Enseigner les langues vivantes étrangères à l’école primaire : enjeux et pratiques de classe à Mayotte

Le projet de recherche INCLYLANG (INCLusIon des LANGues) et les JRPP (Journées de Rencontres Professionnelles Plurîlingues) sont consacrés spécifiquement à l’enseignement et à la formation des Langues Vivantes Étrangères (LVE) dans les écoles primaires de Mayotte. Ce projet de recherche, tout comme les journées de formation qui y sont associées, se fixent comme objectif central d’optimiser l’accompagnement des PES 1 et 2 (Professeurs des Écoles Stagiaires de première et deuxième année) et des T1 (Titulaires première année) dans leurs démarches progressives de professionnalisation en didactique du plurilinguisme et de l'interculturel.  


Le projet INCLYLANG et les JRPP ont donc pour mission de développer la recherche et la formation en didactique des langues au CUFR (Centre Universitaire de Formation et de Recherche) et sur le territoire insulaire de Mayotte. En ce sens, ces deux initiatives, qu’elles soient à dominante scientifique ou formative, s’inscrivent dans une réflexion plus globale sur la politique d’enseignement linguistique au CUFR et sur les recherches liées au plurilinguisme qui y sont menées. Le projet INCLYLANG entre d’ailleurs en résonance avec le thème IV de la Commission Recherche du CUFR « Écoles, éducations, formations et sociétés en contextes » auquel sont rattachés plusieurs travaux du DSE (Département de Sciences de l’Éducation) qui analysent l’évolution de l’école mahoraise et proposent des formes d’ingénierie de formation contextualisées au territoire (Mori 2021 ; Priolet 2021; Dureysseix 2022). Le projet INCLYLANG et les JRPP s’inscrivent  également  dans le volet recherche du  pôle LANSAD (enseignement des Langues aux Spécialistes d’Autres Disciplines, créé en 2022 au CUFR) dont la  mission  consiste notamment à intégrer les travaux des enseignants-chercheurs qui portent, d’une part, sur les caractéristiques linguistiques et interculturelles de l’île de Mayotte (spécificités multilingues et multiculturelles) et, d’autre part, sur les approches didactiques en langues et cultures sur le territoire mahorais.


La récente création du service LANSAD témoigne d’une dynamique de l’institution universitaire dans la prise en compte et la valorisation des langues vivantes à Mayotte. Ce développement du CUFR entre en écho avec la loi du 12 mai 2021 relative à la protection et à la promotion des langues régionales qui, sur le territoire historiquement et socialement multilingue de Mayotte, implique la reconnaissance au plan national des langues parlées localement (shimaore, kibushi). Les initiatives de la Chambre de Commerce et d’Industrie (existence d’un Centre d’Étude de Langues) et du Conseil Départemental (projet d’un Institut des Langues et Civilisations de Mayotte) rendent compte d’un volontarisme politique local en la matière. 


Cette forte dynamique du territoire dans la prise en compte des langues régionales est indicatrice de tendances réflexives nouvelles :  l’attention est désormais portée sur les moyens qui peuvent être mis en œuvre pour valoriser le patrimoine linguistique et culturel de Mayotte, pour que le locuteur/scripteur mahorais puisse communiquer et avoir une vie relationnelle et sociale épanouissante, en utilisant concurremment les langues et les cultures dont il dispose dans son répertoire langagier. Aussi, l’enseignement des langues à Mayotte est-il particulièrement concerné par cette approche plurilingue, à commencer par les bases qui se posent dès l’école primaire, dans un système scolaire qui évolue le mieux par les racines. L’enseignement de toutes les langues, quel que soit leur statut (les Langues Vivantes Régionales (LVR) et les Langues Vivantes Étrangères (LVE)) − en articulation à l’étude de la langue de scolarisation française – peuvent alors s’envisager comme un continuum, et ce avec d’autant plus de force et de légitimité que ce chantier de réflexion est une conséquence de l’évolution politique et culturelle récente de Mayotte, département français depuis 2011. Dans cet élan, l’esprit du projet INCLYLANG et des JRPP constitue un des maillons de la chaîne dont l’ambition est de rendre au plurilinguisme mahorais ses potentialités critiques :  il s’agit là d’un effort collectif pour, d’une part, accentuer la prise en charge qualitative de l’enseignement de toutes les langues, et d’autre part, promouvoir une meilleure connaissance de ce département ultramarin au sein de la République Française, mais aussi à l’international.


Enfin, le projet INCLYLANG et les JRPP ont pour mission de renforcer les liens existants entre le DSE, chargé de la formation initiale des PES 1 et 2 en didactique des langues, et le Rectorat qui s’occupe quant à lui du suivi des enseignants sur le terrain (formation initiale, continuée et continue). Ce travail de formation collaboratif vise à promouvoir le développement d’une éducation plurilingue et interculturelle (Beacco & Coste 2017) tournée à la fois vers les spécificités linguistiques et culturelles du contexte local et régional et la découverte d’horizons sociolinguistiques plus lointains. En effet, le rôle de l’école, à Mayotte comme ailleurs, consiste à ouvrir les élèves vers l’extérieur pour les préparer à la mobilité internationale afin qu’ils puissent, le moment opportun, explorer les zones géographiques correspondantes à la LVE étudiée (zones anglophones, arabophones, hispanophones) et vivre des expériences sociales qui les confronteront à l’altérité (Cicchelli 2012 ; Coste & Cavalli 2015). L’un des enjeux de l’enseignement des langues vivantes à Mayotte consiste donc à trouver le point d’équilibre entre des pratiques pédagogiques contextualisées et des pratiques d’incitation à l’ouverture pour que les élèves puissent aussi changer de paradigmes linguistiques et culturels. La formation en didactique des langues et des cultures sur le territoire insulaire de Mayotte a pour mission d’amener progressivement les enseignants à réfléchir au dosage adéquat leur permettant de prendre appui sur les langues maternelles des élèves (socle de leur apprentissage langagier), sur les particularités de leur univers culturel (socle de leur identité) tout en les invitant à voyager vers d’autres sphères et à trouver d’autres points d’ancrage … 


