fait ensuite transporter son Hanriot à l'Aérodrome de Pont-Hubert pour y effectuer les premiers essais de vol. Cet appareil est garé dans le hangar construit à l'extrémité sud-est du terrain.
Tous les jours le moteur ronronne, et le dimanche c'est la promenade favorite des Troyens venant visiter le sympathique pilote, son avion et son fidèle mécano.
Volera ! volera pas ! prétendant les malintentionnés ! Mais après l'incident de l'aéronaute Godard : partira ! partira pas ! comment voulez-vous prendre au sérieux les critiques de la foule ? Mon Dieu ! qu'elle est donc exigeante !
Boivin ne se démonte pas pour cela. Il se rend facilement compte que sur ce terrain par trop exigu, il n'arrivera jamais à mettre au point son appareil. Et puis, les arbres de la route Troyes-Brienne, très proches de l'aérodrome, sont un obstacle vraiment sérieux à franchir. Il fait donc conduire son avion à l'aérodrome de Saint-Lyé (3).
Le samedi 26 août 1911, Boivin réussit à prendre son vol et s'élève à une hauteur de 150 mètres environ, parcourant une distance de 5 kilomètres.
Le lendemain, il exécute trois vols à la même hauteur, se dirige vers Saint-Lyé et Riancey pour descendre ensuite, devant le hangar, dans un superbe vol plané. A deux reprises différentes l'aviateur prendra le départ pour boucler l'aérodrome, puis il ira surplomber Grange-L'Evêque.
Après cinq jours d'entrainement seulement, notre camarade réalise, le 29 août, une remarquable performance qui le classe désormais parmi les aviateurs s'étant échappés de l'enceinte de l'aérodrome. Il s'envole, cette fois, pour un parcours plus long, et à tire d'aile gagne Romilly-sur-Seine, atterrissant sur l'emplacement actuel de l'aérodrome militaire. Il effectue ce parcours en vingt minutes, à 9 h. 1/4 du matin.
Fêté par les habitants, une aimable personne lui remet une gerbe de fleurs, et dans la soirée, boivin reprend son vol vers Saint-Lyé pour se poser, à 4 h. 1/2, devant le hangar.
Mais le 31 août, après avoir bouclé trois fois l'aérodrome, Boivin s'en écarte, évoluant à faible hauteur vers le N.-O.
Il se trouve à environ trois kilomètres du hangar. A un certain moment, son moteur faiblit. Le fuselage arrière heurte la cime des sapins, son avion pique violemment du nez et s'écrase sur le sol, l'hélice et l'appareil sont entièrement brisés. Boivin est blessé, mais peu grièvement.
Derechef il remet en chantier la construction de son avion, mais la guerre survient, et avec elle c'est l'abandon des meilleurs projets !...
Si la carrière de l'aviateur Albert Boivin fut relativement courte, notre ami a néanmoins le mérite, malgré l'adversité qui s'attachait à ses pas, d'avoir pu réaliser quelques vols qui sont certainement méritoires à une époque où l'aviation présentait les plus graves dangers.
La pratique de l'aviation occasionnait alors de grosses dépenses, et le pilote, qui cassait du bois, éprouvait de grandes difficultés pour la remise en état de l'appareil, si son budget était limité.
Nous devons donc féliciter chaleureusement le pilote aviateur Boivin dont la ténacité et le courage vraiment dignes d'éloges, lui permirent de voler quand même !
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(1) Alors que cet ouvrage est à l'impression nous apprenons le décès de notre camarade Boivin, survenu le 6 février 1936.
(2) Cet avion fut offert au pilote Boivin par M. Joanneton.
(3) Les travaux d'installation de cet aérodrome furent terminés au début de mars 1911.
SUZANNE BERNARD
Nous te donnerons mieux qu'un triste mausolée;
Nous voulons réjouir ton coeur et ton regard,
Quand, des hauteurs du ciel, légère, heureuse, ailée.
Tu verras s'envoler le " Suzanne-Bernard "
Suzanne BERNARD
à l'aérodrome de Villesauvage (Etampes)
CETTE jeune Troyenne, Suzanne Bernard, qui, pour la première fois, devait inscrire un nom de femme au martyrologue de notre aviation nationale avait, nous l'avons vu, reçu le baptême de l'air, le 2 juillet 1911, à bord du ballon l'Aube, aussi ne tardait-elle pas de partir pour l'aérodrome de Villesauvage (Etampes), afin d'y passer son brevet de pilote-aviatrice.
D'une intrépidité sans limite, elle conduisit bientôt son appareil avec grande habileté.
