La Substance du rêve (2020) – José Antonio Ramos Sucre

Titre · La Substance du rêve. Poèmes en prose (1912-1930)

Genre · Poésie

Auteur(s) · José Antonio Ramos Sucre

Préface de Gustavo Guerrero, introduction de François Delprat

Traduit par Philippe Dessommes, Michel Dubuis et François Géal

« L’une des langues poétiques, les plus resserrées et les plus authentiques que l’on trouve en ce siècle sur les deux rives de l’Atlantique » selon Adolfo Castañón, une « habileté inouïe [à manier] la langue commune » selon Eugenio Montejo : ses pairs ne manquent pas de superlatifs pour qualifier la poésie de José Antonio Ramos Sucre (1890-1930), poète vénézuélien pourtant très peu connu en Europe, dont cette anthologie présente la majeure partie de l’œuvre.

« J’écris l’espagnol avec une plume trempée dans le latin » disait lui-même le poète, qui rêvait de débarrasser le langage des « lourdeurs expiatoires de la langue catholique » pour en retrouver, par resserrement et concision, la « jouissance païenne ». Ses poèmes en prose sont des mises en scène courtes et rigoureuses, allant à l’essentiel, cherchant l’économie narrative maximale. Ce qui n’empêche pas Ramos Sucre d’ajuster son langage à la hauteur de sa pensée, à la gravité du thème. Ces récits courts sont autant d’énigmes, qui suggèrent plusieurs réponses à la fois, mais n’en offrent aucune.

Les personnages et les situations puisent fréquemment dans l’histoire et le mythe : on y croise des prêtres antiques, des courtisans chinois, des tribus amérindiennes, des hidalgos, des trouvères, des paladins... Il y a quelque chose d’Aloysius Bertrand chez Ramos Sucre, mais pas seulement. L’échec des commentateurs à placer le poète dans un courant littéraire précis reflète le caractère polymorphe de sa plume. D’aucuns le voient comme un moderne tardif, d’autres insistent sur ses liens avec le symbolisme et les préraphaélites, certains en font un précurseur du surréalisme ; en définitive, Ramos Sucre ressemble avant tout à Ramos Sucre.

Extraits

"Romance"

Quand déjà décline ma dolente jeunesse et que naît la nostalgie de ses premiers jours, le même amour revient qui convia ses élans matinaux.

Tu reviens à moi sur un replat de la vie, à un tournant de l’épaisse forêt, au moment où déjà ta beauté vacillante est un miroir éteint.

Tu conserves un port gracieux et le diadème triomphal de ta chevelure, relique de dons radieux et de blonds atours : pour quelle raison le teint des belles n’a-t-il pas le brillant du lac, affranchi des rigueurs du temps ?

Ces jours faits de douces heures et de songes bleutés sont des oiseaux fuyants dont le babil attriste le naute errant. Un retournement de fortune a mué en tristesse les ébats de la chaude matinée ; déjà la nuit dirige vers nous les roues silencieuses du char éburnéen et le soleil d’Occident, à ras des flots, dessine la tête du lion visible à l’horizon du désert ; un cygne endeuillé augure notre route et, de nouveau livrés au hasard, nous sommes les seuls voyageurs à bord du vaisseau portant notre idéal défunt.

"Le Sédentaire"

Dans le petit matin d’ambre, la chauve-souris attardée rentre à la tour sacrilège de Faust. L’oiseau réprouvé par Moïse revient des cachots où il a appris le thrène des prosélytes du mal. Il envahit l’écritoire par l’ogive fidèle à la lune déserte et insuffle le soubresaut de la vie à l’apparence d’un homme, prodige des arts mécaniques.

Faust domine sa stupeur et adresse une poignée de terre au volatile sinistre, usant de son pouvoir de géomancien. Il conjecture la perte de son âme pour l’éternité en examinant la dispersion de la poussière sur le tapis de sa table.

"Le Mandarin"

J’avais perdu la faveur de l’empereur de Chine.

Je ne pouvais m’adresser aux citoyens sans les avertir explicitement de ma dégradation.

Un rival m’avait accusé de m’être soustrait à la visite de mes parents quand ils avaient fait tinter la clochette placée à la porte de ma chambre d’audience.

Mes serviteurs en avaient refusé l’accès à ces deux vieillards caducs et édentés, et ils les avaient chassés à coups de bâton.

Je me suis prosterné aux pieds de l’empereur comme il descendait dans son jardin par l’escalier de granit. J’ai recouvré sa faveur en comparant son visage à celui de la lune.

Il m’a confié la pacification et le gouvernement d’un district lointain où étaient survenus des désordres. J’ai profité de l’occasion pour prouver ma fidélité.

La misère avait causé le soulèvement des natifs. Ils agonisaient de faim en compagnie de leurs chiens furieux. Les femmes abandonnaient leurs petits enfants à des porcs horrifiants. Impossible de défricher le sol sans provoquer l’émanation ni la diffusion de miasmes pestilentiels. Ces êtres pleuraient à la naissance d’un enfant et ils épargnaient scrupuleusement pour acheter un cercueil.

J’ai rétabli la paix en décapitant les hommes et en vendant leurs crânes comme amulettes. Mes soldats coupèrent ensuite les mains des femmes.

L’empereur m’a honoré de sa visite, il m’a fait monter de quelques degrés dans sa faveur et il m’a promis la perte de mes émules.

Il a eu un sourire heureux en regardant les bras des femmes changés en bâtons.

Les filles de mes rivaux sont parties mendier sur les chemins.