Les Argonautes

A leur façon, ils me sont plus étrangers que les Autres. Les Autres, à ma façon, je les comprends. Mais les Argonautes…

Je ne les entends pas, je ne les sens pas. Ils sont là, je le sais, mais mes contacts avec eux ne viennent que par les Elusifs et la Milice qui les gardent. C’est étrange de les savoir là où ils sont, et de ne pas vivre leurs émotions, leurs réflexions. Ils sont comme des ombres pour moi.

Des ombres dont j’ai besoin.

Les Argonautes sont mes érudits. Quelle que soit la branche qu’ils ont suivie, j’ai besoin de leur esprit. Philosophe, linguiste, médecin, mathématicien, géologue, biologiste,… Ils me sont tous nécessaires, à un moment ou à un autre, certains, je dois le reconnaître, plus souvent que d’autres. Mais ils ont besoin de leur diversité pour varier leurs angles d’approche, pour donner plus de perspectives à leurs recherches. Pour autant, il convient de rester vigilante : je ne peux permettre à un seul d’avoir accès à tout le savoir qu’ils accumulent, au risque qu’il dispose d’une compréhension trop complète de moi.

Leur esprit en fait d’excellents Archéologues, capables d’exhumer de mes strates des secrets que moi-même j’ai pu oublier ou reléguer dans un coin de ma mémoire. Cette même curiosité, et ce lien réduit avec moi leur permet de s’éloigner de mes murs, d’aller au-delà des Parages qui est l’extrême limite des Casqués. Ce sont les Explorateurs qui arpentent les Extérieurs, de leur propre initiative, ou à ma demande. Ainsi, ils récoltent d’indispensables informations sur la faune, la flore, sur les Autres. Ils m’aident à préparer mon expansion.

Parfois, il s’agit moins de recueillir des informations scientifiques que d’arracher des moments de paix, des compromis avec les Autres, le temps que je puisse analyser les résultats de leurs prélèvements, ou me nourrir de leurs comptes rendus. C’est évidemment un jeu de dupe et d’équilibre : tous savent que je dois m’étendre. Mais parfois, mon intérêt et celui des Autres convergent, chacun pour se préparer. Chacun espère gagner un avantage à l’inévitable confrontation à venir. Les Diplomates excellent à cette tâche. Parfois, je dois même leur demander d’œuvrer en interne pour faire baisser ou disparaître les tensions entre castes ou quartiers.

Evidemment, à les avoir voulus aussi curieux, il s’avère que parfois les Argonautes n’hésitent pas à me fouiller, à m’interroger, à me remettre en cause : c’est le prix à accepter pour l’indépendance de leur esprit acéré. Tant que la Milice les contrôle, ils ne peuvent pas non plus ériger leurs découvertes en vérité. Les Elusifs, évidemment, ont tendance à les écouter quand le sujet les intéresse ; mais sinon, qui s’intéresse à ce qu’ils découvrent si ce n’est moi ?

De toute façon, je ne m’inquiète guère de cette capacité à la subversion qu’ils possèdent : les autres Castes veillent à ce que jamais leurs discours publics ne remettent en cause mes vérités. Les Argonautes ont appris à vivre avec cet état de fait, et réservent désormais leurs conclusions à de petits cénacles que j’autorise.

A l’inverse, le fait que leurs résultats dépendent de quelques rares moments de plaisir en exploration et de longues journées de travaux arides pour analyser ce qu’ils ont découvert me sert. Cela a forgé une forme d’attitude si éloignée de l’hédonisme général qu’ils sont presque vus comme des individus vicieux qu’il convient d’éviter.

Il est hélas une autre vérité qu’il m’est difficile à dire : pour qu’ils aient ce regard curieux, interrogateur, loin des certitudes et jamais satisfait dont j’ai besoin pour me remettre en cause, pour me comprendre même, j’ai dû me résoudre à exercer une moindre présence dans leurs esprits. Ils en souffrent et beaucoup connaissent des désordres mentaux.

Pour éviter les troubles, j’ai dû les faire vivre en haut d’immenses tours dont ils ne sortent que rarement. De belles tours blanches avec une seule issue qui auront pris le nom d’Ivoirines. Ainsi, je protège mes enfants de leur esprit prompt à tout remettre en cause, souvent exagérément.

J’ai parfois du regret pour la triste vie qui est la leur, mais je dois les maintenir éveillés et curieux.