La dernière fois que Suzanne Bernard nous rendit visite à Troyes, ce fut en février 1912. Elle état toute radieuse à la pensée de subir prochainement les trois épreuves de son brevet de pilote. De plus, une firme ne l'avait-elle pas déjà sollicitée pour aller en Amérique donner des exhibitions, aussi ma proposait-elle, en souvenir de notre randonnée, à bord de l'Aube, de l'accompagner sur son avion, au Havre, où elle devait s'embarquer pour le Nouveau Monde.
Malheureusement ces projets ne purent se réaliser, car le 10 mars à midi, les journaux publiaient en ville la dépêche suivante : " Mademoiselle Suzanne Bernard, âgée de 19 ans, qui tentait ce matin les épreuves de hauteur pour l'obtention de son brevet de pilote, a fait avec son biplan une chute de soixante mètres. Son état est désespéré. "
Au lendemain de la mort de Suzanne Bernard un grand journal de Paris publiait cette magnifique prose écrite par Lucien Millevoye.
MARTYRS DE L'IDEAL.
Ce ne sont plus seulement les jeunes Français qui tombent au champ d'honneur. La mort de Melle Suzanne Bernard à l'aérodrome de Villesauvage est l'un des incidents les plus émouvants de la tragique histoire de notre aviation nationale. Elle est profondément attristante et pourtant suggestive, car si elle inspire le douloureux regret d'une témérité cruelle, elle nous montre quel souffle anime, quelle espérance transporte les plus humbles enfants de notre pays.
Un grand poète a écrit : " A quoi rêvent les jeunes filles ". Il n'avait pas prévu -- il ne pouvait pas prévoir -- dans le merveilleux développement d'une science nouvelle, ce rêve féminin d'azur, d'espace, d'héroïsme peut-être.
Pauvre fillette de dix-huit ans, charmant oiseau aux ailes mortellement blessées, qui rêva d'une escalade de titan ! Devant ce funeste dénouement, les yeux se remplissent de larmes, mais il s'y mêle quelque orgueil. C'est en France -- en France seulement -- que les enfants meurent comme des hommes.
Notre patrie reste celle des volontaires du péril. La glorieuse tradition est conservée. A tout appel de dévouement les cœurs battent, les têtes se dressent. Moins féconde, hélas ! que les autres, notre race reste inépuisable dans son insouciante intrépidité. Aucune n'est aussi prodigue de son audace, et c'est toujours, suivant la belle expression d'un historien, " de son sang versé à flots qu'elle fait la besogne de l'humanité ".
Elle a ambitionné, elle a trop rapidement conquis la première place dans le martyrologe de l'aviation. A ceux qui affectent de plaindre ou de railler " notre décadence ", nous n'avons qu'à répondre : " Comptons les tombes ". Notre part défie toute comparaison. La liste funèbre est terriblement mais triomphalement éloquente.
Je voudrais qu'on pût la graver toute entière sur un monument d'airain. C'est un devoir national trop longtemps différé. Une colonne de la reconnaissance publique à ceux que l'air a trahis et que la terre a brisés..., une colonne au cœur de Paris, et que toute la France saluerait !
Car c'est avec le respect, c'est avec le culte du passé qu'on prépare l'avenir. Le nôtre s'avance avec une telle rapidité que la raison en est confondue. En trois ans quels prodiges ! Mais en trois ans quelle hécatombe ! Et c'est l'hécatombe qui a préparé les prodiges.....
L'aéronautique est la chambre inespérée de réconciliation internationale. Déjà elle domine les frontières, et demain, elle peut en faire tomber les redoutables barrières. Elle menace les suprématies de fer et d'acier. Elle planera bientôt au-dessus des forteresses. Elle abritera sous ses ailes le droit sacré de la défense.
Elle intimidera les agressions : elle en aggravera tout au moins les risques, elle en paralysera l'insolence. Elle obligera les artisants de trouble et de conquête à regarder, plus haut que leur ambition, la justice du ciel.
N'est-ce donc rien pour la paix du monde ?.....
A ceux qui sont morts, ou qui vont mourir pour cette noble cause, aux martyrs de cet idéal, la démocratie doit l'hommage d'une gratitude attendrie. La défiance qui les outrages est inepte et impie.
Lucien MILLEVOYE.
Peut-on trouver une page plus sublime, au souffle plus puissant pour honorer non seulement cette héroïque Enfants de l'Aube, mais aussi pour glorifier tous ceux qui sont tombés, victimes d'un même idéal, pour notre France éternelle ?
Puisse la prédiction qu'elle renferme devenir une réalité et qu'un jour s'opère, par l'aéronautique, la réconciliation des peuples.
