Rhodesia express extrait

Ignacio Padilla, Rhodesia express (extrait)

Antipodes et le siècle, Lyon, À plus d'un titre, 2010

Des cinq officiers qui survécurent à la campagne du Zambèze, seul le colonel Richard L. Eyengton cultiva la rancœur nécessaire pour revenir un jour à Salisbury. Pourtant vieux et affaibli par la malaria, Eyengton consentit volontiers à prendre la direction de la Rhodesian Railways. Il jura même de se tirer une balle au beau milieu du fumoir de l’hôtel Prince Albert si ses trains ne circulaient pas avant trois mois avec la même ponctualité que la ligne Londres-York. En ville, bien sûr, il ne manqua pas d’esprits médisants pour voir dans ce pari une extravagance sénile, mais nul n’osa douter de la parole d’un homme visiblement prêt à tout pour reprendre à cette terre le lourd tribut payé jadis par les troupes de Sa Majesté.

Un mois exactement et son content d’injures, de raclées disciplinaires et de trajets innombrables suffirent au colonel Eyengton pour que ses trains rivalisent dignement avec les chemins de fer anglais. Un temps, les journaux se mirent à encenser l’efficacité du vieux militaire, l’élevant au rang de parangon pour les générations à venir. Mais le colonel ne répondit à tout cela que par un sourire mi-sanguin, mi-complaisant, car ce n’était là, après tout, que le miel d’une vengeance nourrie des innombrables nuits de pénurie, des moustiques et des toits de paille qui avaient marqué sa jeunesse africaine.

Cependant, la saveur de la gloire si facilement atteinte par le vieil officier ne devait pas longtemps flatter son palais car, deux semaines seulement avant la date qu’il avait lui-même fixée pour son immolation, la ligne Lusaka-Salisbury commença à présenter des retards de cinq à dix minutes. Rien ni personne n’expliquait une irrégularité aussi dramatique : les trains partaient à l’heure de la gare de Lusaka et suivaient le Zambèze à toute allure, pour parvenir irrémédiablement en retard à destination.

Traduction : Mélanie Debiais-Thibaud