Critique du chapitre 2
Dans le deuxième chapitre de L'Étranger, le lecteur accède à une description détaillée, presque heure par heure, de deux journées ordinaires dans la vie de Meursault : un samedi et un dimanche. Cette narration marque un contraste intéressant avec le récit des funérailles de sa mère dans le chapitre précédent. Pourtant, le ton demeure étonnamment constant : celui de l’indifférence. Ce parallèle stylistique est révélateur du message existentiel qu’Albert Camus cherche à transmettre à travers son protagoniste. Meursault se distingue par son attachement aux sensations physiques et aux détails concrets de son environnement, bien plus qu’à toute forme d’émotion conventionnelle ou de construction sociale du deuil.
Cette indifférence généralisée, même face à la mort de sa propre mère, s’étend logiquement à son quotidien. Camus utilise Meursault comme un vecteur de sa philosophie de l’absurde. Pour Camus, l’absurde réside dans le décalage entre l’aspiration humaine à la clarté et au sens, et le caractère irrationnel, silencieux et dénué de finalité du monde. Il rejetait l’idée d’un ordre divin ou d’une vie après la mort : pour lui, l’existence humaine était vouée à finir dans le néant. Dans ce contexte, les tentatives humaines de trouver un sens universel ou une consolation religieuse sont absurdes. Ce que propose Camus, c’est d’assumer pleinement cette absurdité, de renoncer à l’illusion d’un sens supérieur, et de créer une forme de sens personnel à travers nos choix et nos actes.
Ainsi, les attitudes de Meursault deviennent plus compréhensibles. La mort de sa mère ne l’affecte pas émotionnellement, d’autant plus que leur relation était distante et qu’il l’avait placée en maison de retraite faute de moyens pour s’en occuper. Il évoquera plus tard qu’« elle n’avait plus rien à [lui] dire ». Le fait qu’il reprenne immédiatement ses habitudes quotidiennes, en allant se baigner dès le lendemain de l’enterrement, témoigne de son attachement aux plaisirs simples : l’eau, le soleil, l’attrait physique de Marie. Meursault est motivé par des stimuli sensoriels directs, plutôt que par des réflexions introspectives ou des considérations sociales. Son récit est centré sur lui-même : au lieu de s’intéresser à la personnalité ou aux sentiments de Marie, il se focalise sur les effets physiques qu’elle provoque en lui, comme le contact de ses seins ou les battements de son cœur.
La réaction de Marie, qui s’étonne de la nonchalance de Meursault face à la mort récente de sa mère, révèle un décalage entre leurs visions du monde. Ce décalage est renforcé lorsque Meursault confond les dates : il dit que sa mère est morte « hier », alors que l’enterrement a eu lieu la veille et le décès un peu plus tôt. Cette imprécision peut laisser entrevoir une culpabilité diffuse, que Meursault écarte aussitôt, en cohérence avec sa conviction que la culpabilité est une invention sociale sans fondement réel dans un monde sans sens.
La relation entre Marie et Meursault, telle que décrite par Camus, est réduite à sa plus simple expression. Le film qu’ils vont voir est une comédie, ce qui pourrait sembler déplacé dans le contexte du deuil, mais l’intrigue du film importe peu — Meursault la qualifie de « trop stupide ». Ce qui compte pour lui, ce sont les sensations : les caresses, le corps de Marie, le sexe. Au réveil, ce n’est pas l’absence de Marie qui le dérange, mais le fait que ce soit dimanche, jour sans rythme ni routine. Il passe sa journée dans l’inaction, entre sommeil, cigarettes et contemplation, perturbé par le vide de cette journée sans repères fixes.
Il est parfois difficile de savoir si certaines images poétiques appartiennent à Meursault ou si elles traduisent la voix de Camus lui-même. Le style, parfois lyrique, suggère que sous l’apparente froideur de Meursault se cache peut-être une sensibilité enfouie, que le lecteur ne découvrira pleinement qu’à l’approche de la mort. En observant les mouvements du ciel, le va-et-vient des passants et les lumières du soir, Meursault prend conscience que rien n’a changé : un dimanche ordinaire s’est achevé, et la mort de sa mère n’a laissé aucune empreinte significative sur sa réalité.
Critique du chapitre 3
Le troisième chapitre approfondit la construction du personnage de Meursault comme figure de l’absurde. Son attitude face à son patron — notamment son incapacité ou son indifférence à indiquer l’âge exact de sa mère — illustre un détachement profond des normes émotionnelles et sociales. Il ne cherche pas à feindre le deuil ni à satisfaire les attentes, car pour lui, ces conventions n’ont pas de sens. Cela met en lumière son honnêteté brute, presque provocante, qui sera plus tard utilisée contre lui au tribunal.
Meursault n’éprouve pas d’intérêt réel pour son travail, mais il le fait mécaniquement, comme une habitude. Il suit les structures imposées sans les questionner, non par conformisme, mais parce que la rébellion, tout comme l’adhésion, lui semble également vide de sens. Il vit dans l’instant, accordant plus de valeur à des sensations corporelles simples (comme le soleil, la natation ou le sommeil) qu’à des ambitions ou sentiments abstraits.
À travers les figures de Salamano et Raymond, Camus crée des contrastes qui soulignent davantage la singularité de Meursault. Salamano est attaché à son chien d’une manière conflictuelle et émotionnelle, illustrant une routine sentimentale malgré la maltraitance. Meursault, en l’observant sans juger, montre encore une fois sa neutralité émotionnelle. Raymond, quant à lui, agit de façon violente et manipulatrice, mais Meursault accepte de l’aider, non par loyauté ou croyance morale, mais simplement parce qu’il n’y voit pas d’inconvénient pratique — et qu’il préfère recevoir un repas que se poser des questions éthiques.
Camus utilise ces interactions pour montrer que Meursault, bien qu’étranger aux normes humaines classiques, n’est pas nécessairement immoral — il est amoral. Il n’a pas encore appris à transformer la conscience de l’absurde en liberté ou en révolte. Ce chapitre prépare ainsi le terrain pour sa future condamnation et annonce l’isolement social croissant du personnage face à une société qui exige des justifications affectives là où lui ne voit qu’un présent dépourvu de sens.