Les Colleuses

On entend des bruits de pas, des pots qui s’entrechoquent

-Vite, passe moi la colle!

-Attends c’est pas droit là


Des jeunes femmes s’activent dans la nuit alors que dort tout Paris


-Les filles, y’a nos copains qui arrivent

-Oh non déjà?

-Oui, on peut dire qu’ils sont beaucoup plus rapides pour les collages que quand on les appelle pour violence conjugales


Une voiture tourne au coin de la rue. On entend un crissement de pneu, le véhicule s’arrête, et trois ombres se dessinent devant les phares à la lumière crue.


-Bonsoir! une voix sympathique

-Bonsoir! en choeur

-Ce n’était pas vous la dernière fois, si?

-Non, non

-Une femme, brassard au bras, ton autoritaire: Bon, il va falloir enlever l’affichage d’accord? Tout de suite. Et vous serez verbalisées pour le collage


Une jeune fille chuchote à une autre

-On en aura pour combien cette fois à ton avis?

-Entre 60 et 135 euros par colleuse je pense

-La cagnotte sera bientôt vide à ce rythme là!


Pendant ce temps là, la discussion entre le groupe de jeunes femmes et les officiers de police continue, on cherche à connaître les raisons de cette arrestation impromptue


-La policière autoritaire: Vous vouliez me poser une question Mademoiselle?


Une jeune adolescente prend la parole d’une voix hésitante

-Euh oui, pour l’affichage, si on refuse de l’enlever il se passera quoi?

-Il faudra faire à nouveau un appel et à ce moment là, ce sera à l’officier de police judiciaire de prendre une décision

-D'accord. Et pourquoi vous saisissez notre matériel? Ce ne sont pas des armes ou quoi que ce soit... On ne fait rien de dangereux pour la société


-Ça contribue à l'affichage.


Pas d’autre explication que cette phrase


-Des feuilles de papier A4, c’est criminel?

-Je ne discute pas plus avec vous, Mademoiselle.

-Non c’est Mme. En 2019 en France, 146 femmes ont été assassinées par leur conjoint dont plusieurs avaient déposé plainte. Elles n’ont pas été entendues par la police.

(Il faut en effet savoir qu’en France, 1 086 femmes ont été victimes d'homicide entre 2015 et 2018, selon les données de l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales. En 2019 on recense 146 féminicides, soit une augmentation des cas de 21 % par rapport aux cas recensés en 2018.

Proportionnellement à leur population, les régions ultramarines (Guadeloupe, Guyane, Martinique, Mayotte et La Réunion) sont les plus exposées aux homicides. Entre 2015 et 2018, on comptait 70 femmes tuées, soit 1,56 cas pour 100,000 habitants contre 0,63 cas pour 100,000 habitantes en Île de France.


Quelle reconnaissance juridique ?


C’est en Amérique latine qu’a été introduit pour la première fois le terme de féminicide dans le code pénal avec la convention de Belém do Para en 1994.


En Europe, le mouvement est plus limité. En 2014, un rapport de la commission des droits des femmes au Parlement Européen “appel[ait] les Etats membres à qualifier juridiquement de féminicide tout meurtre de femme fondé sur le genre et à élaborer un cadre juridique visant à éradiquer ce phénomène”. Cependant, en France le terme de “féminicide” n’a toujours pas de signification juridique officielle.)

-Je vous ais juste dit que j’allais saisir votre matériel, je suis l’ordre de mon OPJ [Officier de Police Judiciaire], c’est comme ça. Si vous n'êtes pas d’accord vous ferez ce que vous avez à faire: un recours, c’est tout ce que j’ai à vous dire


Les policiers s’en vont. Arrivent les officiers. Ils se mettent à arracher les lettres fraîchement collées. Le sol est jonché de papier. On a réduit en miettes les revendications des jeunes révoltées. On leur a volé leur seule arme: les mots.


-Alors c’est jouissif de décoller les messages collées contre les violences faites aux femmes?

-Vous êtes complices de ce système que l’on dénonce

-Les officiers, amusés: C’est ça, vous attendez juste que l’on s'énerve.

-Comment??


Les officiers ont terminé, ils s’en vont après avoir lancé

-Mais si, c’est ce que vous faites. Allez, bonne soirée.


Une des jeunes colleuses s’en va

-Marguerite a l’air plus triste qu’en colère.

(Marguerite Stern, 29 ans, féministe

Son premier collage a lieu en février 2019 : "Depuis que j'ai 13 ans, des hommes commentent mon apparence physique dans la rue".

Pendant six mois, elle commence à coller d'autres messages seule, à Marseille, avant d'être rejointe par d'autres femmes. "L'idée, c’est aller dans l’espace publique en tant que femme, s’approprier cet espace, être dans une position de guerrière. Ces sessions de collages entre femmes permettent de créer une sororité assez forte.")

Le reste du groupe

-On recommence demain?

-Non ce soir.

-La nuit appartient aux femmes.

(L’OMS distingue plusieurs cas :


-le féminicide « intime », commis par le conjoint, actuel ou ancien de la victime. Selon une étude citée par l’Organisation Mondiale de la Santé, plus de 35 % des femmes tuées dans le monde le seraient par leur partenaire, contre 5 % seulement des meurtres concernant les hommes


-les crimes « d’honneur » : lorsqu’une femme accusée d’avoir transgressé des lois morales ou des traditions — commettre un adultère, avoir des relations sexuelles ou une grossesse hors mariage, ou même avoir subi un viol — est tuée pour protéger la réputation de la famille. Le meurtrier peut être un homme ou une femme de la famille ou du clan


-le féminicide lié à la dot, en particulier en Inde, lorsque des jeunes femmes sont tuées par leur belle-famille pour avoir apporté une somme d’argent insuffisante lors du mariage


-le féminicide non intime, crime qui implique une agression sexuelle ou dans lequel les femmes sont explicitement visées. Les exemples les plus fréquemment cités sont les centaines de femmes tuées durant de nombreuses années à Ciudad Juarez, au Mexique, ou la tuerie antiféministe à l’Ecole polytechnique de Montréal en 1989.)

Aïda Tijani