Engagée dans le développement d’une éducation plurilingue dès le plus jeune âge, l’Éducation Nationale promeut l’éveil à la diversité linguistique et l’enseignement d’une langue vivante étrangère singulière, dès l’école maternelle (voir à ce sujet la note de service n° 2019-086 du 28-5-2019). Pourtant, cette tâche est loin d’être aisée pour le professeur des écoles qui enseigne cette langue en contexte hétéroglotte et qui doit amener l’élève à devenir progressivement un utilisateur élémentaire de la langue cible à la fin du cycle 3. En effet, plusieurs difficultés se présentent à eux : souvent inquiets par leur niveau de maîtrise linguistique incertain, les PES2 et les T1 esquivent parfois les séances de LVE. Les enseignants novices sont par ailleurs décontenancés par la polyvalence des savoirs disciplinaires à enseigner : ils se polarisent  sur l’enseignement-apprentissage des savoirs fondamentaux (qui nécessitent en effet  un investissement important) et privilégient, bien sûr, la prise en charge des élèves allophones nouvellement arrivés qu’ils doivent accompagner expressément dans la maîtrise de la langue de scolarisation française. Ainsi, pris dans le tourbillon des tâches et des priorités professionnelles, les enseignants débutants ont parfois tendance à remettre aux calendes grecques l’enseignement des LVE qui n’est pourtant pas concurrentiel avec l’enseignement des fondamentaux, dès lors que l’on pense ces différentes approches de façon articulée .


Lorsque les PE suivent leur feuille de route institutionnelle et mettent en place, comme il se doit, des séquences de LVE, plusieurs écueils peuvent être rencontrés dans leur parcours de professionnalisation : réticence à plonger les élèves dans un univers  linguistique  immersif  qui risquerait, supposément, d’accroître leurs difficultés d’apprentissage, tiraillement entre l’usage de l’oral (prescrit) et de l’écrit (auxiliaire),  problème pour se départir du manuel scolaire et pour se constituer des outils didactiques appropriés, etc. Force est de constater, par exemple, que de nombreux professeurs qui enseignent l’anglais et l’espagnol ont une forte propension à utiliser des supports clefs-en-mains et à orienter tout de go leur pratique vers des situations d’apprentissage liées aux contextes socioculturels britanniques, nord-américains et à quelques contextes hispaniques (ceux de l’Espagne principalement). Cette focalisation restreinte ne permet aux élèves ni de se familiariser à la notion de variation linguistique (Moreau 1997 ; Gadet 2003) ni de s’ouvrir à la diversité des contextes culturels associés à la langue étudiée. La formation initiale et continuée gagnerait à interroger ces pratiques pour que les enseignants novices puissent mieux diversifier leurs approches, en contextualisant plus souvent leurs enseignements à l’environnement régional, en se référant par exemple aux pays anglophones africains ou à l’usage de l’anglais à l’île Maurice. 


Pour remédier à toutes ces difficultés pédagogiques rencontrées sur le terrain, le volume horaire consacré à la formation initiale en didactique des LVE au CUFR (20 heures pour les deux années MEEF 1 et 2) n’est pas suffisant pour préparer les futurs PE à la compréhension des enjeux de cet enseignement et à la méthodologie permettant d’élaborer des séquences pédagogiques adaptées aux spécificités des jeunes apprenants étudiant sur le territoire mahorais.  


En corrélation avec le projet INCLYLANG et en appui aux enseignements dispensés aux professeurs des écoles stagiaires du parcours MEEF premier degré, les JRPP ont donc pour objectifs de réaffirmer la place et le rôle de l’enseignement des LVE dans les programmes scolaires pour veiller au développement du répertoire langagier de l’élève plurilingue et pluriculturel. Il s’agit également de sécuriser les enseignants novices sur la faisabilité de leur mission : pour qu’ils prennent davantage confiance dans l’utilisation de la langue cible en classe et dans la mise en œuvre concrète de leurs séquences pédagogiques. Ce faisant, les JRPP proposent des pistes pour promouvoir des démarches pédagogiques plus innovantes et intégrées, impliquant notamment la mise en synergie des LVE et des disciplines scolaires tout au long des cycles d’apprentissage (enseigner l’EPS, et/ou l’éducation musicale en y intégrant partiellement l’arabe, par exemple). 


Ces deux journées de Rencontres Professionnelles Plurîlingues sont donc l’occasion d’engranger une réflexion didactique sur les liens étroits qui peuvent être tissés entre les langues et cultures maternelles des élèves, la langue de scolarisation française et la langue et culture étrangère enseignée : ceci afin de proposer aux apprenants des démarches d’enseignement linguistique et disciplinaire plus unitaires, voire holistiques, qui les amènent, chaque fois que nécessaire dans leur quotidien d’élève, à switcher d’une langue à l’autre et à construire des passerelles interculturelles. En bref, il s'agit de passer d'approches didactiques parallèles et souvent cloisonnées à une approche transversale, à une didactique inclusive du langage et des langues à l'école primaire (Kervran 2006, 2008, 2011).