A Troyes, les obsèques de Suzanne Bernard
Venue d'Etampes (1), le mardi soir, dans un fourgon spécial, la bière massive aux trois enveloppes de sapin, de plomb et de chêne, fut transportée hier matin à l'église Saint-Jean. On la dépose, non loin du porche monumental, dans la chapelle ardente aménagée pour la recevoir et tendue de draperies blanches, au milieu des cierges, des couronnes et des fleurs.
Dès neuf heures et demie, la foule arrive. Chacun éprouve le désir de s'incliner, avec une admiration éplorée, devant la glorieuse victime. On songe, de même, aux malheureux parents abîmés dans une douleur sans nom. Des hommes pleurent enserrant d'une étreinte fébrile la main moite du père; quant aux femmes, elles se jettent au cou de Mme Bernard et, la gorge pleine de sanglots, mêlent leurs larmes aux siennes. Ce défilé est long et poignant.....
Puis, le clergé s'annonce et procède à l'enlèvement du corps. Dix camarades de la morte tiennent les cordons du poêle; les drapeaux saluent bas, et, tandis que l'officiant psalmodie les versets de la supplique rituelle à la miséricorde divine, une indéfinissable tristesse poigne les assistants.
Tant que dure l'office règne le plus profond silence, coupé parfois d'un halètement sourd. Voici l'absoute, la sortie, le corbillard...
Dehors, une multitude se trouve massée. Moins par curiosité que pour rendre à Melle Bernard les suprêmes honneurs, le public est accouru des quatre coins de la ville. Il y a, sans exagération, plusieurs milliers de citoyens qui garnissent les trottoirs des rues Molé, de l'Hôtel-de-Ville et de la République.
Un important cortège se forme. Il comprend, dans l'ordre de marche, les chefs des sociétés, les drapeaux, les Sauveteurs de la Croix Rouge, l'Association générale aéronautique, le Club aéronautique de l'Aube, l'Avenir Troyen, l'Etoile, la Légion Etrangère et le Délégué de la Ligue nationale aérienne, le clergé, le corps, la famille et une nombreuse suite.
Lentement, on s'achemine vers le cimetière, et là, dans une allée transversale, le douloureux cortège fait la halle suprême. M. Boivin, aviateur et délégué de l'Association générale aéronautique prononce alors ces quelques paroles. Il dit, tremblant d'émotion :
" Mesdames, Messieurs,
" Au nom de l'Association générale aéronautique et de mes camarades du Club aéronautique de l'Aube, j'ai le pénible devoir de dire un dernier adieu à notre chère petite amie, Suzanne Bernard.
" Il me souvient du plaisir qu'elle montra à recevoir le baptême de l'air dans notre ballon l'Aube. Je songe également à la grande joie que j'éprouvais moi-même lorsqu'au meeting de Saint-Lyé, je vis se dessiner irrévocablement sa vocation d'aviatrice.
" Elle est tombée, hélas, au champ d'honneur du progrès, en inscrivant son nom au Livre d'Ordu Martyrologe de l'Aviation. Nous autres, aviateurs civils et militaires, conserverons son image gravée dans le cœur....
" Adieu, chère Suzanne, adieu ! "
L'émotion est à son comble. La douleur de Mme Bernard éclate avec tant d'acuité que des amis doivent arracher la pauvre femme à ce lamentable spectacle. Elles l'entraînent avec douceur, tandis qu'une dernière fois la foule défile devant le corps...
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(1) Extrait de " Dix ans de la Vie d'un Club ", par M. Joanneton.
Un ami de la Tribune de l'Aube, assez modeste pour ne pas signer son envoi, publia, à la date du 14 mars 1912, une pièce de vers dont les strophes sont pleines de vie et partent du cœur. La voici :
A Suzanne BERNARD
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Jeune reine des airs, étoile de la nue,
Victime dévouée au progrès conquérant,
Au pied de ton cercueil et sans t'avoir connue,
Je m'incline plus bas qu'en présence d'un grand.
C'est par soi que l'on vaut, et la grandeur se toise
Plus qu'aux dons de nature à l'héroïque effort,
L'échec de ton audace, alouette gauloise,
Ne saurait mettre un voile à l'éclat de tamort.
D'autres vont déclarant qu'il faut " vivre sa vie "
Et dans le seul caprice avoir son idéal;
A plus nobles emplois ton essor les convie,
Toi qui jusqu'à l'azur dressas ton piédestal.
" Plus haut ! Toujours plus haut ! " Ce fut là ta devise,
Fier concept où visait ta forte volonté,
Et qui malgré le sort pour toi se réalise,
Puisque, morte, tu vas à l'immortalité !
Nous te donnerons mieux qu'un triste mausolée;
Nous voulons réjouir ton âme et ton regard,
Quand des hauteurs du ciel, légère, heureuse, ailée,
Tu verras s'envoler le Suzanne-Bernard